Juste un mot (de Rilke) et un autre (de Char)

Il y a un temps long, j’ai écrit un livre, qui a été publié. Une année auparavant, j’avais lu un texte de Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, mais le cherchant tout à l’heure, je ne l’ai pas retrouvé. Il est là, je le sais, mais il me nargue depuis un arrière-fond de ma bibliothèque, et il a bien raison.

Ayant lu ce roman, j’en avais soutiré une phrase, mise en exergue de mon propre livre publié, car elle m’avait beaucoup frappé. De quoi parle Rilke ? Aïe, je ne m’en souviens pas bien. D’un jeune poète, qui pourrait bien être son double, et qui cherche la vérité dans les rues parisiennes, qui la lui refusent. Il veut écrire, mais quoi, et pour qui ? La mort et l’angoisse rôdent, Malte se pose les questions de tout humain authentique sur l’âme, la solitude, la rencontre.

La phrase que j’ai donc utilisée sans vergogne – mais en citant Rilke, bien entendu -, la voici, récupérée à l’entrée de mon propre ouvrage : « Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible ».

Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas simplement admirable ? N’est-ce pas profond et vrai, n’est-ce pas précisément ce que tout humain conscient du temps que nous vivons pourrait apprendre par coeur ? Répéter à ses proches, à ses amours, à ses ennemis même ? On se doute que Rilke ne pensait pas une seconde à la crise écologique et aux désastres en cours et en vue. Mais comme il était poète, il savait mieux que quiconque. Et il continuera de nous parler jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit. Savez-vous ? Je l’aime.

Comme c’est dimanche, et que l’esprit vagabonde un peu plus, je saute, tressaute, et pense d’un coup à René Char. Et à ce texte qui m’accompagne depuis longtemps, lui aussi. Que vous le connaissiez ou non, je vous souhaite d’éprouver à sa lecture les mêmes frissons que moi.

Commune présence

Tu es pressé d’écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir,
Celle qui t’es refusée chaque jour par les êtres et par les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés,
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,
En t’inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.

Modifie-toi disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.

Essaime la poussière.
Nul ne décèlera votre union.

8 réflexions sur « Juste un mot (de Rilke) et un autre (de Char) »

  1. c’est vrai que c’est beau …
    moi j’essaye de me hâter d’apprendre
    je suis allée à une foire bio à pellegrue samedi
    j’ai réussi à trouver du savon au lait de dri (la femelle du yack) et du savon d’alep
    et puis avec ma mère on a pris les coordonnées de pleins de gens dont deux pour faire des stages, un pour fabriquer soi même des paniers en osiers, un autre pour apprendre sur les fleurs de bach…
    et même si on a fait 2h aller/retour pour faire ça, je suis contente d’y être allée, et je suis de plsu en plus sur les rails de ce dynamisme, comme pas mal de gens autour de moi…
    en ecjs vendredi (éducation civique juridique et social) on a fait un débat au départ sur les familles en france où on a profité de l’occasion pour parler des allocations familiales remises sur le tapis par notre gouvernement, et j’ai été surprise et heureuse de voir que notre débat à bifurqué un moment sur l’agriculture, les ogm. heureuse et surprise de constater qu’une fille que je ne connais pas bien a regardé le reportage sur monsanto, qu’un garçon a reparlé des services d’échanges locaux (dont j’avais demandé un débat l’année dernière) surprise et heureuse que ce ne soit pas moi qui en parle alors que c’était moi qui avait voulu ce débat l’année dernière et qui l’avait défendu bec et ongle…
    donc je peux le dire, dans ma classe il y a des blasés, pessimistes comme tout, dès qu’une idée leur parait utopiste il faut la jeter, mais d’autres semblent optimistes et portés sur l’avenir alors que je ne le soupçonnais pas, et ça m’a rendue heureuse…
    je crois que les gens veulent bien changer et avoir des informations, il n’y a que les politiques pour vouloir changer que pour leur profit… mais même si ils ont le pouvoir exécutif et législatifs, dans une démocratie normalement il y a souveraineté populaire donc bon…
    on continue de vivre, et même si on est parfois en retard sur la vie on peut aussi un peu prendre son temps 😉

  2. Merci pour ces beaux extraits, et merci à Neela pour son commentaire des plus réjouissants. Neela, tu es notre lumière, relai précieux vers cette jeune génération à informer en effet, bec et ongles, avec fougue et humanisme.
    Savez-vous que 80% des propos que nous échangeons les uns les autres n’apportent rien ? Je ne sais plus d’où je tiens ça, mais cela m’avait frappé. Pas difficile à vérifier d’ailleurs : on se dit des choses que l’on sait déjà, on radote, on oublie et réinvente l’eau tiède, on commente, on répète. Non que ce soit inutile, mais quant aux idées neuves, celles qui bousculent, obligent à réfléchir hors de son pré carré, à se remettre en question, découvrir en soi des germes d’une pensée neuve… Bref, je crois en effet, comme le suggère la phrase éclairée de Rilke, qu’on peut passer sa vie à la regarder passer, à croire qu’on comprend et qu’on agit pour découvrir un jour (le plus tôt sera le mieux) qu’on n’était qu’un spectateur passif bien innoffensif, voire même complice du pire. Terrible, mais hélas bien réel. Mon espoir, c’est de sentir véritablement des forces sous-terraines qui grondent. Sachant que ceux qui refusent, ceux qui ne sont pas dans le sens du courant majoritaire ne se connaissent pas, ne se fédèrent pas naturellement, il est possible que lorsqu’ils le feront, la vague sera impossible a arrêter. C’est commencé, mais l’urgence est telle qu’on ne peut pas attendre les générations suivantes. La nôtre (disons les 30-60), celle de Neela, OUI.

  3. J’aime Char et j’aime Rilke. N’a t-il pas écrit aussi: »Vous regardez vers le dehors, et c’est là précisément ce que vous devriez ne pas faire aujourd’hui… Il n’y a qu’un seul moyen. Rentrez en vous même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire; examinez si elle déploie ses racines jusqu’au lieu le plus profond de votre coeur; reconnaissez-le face à vous même: vous faudrait-il mourir s’il vous était interdit d’écrire? Et si cette réponse devait être affirmative, alors construisez votre vie selon cette nécessité; votre vie jusqu’en son heure la plus indifférente, la plus infime, doit se faire signe et témoignage pour cette poussée.
    Approchez-vous alors de la nature. Essayez alors, comme le premier homme, de dire ce que vous voyez, vivez, aimez, perdez. »
    Ceci me semble tellement juste, quelle que soit notre manière d’être créatifs.
    Et puis je suis ravie, en ce dimanche de pleine lune, car après avoir enfin pu planter les 1eres carottes entre deux pluies et ramassé orties, plantain et pissenlits (oui, c’est si essentiel, Neela), j’ai eu la chance de partager 2h30 de pur bonheur avec Pierre Rabbhi qui a rappelé que nous sommes faits pour être des êtres admirants- c’est notre regard qui donne de la beauté à la vie.
    Alors, de l’humus à l’humain… agissons là où nous sommes, avec humilité, en retrouvant le sacré au coeur de nos vies et en le partageant, comme le fait Pierre, et nous verrons bien, Valérie, où la vague mène.

  4. J’aurais aimé aller voir Pierre Rabhi, cela a du être passionnant, c’est je crois pour moi la personne qui aujourd’hui me touche le plus, mon respect est infini, je me reconnais dans chacun de ses mots et de ses propositions, de ses actes surtout. J’habite bien loin de Terre et Humanisme, mais j’irai un jour dans ces lieux les idées se transforment en réalité.

  5. Décidément, l’Amérique Latine avance plus vite que tous, les petits peuples se font entendre! Le Paraguay, ce dimanche, en est encore un exemple : les paysans sans terre du monde, pauvres, prennent le destin de leur pays en main. Espoirs.

  6. Voilà, Neela : pour une personne qui se montre publiquement, on se rend compte que plusieurs autres n’en pensent pas moins.

  7. « C’est ridicule. Je suis assis dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans, et qui ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant ce néant se met à penser et, à son cinquième étage, par cette grise après-midi parisienne, pense ceci :

    Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface – qui après tout eût encore été quelque chose – qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ?

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? Est-il possible que l’image du passé soit fausse, parce qu’on a toujours parlé de ses foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes, au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient, parce qu’il était étranger et mourant.

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés ? Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente ?

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé ? Est-il possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux ; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide ?

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant ? Est-il possible que l’on dise : « les femmes », « les enfants », « les garçons » et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.

    Oui, c’est possible.

    Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent : « Dieu » et pensent que ce soit là un être qui leur est commun. Vois ces deux écoliers : l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes.

    « Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout… »

    Et encore : Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user ?

    Oui, c’est possible.

    Mais si tout cela est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait, pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arrivât. Le premier venu, celui qui a eu cette pensée inquiétante, doit commencer à faire quelque chose de ce qui a été négligé ; si quelconque soit-il, si peu désigné, puisqu’il n’y en a pas d’autre. Ce Brigge, cet étranger, ce jeune homme insignifiant devra s’asseoir et, à son cinquième étage, devra écrire, écrire jour et nuit. Oui, il devra écrire, c’est ainsi que cela finira. »

    R-M Rilke, Les carnets de Malte Laurids Brigge, in Oeuvres en prose, Seuil, p.443

    copicolé chez Mehdi B. Kacem
    http://mehdibelhajkacem.over-blog.com/article-rilke-et-l-inoui-les-carnets-de-malte-laurids-brigge-115481227.html

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