J’écris ces lignes à la veille du salon de l’agriculture. Je n’y suis jamais allé et je n’irai jamais. Par contre, j’ai eu la chance de connaître un jardinier rêveur : Raymond – tel est son prénom, le même que celui du paysan auquel Fabrice s’adresse dans son dernier livre, c’est ainsi, le fruit du hasard, appelons ça ainsi. C’est de cette rencontre que j’aimerais parler. Du miracle de la terre et de ce qui la menace : le bétonnage, les fermes-usines verticales, les poisons pour la bonne santé des plantes et du vivant…
Faire la paix avec la terre
Il y a ces mots dans les yeux de Raymond. Dans sa main, il a mis un peu de terre. Il la respire, il l’émiette. C’est comme une fine semoule qui tombe de ses doigts, comme des poussières du temps. Un sourire éclaire son visage. Cette bonne vieille odeur de forêt… Il y a sa vie dedans. Il se relève en s’aidant de sa binette qui lui sert de canne. Nous le suivons pour un tour de jardin. Son jardin d’une vie, son merveilleux jardin. C’est l’été. Chaque plante porte un nom, chaque herbe est un voyage. Quand on vit à hauteur de pâquerettes, tout devient grand.
Il y a des arbres, des buttes où se mêlent des légumes, des fleurs, des groseilliers, des simples… Et de la paille, beaucoup de paille, des restes de feuilles mortes, des herbes fauchées. Un fouillis magnifique et fertile. Un monde où chaque vie devient toutes les vies.
Tant de légumes sur si peu d’espace, comment est-ce possible ? Raymond a un geste de déférence. Humain, humus, humilité… Les mêmes racines. Dans son geste, il y a une grande douceur. Pas de machine à retourner et à pulvériser, ici. Violenter le moins possible. Un jardin, c’est un enfant qu’on met au monde. On le rêve d’abord pendant les mois d’hiver. On prépare sa venue et quand il arrive, il faut être présent, suffisamment, mais sans excès. L’essentiel se fait quand on ne fait rien. Accompagner, c’est tout, avec des gestes d’amour. Rester à sa place. Le reste nous échappe et c’est ainsi.
Des poules grattent le sol, un rouge-gorge déniche un vers et s’en va festoyer sur une branche, un peu plus loin. Faire la paix avec les animaux. Il y a ces mots aussi dans le sourire de Raymond.
Un verre de verveine citronnelle ? Ça vous tente ? L’après-midi touche à sa fin. Je repars avec une poignée de graines et le visage de Raymond, ses rides qui sillonnent son front dans la lumière du soir. Je me promets de revenir plus tard. J’ai du chemin à faire.
Dix-sept ans ont passé depuis ce jour. Cette semaine, l’envie m’est venue. J’ai pris une poignée de graines et je suis retourné vers lui pour lui donner, pour lui dire ce qui avait germé en moi, depuis.
J’ai cherché son jardin pendant des heures et finalement, j’ai dû me rendre à l’évidence : il n’en restait plus rien. Plus un arbre, plus d’heures lentes à rêver, à respirer les odeurs de forêt. Plus de jardinier rêveur.
A la place, une route, un parking, des commerces. Difficile à dire précisément, tant le lieu est méconnaissable. J’ai semé ma poignée de graines sur un talus d’herbes rases, là où hier, peut-être, s’élevait une butte de poireaux, de phacélie et de carottes. Quelques mètres carrés épargnés par le béton.
Chaque année, c’est par dizaines de milliers d’hectares que le désert gagne. Pas un désert de sable, mais de bitume. L’équivalent d’un département français tous les sept ans, à ce que l’on dit. Un désert virtuel plus vaste encore, si l’on considère l’état de bien des sols, stériles sans perfusion chimique. Des sols malades, pour ne pas dire des sols morts.
De la terre, des animaux d’élevage – 60 milliards tués chaque année dans le monde – aux humains, la frontière est poreuse. Des sols, des plantes, des animaux malades et, un jour ou l’autre, des humains malades. Et ce n’est pas à renforts de phytosanitaires – des poisons pour la bonne santé des plantes, excusez pour l’oxymore, mais il n’est pas de mon fait –, ce n’est pas à coups redoublés d’antibiotiques que l’on guérira du mal.
Faire la paix, Raymond… Tu te souviens ?
Si tu savais ce qu’ils préparent pour notre bien. Après la ferme des mille vaches, des fermes verticales sur cinquante étages, cent trente-deux dans les projets les plus fous. Des usines éclairées par des LED avec, en guise de sol, des tissus organiques Des capteurs et des algorithmes pour calculer, à chaque instant, les besoins des plantes en eau, en nutriments et en lumière. Des poissons et, pourquoi pas, des poules, des vaches à cent mètres au-dessus du sol… Tout serait sous contrôle, absolument tout. Pas d’herbes indésirables, pas de ravageurs venus d’on ne sait où. Pas d’herbicides, donc, ni d’insecticides et de fongicides. Des produits « bios » et locaux, au cœur des mégapoles intelligentes ; plus de transports inutiles par conséquent, si l’on excepte ceux des intrants et des matériaux de construction. L’efficacité maximum avec phyto-épuration des eaux usées, panneaux solaires, recyclage de méthane pour chauffer et éclairer les usines agricoles… Enfin, ne plus dépendre de la nature. Le rêve ultime des morts-vivants, la chimère funèbre des hommes-machines.
Une bouffée délirante d’ingénieurs en transe ? La logique industrielle hors sol – soutenue par le syndicat agricole majoritaire, faut-il le rappeler ? – poussée à son terme ? Un nouveau cap vers la planète intelligente ? Et les autres formes de vie, quand tout aura été assiégé, bitumé, contaminé, domestiqué ? Et nous, les humains, dans tout ça ? Serons-nous demain, sommes-nous déjà hydroponisés, pucés, capteurisés, efficiencisés, sous-clochisés, bref, perfusés, contrôlés, labellisés aux normes ISO, synthétisés, pour ne pas dire fabriqués ? Serons-nous, sommes-nous encore vivants ?
Est-il encore vivant, Raymond ? A-t-il été exproprié, un jour ? A-t-il vu ce que le monde avait fait de son jardin ? Comment survivre à ça ? Qu’est-ce qui survit de nous ?
Bifurquer dans sa vie, travailler avec la terre et tous les êtres qui la peuplent, planter des arbres, cultiver la beauté, à quoi ça tient ?
La terre, les arbres, la beauté… Longtemps, j’ai vécu loin d’eux. Et il y a eu Raymond et ses mains qui fécondent l’humus, Raymond et ses voyages au bout du jardin. Ce jour-là, un chemin s’est ouvert. A sa manière, il aura été un passeur.
Plus tard, il y a eu d’autres merveilleuses personnes. Une poignée, guère plus. Mais quelles personnes. Vous savez, de celles qui vous aident à accéder, un tant soit peu, à vos immensités. C’est un miracle, à chaque fois. On ne se connaît pas et on se reconnaît. Dès les premiers mots, on sait.
Que sait-on, au juste ? Que quelque chose se passe. Quelque chose d’important dans nos vies. Evidemment, rien n’est écrit. Je n’abuse pas du fol espoir d’un monde meilleur, vous l’avez remarqué, même si j’aimerais qu’il en soit autrement, croyez-le bien. Si je ne sombre pas dans le découragement, c’est en bonne partie à ces rencontres rares que je le dois. A Raymond et à d’autres, ici, oui, et ailleurs. A ce qui germe, à ce qui germera peut-être. A l’inattendu, même infime, du jour à venir. Rien n’est infime, surtout pas les mots et les graines que l’on porte avec soi. La vie est là, dans ces poignées de mots, de terre, de graines et d’amitiés.
La bataille se joue aussi sur le terrain des mots. Comment retrouver une parole vivante au milieu des cadavres de mots, des moribonds, des momifiés ?
Ses mots, Raymond, il les incarnait tellement qu’il les portait dans ses yeux. Faire la paix avec la terre, disaient-ils. Je n’oublie pas, particulièrement en ce jour. Des milliers de personnes se rassemblent, une fois encore, pour continuer à cultiver la beauté fertile, pour refuser la mise en pièces du bocage nantais par un projet macabre d’aéroport.
C’est vers Raymond, c’est vers tous ces anonymes que se portent mes yeux. Passeurs, passeuses, c’est ainsi que je les vois. Des êtres qui cherchent leur humanité et qui l’essaiment.