Franchement, ne vous emmerdez pas avec les détails du supposé scandale de la viande de cheval. Tous les grands acteurs du dossier – ministère de l’Agriculture, ministère de la Consommation, FNSEA, industriels de la bidoche – ne songent qu’à une chose : éteindre le feu. Ce qui menace encore, après tant d’autres crises majeures dont je vous épargne la liste, c’est la crise systémique, l’effondrement des marchés, la panique, la banqueroute de certains. Don, éteindre. Depuis le début, l’opinion est baladée par les pouvoirs, de concert avec des médias pressés, qui n’ont ni le temps ni l’énergie de comprendre quoi que ce soit.
Deux méthodes sont à l’œuvre. D’abord la très classique recherche d’un bouc émissaire crédible. Vous aurez remarqué qu’on a commencé par pointer du doigt ces vilains Roumains, qui ne pouvaient guère se défendre. Cela n’a pas suffi. On a donc attaqué un trader néerlandais, mais cela n’a pas marché. On s’en prend donc aujourd’hui à une entreprise « française », Spanghero. Notez qu’on est passé du lointain – la Roumanie – à l’Europe proche, mais encore étrangère, et aujourd’hui à notre beau pays. C’est qu’il y a le feu au lac.
On verra si la fable plaît, mais il faut ajouter un autre ingrédient à la mise au pilori du mauvais bouc. Et c’est l’annonce de contrôles renforcés. On est responsables, on tend ces petits muscles bleu blanc rouge, et face à une industrie de la bidoche mondialisée, financiarisée, délocalisée, en fait incontrôlable, on crie : halte là. À l’ancienne, façon gabelous suant sous le képi. La mise en scène est moyenne, mais elle reste goûteuse.
Seulement, que se passe-t-il derrière le rideau de scène ? Eh bien, des communicants d’agences spécialisées, spécialistes des situations de crise, viennent conseiller, briefer les ministres et leurs conseillers. Ces visiteurs du soir ou de l’après-midi sont aux commandes du spectacle en cours. Je vous mets en ligne ci-dessous un extrait de mon livre Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde (éditions Les liens qui libèrent, et en édition de poche chez Babel). Est-ce de la pub ? Essentiellement, non. Mais j’ai quand même le droit de dire que c’est un bon livre. Vous allez voir.
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En février 2008, invité par le magazine Stratégies (n°1490) à commenter une campagne de publicité, ce grand communicateur émet une sentence qui fait trembler le monde : « Attention aux démarches un peu trop liées à une finalité commerciale. » Serge Michels sait de quoi il parle, car cet ingénieur de formation mène discrètement une carrière exemplaire. Entre 1991 et 1996, il a été l’un des cadres supérieurs de la grande association de consommateurs UFC-Que Choisir. Il y était chargé entre autres des fameux essais comparatifs, qui tétanisent régulièrement la grande industrie. « Et puis, un jour, raconte un ancien collègue, il a demandé un congé pour création d’entreprise, mais on ne l’a jamais revu. » Jamais ? Jamais.
Toutefois, Serge Michels n’a pas disparu dans le triangle des Bermudes. Peu de temps après avoir quitté l’UFC, il crée Entropy, une agence au service de l’industrie. Le saut de l’ange. Le début d’une vie totalement différente. Dès le mois de juin 2000, il peut répondre avec une grande assurance au journal Stratégies qui l’interroge sur la crise de la vache folle, alors en pleine acmé : « Pour le compte du Centre d’information des viandes, nous avons eu l’occasion d’analyser cette crise en nous plongeant dans les quelque 38 000 coupures de presse et les nombreuses vidéos qui ont couvert l’événement en 1996. Nous nous sommes aperçus que toute l’activité médiatique n’a pas porté sur les aspects scientifiques du dossier […] mais sur la chaîne des responsabilités […]. D’où l’importance d’avoir un outil de veille performant. »
Premier constat digne d’intérêt : Michels est un bon client du CIV, le grand lobby de la viande. Mais, dans le même entretien, il livre une autre information intéressante : « Nous avons ainsi conçu, avec le sociologue Claude Fischler, un modèle de prévision de l’acceptabilité des risques alimentaires. Ce modèle permet, pour chaque risque, de déterminer un score sur une échelle d’indignation afin d’apprécier la sensibilité du public et le risque de crise. » Ainsi donc, le sociologue Claude Fischler, très connu du public, travaillait dès avant 2000 pour le lobbyiste du lobby de la viande. Cela n’a rien de déshonorant ni de coupable, mais il faut considérer cela comme une information cachée. Une information d’importance. Nous y reviendrons.
En cette même année 2000, décidément fertile, Entropy devient la filiale « sécurité alimentaire » d’une vaste agence de lobbying, Protéines, née en 1989. Protéines ! Quel joli nom, et si bien trouvé ! L’agence pourvoit en effet à la bonne santé de l’industrie qui l’emploie. C’est un service, un grand service, une assurance contre les crises et les retournements de marché. Prenons l’exemple d’une affaire bien documentée qui commence le 9 janvier 2004. Ce jour-là, coup de tonnerre dans l’univers français de l’élevage de saumons. Voyons donc. La grande revue américaine Science publie un article intitulé « Global assessment of organic contaminants in farmed salmon ». Il y a de quoi couper l’appétit.
Les scientifiques ont retrouvé des concentrations inquiétantes de dioxines, PCB, dieldrine et toxaphène dans des saumons d’élevage européens. Davantage que dans le saumon sauvage. Davantage que dans les fermes d’élevage américaines. Mais ils ne s’arrêtent pas là et donnent des recommandations, ce qui change tout. « Consommer plus d’un repas mensuel à base de saumon d’élevage – soit 200 g environ – présente des risques cancérigènes », notent-ils, avant de réclamer un étiquetage clair du saumon vendu. La télé s’empare de l’affaire et, très vite, les ventes de saumon s’effondrent.
Il faut bien entendu réagir, ce que fait le lobby du saumon, en l’occurrence la Filière française poissons, coquillages (FFPC). Celle-ci organise dès le 15 janvier une conférence de presse où elle annonce un projet de plainte judiciaire contre les auteurs de l’étude américaine. Car il s’agirait de dénigrement à visée commerciale. L’affaire est on ne peut plus étrange, car nul ne conteste les résultats de Science. Pour cause : les chiffres sont vrais, comme on se doute. Le saumon d’élevage est bien truffé de résidus chimiques qui rendent sa consommation régulière très déconseillée. Mais le chiffre d’affaires, alors ?
Dans le saumon, tout est bon
Hasard heureux ou non, des organismes prestigieux volent en tout cas au secours des industriels du saumon. L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), la Commission européenne, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publient des communiqués qui se veulent rassurants. D’une manière ou d’une autre, tous évoquent une manipulation qui servirait la cause des Américains. Car, disent-ils, cette contamination du saumon est connue depuis longtemps. Du coup, où est, où serait le problème ? On n’insistera pas davantage sur ces étranges commentaires. D’évidence, l’affaire comporte sa part d’intoxication médiatique d’origine américaine. Mais nul à l’époque ne semble avoir remarqué une opération française d’une grande ampleur qui noie la presse nationale sous un déluge « argumentaire », clés en main et bien entendu favorable à l’élevage made in France. Qui est à la manoeuvre ? Serge Michels, qui connaît si bien les arcanes du contre-pouvoir consommateur.
Dès le lendemain de la diffusion du premier reportage télévisé, la FFPC a mandaté Protéines, l’agence pour laquelle travaille Michels, pour lancer une contre-attaque. Et une première réunion a lieu quelques heures plus tard qui rassemble pêcheurs, mareyeurs, poissonniers et représentants de la grande distribution. Michels présente ainsi son travail (Stratégies, n°1311) : « L’important était de mettre en place un discours unitaire. Nous avons récupéré l’étude, pour très vite nous rendre compte que les résultats étaient bons, et même conformes aux normes européennes, mais que l’interprétation était très orientée et le vocabulaire alarmiste. Les autorités sanitaires du monde entier se sont très vite ralliées à notre position, ce qui était rassurant.»
Le discours « unitaire » de Michels se déclinera ad nauseam dans d’innombrables journaux, tout heureux de se payer une « contre-enquête » à si bon compte. Quatre « arguments » frappants seront développés en boucle, parmi lesquels celui-ci : l’enquête américaine aurait été payée par « un trust américain lié aux intérêts de la pêche en Alaska ». Oui ? Non. Protéines a bien laissé fuiter quelque chose, dont aucun acteur ne se souvient clairement. Mais quoi, au juste ? L’un des financements de l’étude provient bien d’un trust, mais au sens juridique du terme, qui renvoie en la circonstance à la gestion en fidéicommis d’une fondation on ne peut plus transparente, The Pew Charitable Trusts.
Comme le dit Serge Michels, toujours dans Stratégies, « notre premier objectif était de communiquer avec les journalistes, de leur donner des éléments d’information par le biais de communiqués de presse, d’une conférence avec tous les représentants français et européens et d’un site Internet qui leur était exclusivement destiné ». On appréciera à sa juste valeur le mot « information » utilisé par Serge Michels. Et, quoi qu’il en soit, il faut bien parler d’un joli coup, qui sème dans les esprits une confusion telle qu’on la croirait voulue. L’alerte a été chaude, mais elle a été « gérée » de main de maître. Protéines aura en main d’autres questions très lourdes de crainte, dont l’épidémie de grippe aviaire. La grippe aviaire qui menace encore, à l’heure qu’il est, toutes les filières du poulet, de la dinde et du canard réunis !
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La suite est dans le livre.