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La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède

Le point de vue d’un électeur du Front de Gauche sur Chávez

Je ne peux résister à vous offrir cette tribune de Marc Saint-Upéry parue dans Le Monde avant la mort du glorieux Chávez (le 4 octobre 2012). Saint-Upéry est un altermondialiste bien connu dans ce milieu. Journaliste, traducteur, éditeur, essayiste, il habite en Équateur depuis longtemps et connaît très bien les gauches latino-américaines. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il a raison. Mais le propos ci-dessous mérite d’être lu, éventuellement une fois de plus.

Un antimodèle à gauche

LE MONDE | 04.10.2012

Par Marc Saint-Upéry, essayiste et traducteur

Présenter aujourd’hui l’expérience chaviste comme une inspiration pour la gauche européenne est tout simplement une escroquerie intellectuelle. Si l’on prétend débattre du Venezuela, mieux vaut ne pas substituer à une analyse sérieuse des demi-vérités propagandistes glanées lors de visites guidées dans les villages Potemkine du cirque bolivarien.

Observateur et militant sur le terrain des processus politiques et sociaux sud-américains depuis quinze ans, je suis aussi électeur du Front de gauche. C’est à ce double titre que je souhaite apporter mon point de vue. Bénéficiaire de la plus abondante manne pétrolière de son histoire, le Venezuela a engagé à partir de fin de l’année 2003 une politique de réduction de la pauvreté méritoire mais très problématique dans ses méthodes comme dans sa substance.

Elle se heurte depuis cinq ans à des limites intrinsèques tandis que persistent ou s’aggravent des problèmes aigus d’insécurité, d’inflation, de logement et de sous-emploi. Quant à la marche vers le « socialisme », signalons simplement que la part du secteur privé dans la formation du PIB vénézuélien a en fait augmenté sous les mandats d’Hugo Chavez.

Parallèlement à la décadence avérée des « missions » bolivariennes – brièvement revitalisées à coups de pétrodollars avant chaque élection -, ce qui fait défaut, c’est une véritable politique sociale articulée à une réforme cohérente de l’appareil d’Etat. Le social, au Venezuela, ce sont des opérations de commando extra-institutionnelles, sans horizon soutenable défini, parfois militarisées, ou bien directement gérées par un Etat étranger en échange de cadeaux pétroliers.

Nul besoin de prêter l’oreille à la propagande de la droite locale pour comprendre comment cette politique velléitaire s’inscrit dans la logique perverse du pétro-Etat vénézuélien. Dans un document datant de 2011, le Parti communiste vénézuélien, allié discrètement réticent d’Hugo Chavez, signale que non seulement « le modèle de capitalisme dépendant rentier et improductif dominant dans notre pays se perpétue, mais qu’il se renforce ».

On ne constate « aucun progrès en matière de diversification de l’économie » mais au contraire un grave approfondissement de sa dépendance – technologique et alimentaire en particulier – et le triomphe d’une bourgeoisie importatrice parasitaire. Les communistes vénézuéliens soulignent en outre que les initiatives économiques de type coopérative ou « entreprise de production sociale » promues marginalement par le régime ont « très peu de succès » – un euphémisme poli vu les désastres observables sur le terrain.

Dénonçant les dégâts de l’hyperprésidentialisme et l’absence totale « d’instances de direction collective « , ils décrivent l’Etat bolivarien comme « hautement inefficace », constatent une « intensification de la corruption » et déplorent, à côté d’avancées sociales partielles et fragiles, une véritable « régression en matière de planification, de coordination et de prestation d’une série de services publics fondamentaux ». Conclusion : « On ne peut plus occulter le fossé entre le discours « socialiste » de certains acteurs gouvernementaux et la pratique concrète du gouvernement, et la tension qui en résulte atteint un point critique. »

C’est le même diagnostic qu’émettent les nombreuses organisations politiques et sociales de gauche et les dizaines de milliers de militants progressistes honnêtes qui, ces dernières années, ont pris leurs distances à l’égard du processus bolivarien. Aussitôt traités de « traîtres » et d' »agents de l’Empire » par les sbires du régime, ils ont pourtant cent fois raison de dénoncer ses contradictions criantes et la culture politique ultra-autoritaire constamment réaffirmée par la voix de son maître : « J’exige la loyauté absolue envers mon leadership. Je ne suis pas un individu, je suis un peuple… Unité, discussion libre et ouverte, mais loyauté… Tout le reste est trahison. » (Hugo Chavez, janvier 2010.)

Résumons. Sur le plan social, aux efforts redistributifs des années 2004-2006 – passablement erratiques mais ayant eu le mérite de mettre la question sociale au centre du débat politique – a succédé une phase de stagnation liée aux gravissimes dysfonctions d’un Etat rentier colonisé par la boliburguesía (la « bourgeoisie bolivarienne »).

Sur le plan économique, on constate l’approfondissement vertigineux d’un modèle parasitaire, dépendant et corrompu que Chavez n’a pas inventé, mais dont il a porté à l’extrême tous les traits les plus néfastes. Sur le plan international, il y a longtemps que tout le monde sait en Amérique latine que, du fait de ses incohérences et de son histrionisme stérile, Chavez a perdu la bataille du leadership régional.

Le discours « anti-impérialiste » du régime, dont les relations pétrocommerciales avec les Etats-Unis sont excellentes, se résume à un soutien indéfectible et tonitruant à Mouammar Kadhafi, Bachar Al-Assad, Mahmoud Ahmadinejad ou Alexandre Loukachenko. Qui plus est, Chavez est pathétiquement dépendant des multinationales brésiliennes et mange dans la main de son « meilleur ami », le président colombien Juan Manuel Santos, allié crucial de Washington.

Au niveau des pratiques institutionnelles, le gouvernement de Chavez n’est certes pas une dictature, mais, pour prendre une comparaison européenne, sur un gradient d’autoritarisme manipulateur qui irait de Silvio Berlusconi à Vladimir Poutine, il est très proche dans ses méthodes et son esprit d’un régime comme celui de Viktor Orban en Hongrie.

Justice aux ordres, criminalisation des mouvements sociaux et du syndicalisme de lutte (les « affaires Tarnac » de Chavez se comptent par dizaines), incarcérations arbitraires, interdictions professionnelles, confusion systématique du parti et de l’Etat, mépris des mécanismes et des garanties définis par la Constitution bolivarienne, tolérance complice de la corruption dans les rangs du pouvoir et protection éhontée des nouveaux riches au service du régime, la liste des abus et des violations est copieuse.

Enfin, en termes d’éthique militante, Chavez et son parti croupion incarnent un modèle hyper-caudilliste caractérisé par ses tendances mafieuses et son charlatanisme idéologique. Malgré une érosion électorale constante depuis 2007, Chavez conserve suffisamment de capital charismatique pour gagner les élections, et les Vénézuéliens ont le droit de choisir leurs dirigeants sans ingérences extérieures ni campagnes de diabolisation. Mais sur le fond, le « modèle » bolivarien est exactement le contraire de ce à quoi devrait aspirer une gauche digne de ce nom.

© Marc Saint-Upéry

Marc Saint-Upéry est l’auteur du « Rêve de Bolivar : le défi des gauches sud-américaines » (La Découverte, 2007)

Thierry Jaccaud est d’un autre avis (sur le mariage pour tous)

Un jour comme aujourd’hui, il vaudrait mieux ne pas aborder le sujet, mais justement. Un jour comme aujourd’hui, il le faut. Thierry Jaccaud, rédacteur-en-chef de l’excellente revue L’Écologiste (ici), m’envoie un texte publié sur son blog (ici). J’espère qu’il ne m’en voudra pas, mais je tiens cet homme pour un ami. Telle n’est évidemment pas la raison de la reprise que vous lirez ci-dessous. Pour dire la chose sans détour, j’approuve ce texte à propos du « mariage pour tous ».

Je ne l’aurais évidemment pas écrit de la sorte, mais je le juge de grande qualité. Inutile de m’appesantir. Deux petits mots quand même. Un, il est désolant que la question de la filiation, fondamentale, fasse l’objet des habituelles éructations idéologiques. Il est encore heureux qu’on puisse défendre l’égalité, et considérer l’homophobie comme un racisme d’une part, et d’autre part contester ce qui est d’évidence une opération politicienne d’un gouvernement en perdition. Cette manière d’opposer supposés progressistes et soi-disant réactionnaires est un truc. Une pure et simple arnaque.

Deux, l’écologie telle que je la comprends est une révolution de l’esprit. Elle contredit l’hyperindividualisme qui est au fondement de notre société industrielle. L’individu aurait tous les droits. Celui de changer de machine toutes les vingt secondes, celui de tuer un cerf s’il en a le goût, celui de prendre l’avion plus souvent qu’il n’embrasse son fils, celui d’enfanter à 98 ans, celui de se voir greffer un deuxième cerveau et une huitième main, etc. L’écologie telle que je la pense est la découverte des limites. Y compris celles du désir. Y compris celles de sa satisfaction. C’est d’autant plus chiant que j’entends pour ma part rester sur le terrain de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Mais lisez Jaccaud.

Thierry Jaccaud

Le blog du rédacteur en chef de L’Ecologiste

La vérité pour tous

Le candidat Hollande promettait une « France apaisée » et l’arrêt des propositions « clivantes ». Mais le projet de loi de « mariage pour tous » déposé par le gouvernement fin 2012 a provoqué un profond clivage avec une redéfinition complète du mariage et de la filiation. En effet, contrairement aux Pays-Bas par exemple, le projet du gouvernement prévoit rien de moins que d’affirmer avec la force de la loi un mensonge sur la filiation.

Que disait la proposition 31 du candidat Hollande ? Dans son programme de 40 pages, cette proposition occupait à peine plus d’une ligne en seulement treize mots : « J’ouvrirai le droit au mariage et à l’adoption aux couples homosexuels. » Il ne s’agissait donc pas de modifier la définition ni du  mariage ni de la filiation. Sans autre précision, on pouvait penser qu’il s’agissait comme aux Pays-Bas de créer un régime particulier du mariage comprenant notamment l’adoption simple par deux conjoints homosexuels, c’est-à-dire sans effacer la filiation biologique. Bref, cela aurait ajouté des droits à une petite minorité sans rien changer à ceux de l’immense majorité des couples. Cela aurait donné un cadre juridique à une situation de fait : des enfants élevés par deux conjoints homosexuels. Mais le projet de loi du gouvernement propose l’adoption plénière, c’est-à-dire la suppression légale de la filiation biologique réelle de l’enfant !

De plus, le projet de loi ne concerne pas seulement le mariage homo. Il prévoit un changement radical de la définition du mariage et de la filiation pour tous. En effet, au lieu de définir le cas particulier de l’union homosexuelle, le gouvernement a choisi de redéfinir le mariage en général, en supprimant dans le Code civil des centaines de références sexuées : au père et à la mère, à l’époux et à l’épouse… pour les remplacer par des termes neutres comme « parent ». Il resterait bien de façon isolée les mots « père » et « mère », dans le titre VII du Code civil concernant la filiation, où la filiation biologique deviendrait… un cas particulier ! Le cas général de la filiation serait alors une filiation choisie et non plus une filiation biologique. Si la loi devait ainsi supprimer les notions de père et de mère, ce serait selon les psychanalystes Monette Vacquin et Jean-Pierre Winter une violence destructrice des liens entre les hommes et entre les générations.

Dans le cas particulier des unions homosexuelles, un enfant pourrait alors avoir officiellement deux mères (et pas de père) ou deux pères (et pas de mère) : le discours légal contredirait alors la réalité de l’existence de deux parents biologiques de sexe différent. Le conjoint du parent biologique se verrait qualifié de « parent », ce qui serait également contraire à la réalité biologique. Ce serait un mensonge anthropologique officiel incroyable dont on imagine aisément les ravages sur les enfants. Encore une fois, cela ne figurait pas au programme de François Hollande. Le projet de loi du gouvernement affecterait en premier lieu les enfants de familles homoparentales, mais aussi tous les autres enfants puisque le gouvernement prévoit d’enseigner cette nouvelle définition du mariage dès la maternelle au nom de la lutte contre l’homophobie. Bref, toute la société serait touchée.

D’ores et déjà, le premier enfant né en France en 2013, à Moulins dans l’Allier, a été présenté sans aucun recul par la presse locale comme ayant « deux mamans ». Deux mensonges en deux mots : mensonge direct car seule l’une des femmes est sa mère, et mensonge indirect par omission du père qui a été délibérément effacé – il s’agit d’un donneur anonyme, ce qui est aujourd’hui illégal en France. Nul besoin d’avoir fait de longues études de psychologie pour comprendre que l’enfant demandera très tôt où est son père et qui est sa « vraie » mère.  Faut-il donc rappeler avec Lacordaire qu’entre le faible et le fort, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère ? La loi qui organise la filiation biologique protège les enfants, elle doit être préservée !

Si le projet de loi devait être adopté, ce serait une négation sidérante de la nature, l’aboutissement consternant de notre société industrielle qui détruit la nature non seulement dans la réalité mais aussi dans les esprits. L’homme se prend pour un démiurge : nucléaire, OGM, nanotechnologies… sans jamais mettre la moindre limite à son action. « No limits », tel est le slogan des ultralibéraux qui définissent le nouveau politiquement correct. Dans la vaste entreprise de marchandisation du monde, toutes les règles sont ainsi progressivement éliminées. Que cette logique ultralibérale et ultraindividualiste se retrouve dans le projet de loi d’un gouvernement de gauche est affligeant.

Pourtant, il existe des solutions juridiques pour les couples homoparentaux, comme l’union civile avec un statut de beau-parent proposée par Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. Ce nouveau statut aiderait non seulement les quelques milliers d’enfants vivant dans des familles homoparentales mais aussi le million d’enfants vivant dans des familles recomposées. La lutte contre l’homophobie est une évidence. Le respect de la vérité sur la filiation des enfants n’est-il pas également une évidence ?

Thierry Jaccaud

Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)

Préambule indispensable : exceptionnellement, ce qui suit ne concerne pas la crise écologique. Nul n’est obligé de s’intéresser à Victor Serge, qui habite les hauteurs les plus élevées de mon Panthéon personnel. J’ai connu cet homme en 1971, lors que j’avais 16 ans. Je l’ai aussitôt aimé, avant de l’admirer. Qu’on se le dise : j’ai l’admiration bien rare. Mais Serge est clairement à part, et je lui dois d’ailleurs le nom de ce lieu imaginaire appelé Planète sans visa (ici). Je lui dois bien plus que cela. Je lui dois d’avoir choisi la liberté comme valeur conductrice de la vie humaine. Je lui dois d’avoir compris ce qu’est le vrai courage, moi qui n’ai (presque) jamais eu à en éprouver l’existence. Je lui dois l’exigence qu’on est en droit d’attendre des relations avec les autres humains. Je le salue souvent encore, dans le silence de ma tête, comme un père lointain, comme un frère réel.

Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.

Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables – parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Serge est né Viktor Lvovitch Kibaltchitch en 1890, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.

À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges – il est connu pour être un écrivain – le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.

Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.

Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.

Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.

Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.

Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais, Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : « Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée. Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu d’acier scintilant et virent au vert. »

Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant, davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter, était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans le siècle, est admirable.

Redisons calmement que Victor est un survivant. Le splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de 1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire que ces souvenirs sont poignants.

Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage – pour ma part, je suis sur la réserve – à ces révolutionnaires qui crurent dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».

Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste, Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein. Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».

Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19 ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de l’esprit avant tout – le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la manipulation, la violence – détruit à la racine l’espérance révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie – sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il ne renonce pas.

Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné. Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.

PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition impeccable.  Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.

PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez, responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot sur l’insupportable présence – pour moi – de Régis Debray en grand témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ». Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.

PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices les plus solides.

Mélenchon et les Indiens de Sarayaku (ode à la « révolution citoyenne »)

Pour Grego

Habitué aux sports de haute voltige, je vais commencer, moi qui ai conchié tant de fois Jean-Luc Mélenchon, par lui rendre hommage. Attention, c’est un saut périlleux arrière retourné, et je ne suis pas sûr de bien me rattraper. Roulement de tambour. Les paroles de Mélenchon dans Libération (ici) m’ont paru sortir du cadre habituel de la simple propagande. Cette dernière y était bien sûr, mais pour qui s’en tient aux mots, nul doute qu’il y avait là une petite musique intéressante.

En deux mots, Mélenchon y affirme que le tournant de son Parti de Gauche vers l’écologie n’a rien de tactique. Il s’agirait d’une conversion profonde et sincère. L’avenir, bien que présenté d’une manière nébuleuse, appartiendrait à la « règle verte », à la « planification écologique ». Certaines formules prêtent tout de même à sourire, comme : « Il faut cesser de produire et d’échanger dans des conditions telles que la capacité de renouvellement de l’écosystème n’y répond plus. C’est simple, ça se chiffre et ça se planifie ». Mais au total, allez, une mention passable. Inutile d’insister, à ce stade, sur le but à peine caché de faire disparaître, à terme, le parti EELV. Au reste, je m’en fous bien.

Où sont passés les textes de 1992 ?

Pour être honnête ou tenter de, signalons les 18 thèses pour l’écosocialisme proposées au débat dans le Parti de Gauche (ici, puis chercher un peu). J’ai lu, ce qui ne doit pas être le cas de tout le monde. Si je veux être (très) gentil, je dirai que c’est rempli de proclamations et de bonnes intentions. Un peu comme le programme du parti socialiste d’avant 1981, que défendait d’ailleurs, à l’époque, Mélenchon. On a vu. Les programmes de partis sont comme des promesses. Des mirages. Et si j’essaie d’être franc, j’ajouterai qu’il s’agit de vieilleries assez consternantes. Le mot écosocialiste, désolé de faire de la peine aux mélenchonistes, a été employé à de nombreuses reprises dans le passé, et a même été défendu avec clarté par la Ligue communiste révolutionnaire il y a de longues années.

Le pire n’est pas là : il n’y a aucune analyse de la situation réelle du monde. De la dislocation déjà entamée de nombreuses sociétés sous le coup de la crise écologique. On se croirait en 1970. On y est, d’ailleurs. La crise diabolique du climat, la crise sans limites apparentes de la biodiversité, la crise mortelle des océans, la crise planétaire des sols fertiles ne sont pas au tableau. En somme, les questions politiques les plus essentielles ne font pas partie de la discussion publique. Quel étrange parti écosocialiste.

Retour à Mélenchon. Il est important de savoir ce que ce politicien pense. Non pour lui, je l’avoue, mais à cause des gens, souvent d’excellentes personnes, qui croient en lui. Mélenchon, dans l’article de Libération évoqué, se vante de textes qu’il aurait écrits sur l’écologie dès 1992. Qu’il les publie donc, que l’on puisse rire un peu ! Ne remontons pas à Mathusalem, seulement au 22 octobre 2012. Ce jour-là, l’agence chinoise Xinhua publie une dépêche (ici, en français) qui résume un entretien que lui a accordé Mélenchon. Que dit-il ? « Je considère que le développement de la Chine est une chance pour l’humanité ». Une telle phrase, je pense, a le mérite de la clarté, mais comme elle m’a littéralement soufflé, j’ai cherché une confirmation. Les bureaucrates chinois, staliniens dans l’âme, avaient peut-être tordu le propos de notre grand Leader Écosocialiste ?

La croissance chinoise est une chance pour l’humanité

Eh bien non. Le 28 octobre 2012, Mélenchon était l’invité de Tous Politiques sur France Inter (ici), et y parlait à nouveau de la Chine (à partir de la minute 44). Il y confirme sans détour que la « croissance chinoise est une chance pour l’humanité ». Je crois pouvoir affirmer, car à la différence de Mélenchon, je sais de quoi je parle, que notre Grand Homme de poche démontre ainsi qu’il n’a strictement rien d’un écologiste. L’inculture profonde, l’ignorance abyssale ne sauraient être une excuse pour raconter de telles inepties. Car la Chine, comme je l’écris en de nombreux endroits depuis une dizaine d’années, nous menace tous, elle d’abord, d’un krach écologique à côté duquel la Grande Dépression d’après 1929 ressemblerait à une dispute pour un bout de chocolat.

Je n’ai pas le temps de détailler, mais même ici, sur Planète sans visa, il est aisé de retrouver certains textes grâce au moteur de recherche. La Chine, qui devient la plus grande économie mondiale, n’a plus d’eau, plus d’air, plus de terres agricoles capables de supporter une croissance démentielle. Et elle ruine en conséquence, pour des siècles au moins, quantité de pays d’Asie – le Cambodge et le Laos sont en haut de la liste – et désormais d’Afrique, s’emparant aussi bien du bois que du pétrole ou encore de millions d’hectares de terres destinées à produire, in fine, la viande que réclame tant sa classe moyenne.

Dire que la croissance chinoise, qui n’est que dévastation, est une chance pour tous n’est pas seulement imbécile. C’est aussi criminel. Je pèse mes mots, si. Dans la même émission d’Inter, Mélenchon se répand comme à son habitude sur la supposée vitalité des gauches latino-américaines. C’est justement de cela que je voulais vous parler, comme en atteste le titre que j’avais placé tout là-haut avant de commencer ce roman-fleuve. Le 17 février 2013, l’Équateur vote pour l’élection de ses président et vice-président de la République. Le président actuel, Rafael Correa, se représente et espère l’emporter une nouvelle fois. Qui est-il ? Un homme de gauche, à coup sûr. Est-il plus proche de la ligne Chávez que de la ligne Lula ? C’est hautement probable, et ce qui est certain, c’est que Correa est l’un des grands inspirateurs de Mélenchon. Il a notamment popularisé l’expression un brin étrange connue sous le nom de « révolution citoyenne » que le Français arrange désormais à toutes les sauces. Pendant la campagne présidentielle du printemps dernier, Correa a envoyé à Mélenchon un vibrant message de soutien, rendu public, qui commençait ainsi : « Querido Jean-Luc ». Et finissait par ce vieux slogan guévariste : «  ¡ Hasta la victoria, siempre ! ».

Les 1200 habitants de Sarayaku

Je pense que cela suffit pour établir la grande proximité entre les deux hommes. Et je poursuis. Les élections équatoriennes approchent, et surtout, ne quittez pas, car je vais (probablement) vous apprendre quelque chose. L’Équateur est un pays deux fois plus petit que le nôtre, peuplé de 15 millions d’habitants. Entre Quito, la capitale, installée sur les flancs d’un volcan, à 2850 mètres d’altitude, et l’Amazonie équatorienne, il n’y a pas grand chose en commun. Dans la forêt légendaire, des peuples indiens survivent tant bien que mal. Mal. Et parmi eux les kichwa. Et parmi eux, les 1200 habitants du village de Sarayaku (ici). Ils vivent de, ils vivent avec la forêt depuis des milliers d’années.

Mais le pétrole ne vaut-il pas mieux que tout ? Voici un court résumé, emprunté à Frontière de vie (ici) : « Afin de développer l’exploitation du pétrole amazonien, l’Etat équatorien a emprunté des milliards de dollars à l’étranger, s’endettant de façon effrayante. Cercle vicieux, l’Etat ne peut espérer rembourser ses dettes qu’en augmentant encore l’exploitation pétrolière, ce qui implique une surexploitation dépassant toutes limites. 1.500.000 hectares de forêts sont déjà en exploitation. 500 km de routes ont été construites pour permettre l’installation de 400 puits de pompage. Ces puits génèrent quotidiennement 17 millions de litres de déchets toxiques non traités. Ces déchets sont déversés dans des bassins à ciel ouvert qui débordent lors des pluies tropicales et se répandent dans la forêt. Dans certaines rivières, toute vie a disparu ».

Un grand désastre, donc, synonyme de « développement », cette parole maudite qui réunit les droites comme les gauches. Mais Sarayaku résiste aux compagnies pétrolières depuis 25 ans. Surtout depuis qu’en 2003, ces frères humains ont réussi à foutre dehors des ouvriers payés par un pétrolier, défendus par 400 militaires, venus pour de premiers travaux. Il est impossible de seulement évoquer les principaux événements de cette saga. Elle fait des habitants de Sarayaku des héros de l’humanité. Et ils tiennent. Encore et toujours. Greg m’envoie de Colombie un article du quotidien de Bogotá El Espectador (ici, en espagnol). J’y apprends que Los hijos del jaguar, les fils du jaguar comme ils se nomment, sont au cœur du débat de la présidentielle en cours. Correa, ce fier combattant de la « révolution citoyenne » entend ouvrir un peu plus aux pétroliers l’Amazonie équatorienne,. D’un mot, l’Équateur est l’une des zones les plus riches en biodiversité de notre planète. Peut-être la plus riche. Sans doute. On y a recensé environ 1 600 espèces d’oiseaux, 4 000 d’orchidées, 382 de mammifères.

 Les Indiens vendus par Correa aux transnationales

Je lis une dépêche en espagnol de l’agence chinoise – décidément – Xinhua, en date du 29 novembre 2012 : « El gobierno de Ecuador convocó hoy a la XI Ronda Petrolera de Licitación 13 campos del suroriente del país para la exploración y explotación de crudo, en medio de la resistencia de comunidades indígenas de la Amazonía ». Le gouvernement de Quito vient de lancer des enchères pour l’exploitation de 13 champs pétrolifères au beau milieu de la résistance de communautés indiennes de l’Amazonie. Voici les propres mots du querido compañero de Mélenchon, Correa soi-même : « Bienvenidos todos los inversionistas que buscan esa rentabilidad razonable, pero con altísima responsabilidad ambiental ». Bienvenue à tous les investisseurs qui cherchent une rentabilité raisonnable, mais avec un haut sentiment de responsabilité environnementale : on croirait du Total dans le texte. Mélenchonistes éventuels, qui me lisez, épargnez-moi vos leçons : Correa vend son pétrole et les Indiens qui sont au-dessus aux transnationales.  Point final. Et tant pis pour le climat, et tant pis pour la biodiversité, et tant pis pour ces extraordinaires cultures indiennes qui sont pourtant, razonablemente, une partie de notre avenir possible.

Alors, désolé, je ne marche pas. L’écosocialisme vérolé que Mélenchon tente de fourguer en France à des crédules – chaque génération a les siens -, non merci. À moins, amis mélenchonistes, que je ne me trompe ? À moins que The Great Leader Chairman ne vole publiquement au secours des Indiens de Sarayaku, et désavoue son cher ami Rafael Correa ? Ce serait, pour le coup, une vraie nouvelle, susceptible de me faire changer d’avis sur ce que je tiens pour une pure foutaise. Tenez, il y a même un rendez-vous : en avril 2013, Correa prévoit l’organisation à Quito d’un forum mondial de sa soi-disant « révolution citoyenne ». Mélenchon a, je crois, prévu d’y aller. C’est le moment, camarade écosocialiste, de prouver que les mots et proclamations ont un sens.