Archives mensuelles : janvier 2001

Régis Debray et l’I.D (chronique)

(Cette chronique a été publiée dans Politis 632)

Entrons dans la danse, car elle est si rigolote qu’on s’en voudrait de manquer pareille occasion. Or donc, pendant tout le mois de décembre, l’intelligentsia française s’est entredévorée à pleines dents. Le motif vous en est peut-être connu : il s’agissait (encore) d’un petit pamphlet de Régis Debray intitulé I.F, suite et fin. I.F pour intellectuel français.

Mes aïeux ! quelle charge. On vous résume : l’intellectuel de chez nous – et Debray lui-même, dans le rôle du pénitent – est narcissique et grandiloquent, autiste et pressé. Le pire, c’est qu’il déconne à plein tubes et semble toujours prêt à recommencer. En somme, Zola est mort et Dreyfus peut bien crever à l’île du Diable.

Tout doux, amis de la comprenette, tout doux. Il y a pour sûr un fond de vérité dans la délectation morose de Debray. Il a lui-même longtemps adoré un caudillo, Castro, puis s’est consolé avec un filou, Mitterrand, avant de réaliser, avec De Gaulle, qu’il n’y a décidément rien de mieux que les morts. Quant aux autres – certains autres -, ils paraissent tout de même un petit cran au-dessous de Voltaire, Bernard Lazare ou Boris Souvarine. Combien d’entre eux ont soutenu, d’une façon ou d’une autre, cette immense horreur appelée stalinisme ? Combien ont applaudi, d’une façon ou d’une autre, au massacre et à la tyrannie ?

Mais on s’en voudrait d’insister. La vraie déconnade, aujourd’hui du moins, est ailleurs. Ce qui réunit tout le monde, amis ou ennemis, de gauche ou de gauche, c’est leur extraordinaire indifférence à la crise écologique. Ce qui relie Jean-François Kahn et BHL, Philippe Sollers et Jacques Julliard, Régis Debray et André Glucksmann, c’est leur complète cécité par rapport à ce qui est évidemment l’essentiel : la crise de la vie. Jamais depuis 70 millions d’années, en effet, la diversité des formes vivantes n’a été aussi menacée.

Ces intellectuels, qui auront passé une vie à parler et réfléchir, n’ont jamais trouvé le temps de seulement s’informer sur la couche d’ozone ou le dérèglement climatique, la désertification massive, la contamination chimique, toutes ces menaces globales qui font que le monde a réellement changé, fondamentalement changé. On parierait très cher qu’aucun n’a même jamais lu le moindre livre de fond sur la question. Qu’on se souvienne de la grandiose farce de l’Américain Alan Sokal, démontrant comment nos grands intellos (1) font les malins sans seulement savoir de quoi ils parlent ! Alors, I.F ou I.D ? Intellectuel français ou distrait, défait, pour ne pas dire débile ?

(1) Impostures intellectuelles, par Alan Sokal et Jean Bricmont, Le Livre de Poche

Amiante, un crime social

Paru dans Politis 633, le 11 janvier 2001

Pendant un siècle, et alors que s’accumulaient les preuves que l’amiante est un terrible cancérigène, on a envoyé des générations d’ouvriers dans ce qu’il faut bien appeler une boucherie. Les coupables sont connus : des patrons totalement indifférents, mais aussi des médecins du travail aveugles et des syndicats muets. Tout a changé avec l’apparition de victimes combatives, qui se sont lancées dans des milliers de procès contre les employeurs et leurs complices. Sur 10 000 cancers professionnels chaque année, seuls 580 sont reconnus. Voilà donc comment l’on meurt en France. D’être un ouvrier.
Nul ne pouvait rien pour Raymond Chevalier, mort le 24 mai 2000.  » Rien, dit son frère René. Son médecin l’a envoyé à Bichat en lui disant : « Moi, je ne peux rien faire pour toi ». Et là-bas, pour éviter des pleurésies à répétition – parfois, on lui retirait 3 litres de liquide des poumons -, ils lui ont pulvérisé du talc sur la plèvre « . On sursaute : du talc ?  » Du talc, confirme René. Ils ont percé deux ou trois trous dans les poumons, ils ont passé une caméra, et pour finir, ils l’ont talqué.  »

Raymond Chevalier, dix ans chez Ferodo, en région parisienne, est mort d’un cancer de l’amiante – le sinistre mésothéliome – sans que l’assurance maladie daigne reconnaître l’évidence. Qu’il était victime d’une maladie professionnelle, qu’il devait obtenir réparation. Les bureaucrates n’ont sans doute pas trouvé le temps : dans une lettre du 7 janvier 2000, en réponse à un courrier recommandé du 28 octobre 1999, on indique au-dessus d’une signature illisible :  » L’instruction est en cours et une décision sera prise dans un délai de trois mois, conformément à l’article R441-14 du Code de la Sécurité sociale  » Quatre mois et treize jours plus tard, il n’y avait toujours pas de réponse, et d’ailleurs, Raymond était mort.

 » Au début, ajoute René, il ne disait rien, mais à la fin, il était très en colère. Son état s’est dégradé à une vitesse grand V. Il est venu chez moi, on lui a fait des rayons, il était tellement fatigué. Le pire, c’est que j’ai fait une bêtise.  » Une bêtise ?  » Je m’en veux ! J’ai donné ses radios à l’hôpital, pour le recyclage. Vous auriez vu comment elles étaient !  » Il ne reste rien de Raymond Chevalier, mort à 67 ans d’avoir confié sa vie à l’industrie. Pas même les radios de ses poumons.

L’incroyable épidémie qui frappe par milliers les ouvriers de France – bientôt 6 000 morts chaque année, peut-être 10 000 – concentre ses malheurs à Vincennes, au siège de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). On y débarque un après-midi de pluie, alors qu’Hélène Boulot et Carine Gatellier, les deux permanentes, tentent une fois de plus d’endiguer le flot des coups de fil dramatiques et des lettres atroces. Hélène, yeux bleus et sourire, malgré tout :  » 15% peut-être des cancers provoqués par l’amiante sont reconnus en maladie professionnelle. Les médecins génralistes sont tellement peu formés à ces questions qu’ils ne posent pratiquement jamais de question à un patient sur sa vie professionnelle, sur ce qui a pu le conduire à la maladie. Et quand une victime se lance dans la bagarre pour la reconnaissance de son statut, c’est le règne de la suspicion systématique. Les démarches administratives sont inhumaines.  »

On regarde quelques dossiers, on a tout de suite mal, physiquement mal. Jacques B. écrit le 24 décembre 1997 :  » Vous pouvez juger par vous-même. Ce médecin voulait me faire signer lors de sa consultation un papier dans lequel je reconnaissais que je n’avais pas d’amiante…mais que j’avais du poliuréthane dans les poumons, qui sont bouchés. Or, je n’ai pratiquement pas manipulé cette mousse, mais de l’amiante, oui  » Pendant des années, il a déchargé de l’amiante en vrac, sans vêtements étanches, sans masques à poussière, sans gants.

Partout, dans tant et tant de tragédies imprimées, on tombe sur l’écriture noire d’Henri Pézerat, le Juste de cette histoire insupportable. Toxicologue au Cnrs, engagé dans le combat contre l’amiante depuis près de trente ans, il continue, à la retraite, d’aider et conseiller les victimes (voir l’interview). Il expertise, contre-expertise, secoue telle ou telle autorité, rive son clou aux mandarins de toutes les institutions. Comme on l’admire ! Alain N. :  » Je suis sans nouvelles de mon dossier, et me permets de vous écrire. J’ai de moins en moins de souffle, et je viens d’être hospitalisé dans le service du professeur Bassand, à Besançon, qui en a déduit que tout venait des poumons « . Et ainsi de suite, de partout, de tous les coins du pays. De la vallée de la mort – proche de Condé sur Noireau, en Normandie – à Clermont-Ferrand – l’enfer Amisol -, en passant par Albi, Cherbourg et les vieilles banlieues industrielles autour de Paris.

Dans ces scènes répétées par centaines et milliers, on pratique sur des hommes souvent condamnés des endoscopies bronchiques. Voulez-vous savoir ? On enfile le fibroscope – intubation à frottement moyen – dans la narine gauche. Ensuite, prélèvements systématiques par lavage bronchio-alvéolaire,  » à la recherche de corps ferrugineux, notamment asbestosiques « . Et, bien entendu, biopsies transbronchiques et aspirations bronchiques. Il faut ce qu’il faut : ceux qui sont atteints de mésothéliome ont en moyenne 18 mois d’espérance de vie.

Mais contrairement à ce qu’on dit à Besançon, tout ne vient pas des poumons. Il y a aussi les patrons. Un autre jour, à peine plus lumineux, à l’Andeva, on rencontre Gérard Voide, une sorte de gentillesse incarnée. Depuis bientôt cinq ans, il tente de comprendre pourquoi son beau-frère, Pierre Léonard, est mort à 49 ans d’un cancer de l’amiante, lui qui n’avait jamais été au contact du poison.  » Quelle bagarre, je vous assure ! Pour presque toutes les pièces que j’ai réunies, il a fallu les arracher. J’ai même fini par saisir la Commission d’accès aux documents administratifs, qui m’a d’ailleurs donné raison. Tenez, regardez plutôt.  » On regarde, et l’on voit un dossier géant, de dix centimètres d’épaisseur, qu’on ne pourra bientôt plus quitter des yeux. Mais lisez plutôt.

En 1937, le quartier de l’Ormeteau, à Aulnay-sous-bois (Seine Saint-Denis), accueille, dans un cadre presque champêtre, des ouvriers venus de Parisune. Le 16 juin de cette année-là, la Sarl Comptoir des minéraux et matières premières (CMMP) dépose une demande pour l’ouverture au 107 rue de Mitry d’une  » usine de broyage et défibrage d’amiante brut « . Certes, on ne sait pas tout, à l’époque, de cette saloperie. Mais on est loin de tout ignorer, comme le montre, dès le 3 juillet, une lettre-pétition boulerversante adressée au maire par les habitants de l’Ormeteau.

Que disent-ils ? Qu’une usine  » insalubre ou dangereuse  » doit s’installer, et qu’ils ne veulent pas. Leurs arguments mériteraient tous d’être cités, mais on retiendra deux phrases. La première :  » L’autorisation d’une usine malsaine en cette région totalement ouvrière serait aller à l’encontre de la santé des enfants « . La seconde :  » Malgré les charges écrasantes d’une ville nouvelle, de nombreux ouvriers n’ont pas reculé devant ces sacrifices pour avoir, en dehors de Paris, une vie de banlieue saine. Or, l’installation d’une usine insalubre fera perdre à ces travailleurs le seul grand avantage acquis : l’air pur.  »

Elle ouvre, évidemment. L’école est à 50 mètres, le cimetière à peine plus loin. Le conseil d’hygiène départemental prend un arrêté qui précise notamment que :  » les poussières seront captées au fur et à mesure « . Mais par quoi ? Les poumons des riverains ? Dès 1939, l’usine traite massivement, pour l’isolation des sous-marins de guerre, le plus terrible des amiantes, le bleu.

Quinze ans plus tard, en1955, la révolte est plus forte que jamais. Le conseil municipal d’Aulnay, constatant que les plaintes s’accumulent, et que  » la continuation de cet état de fait est de nature à polluer l’atmosphère et à nuire à la santé publique  » réclame au préfet une réaction  » dans les plus brefs délais « . C’est que, voyez-vous, les patrons de l’usine violent chaque jour qui passe les engagements qu’ils ont eux-mêmes souscrits. La poussière d’amiante est partout : dans les potagers, dans la cour de l’école maternelle, et même sur les tombes du cimetière.

Le CMMP affirme dans des courriers étrangement répétitifs que des travaux en cours vont tout arranger, ont tout arrangé. En 1956, nouvelles plaintes. En 1957, nouvelles plaintes. En 1959, nouvelles plaintes, relayées par le maire, qui affirme dans une lettre la  » nocivité de ces poussières d’amiante et de mica « . La commission d’hygiène signale que  » les terrains se trouvant à proximité de l’usine sont d’une façon quasiconstante recouverts d’une poussière blanche, très fine, veloutée au toucher, adhérente.  »

Les terrains, dont ceux des écoles. Le petit Pierre Léonard, le futur beau-frère de Gérard Voide, ainsi que ses deux soeurs, les fréquenteront tout au long de ces années-là. Gérard, qui a porté plainte – le procès aura lieu en juin -, est convaincu que Pierre est mort d’être allé apprendre à lire.  » Dites, fait-il alors qu’on quitte le siège de l’Andeva, vous viendrez ? J’organise une réunion publique à Aulnay-sous-bois, pour alerter les gens.  »

On viendra, oui. Mais avant cela, on s’est promis d’aller voir madame Discour, dont le mari, Jean-Claude, est mort le 10 août 1994 des suites d’un mésothéliome. A 44 ans. Monique habite près de Marcadet-Poissonniers, à Paris, et semble toute tremblante à l’idée de parler à un inconnu de ce si grand malheur. Si tremblante même qu’elle a demandé à Anne-Marie Gosalbés, une autre victime, d’être là. On la comprend :  » De 1986 à 1993, il a fait neuf pleurésies, avant qu’on nous annonce qu’il avait un cancer, puis un mésothéliome. Entre-temps, il avait été licencié, parce que quand vous faites des pleurésies récidivantes, vous êtes licencié. Et il a fini sa vie sur un fauteuil roulant, ne pesant plus que 33 kilos, au chômage et en fin de droits.  » Sa fille Valérie :  » Les voisins, dans le quartier, ne comprenaient pas qu’on sorte encore avec lui, dans son fauteuil. Ça les gênait, je crois. « Anne-Marie :  » Vous savez, certains malades sont comme les gens dans le tiers monde, ou dans les camps.  »

Jean-Claude a sans aucun doute attrapé cette authentique crève sur des stands d’exposition, dont il supervisait la construction entre 1973 et 1984. Les faux-plafonds, les panneaux, plaques et bardages étaient truffés d’amiante. Depuis sa mort, depuis six ans donc, Monique et ses deux filles mènent une bataille administrative dantesque pour faire reconnaître la maladie professionnelle de leur cher disparu. Experts, commission de recours amiable, tribunal des affaires de sécurité sociale, appels de la Sécu, refus, contre-expertises, guérilla perpétuelle. Six ans.  » Comment faire le deuil de mon mari ? se demande Monique  »

Et comment faire celui d’Aimé, le mari d’Anne-Marie, qui travaillait à la RATP ? La grande entreprise publique a fait comme les autres, aussi mal que les autres. Aimé travaillait à la rectification des segements de freins, l’un des secteurs les plus dangereux, les plus amiantés.  » On lui faisait chaque année une radio spécifique pour l’amiante, dit Anne-Marie, ce qui fait qu’il se sentait protégé. En 1996, quand on lui a découvert son cancer, les médecins de l’hôpital ont réclamé la dernière radio, et sur celle de 1995, on voyait clairement les débuts de la maladie. Mais le médecin du travail, débordé, n’avait pas eu le temps de la regarder ! Il s’est excusé…  »

Il s’est excusé, et Aimé est mort, et la RATP mène désormais un combat judiciaire sans merci contre sa veuve, qui a été la première à poursuivre l’entreprise en faute inexcusable. Comment tient-on, quand son mari agonise, et que quatre gosses se demandent pourquoi ?  » Le seul endroit où je me laissais aller, c’était sur le chemin de la pharmacie. Un quart d’heure à l’aller, un quart d’heure au retour : je pleurais. A la maison, il fallait tenir.  »

Finalement, on se retrouve à la salle Gainville d’Aulnay-sous-bois un soir de novembre. Gérard Voide, tendu comme un arc, est là, avec Alain Bobbio, l’un des responsables de l’Andeva. Henri Pézerat, le valeureux, est là, et où pourrait-il être ? La salle se remplit peu à peu d’habitants du quartier, prévenus par un tract sobre de Gérard que leur santé est peut-être menacée par l’ancienne usine de la rue de Mitry. Personne n’a trop l’habitude, chacun cherche ses marques : Gérard s’excuse de ne pas savoir parler en public, puis raconte l’histoire du petit Pierre Léonard, son beau-frère. Il règne un climat qui fait peur, 100 personnes se retiennent de respirer. Quand Gérard a terminé, une ombre noire et massive s’extrait de l’assemblée, vient s’installer juste à côté de Gérard, et commence à parler.

 » Je m’appelle Abdelkader Mezzoughi. Mon père est mort à cause de cette boîte, et cinq personnes de ma famille aussi.  » Il a un sanglot sec, qu’il retient, qu’il ravale, la salle est pétrifiée.  » J’ai travaillé dans cette usine, moi aussi, en 1960, j’avais 19 ans. J’ai aujourd’hui 59 ans, mon père avait 59 ans quand il est mort. Il n’y avait que des Algériens, que des Algériens et un seul Français. » Son père, qui l’avait fait entrer ainsi que des cousins, était chef d’atelier  » Je me souviens, dit Celimen, un frère d’Abdelkader. Je me souviens que j’allais chercher mon père à la sortie, le midi. Il était tout fier. Je les regardais, lui et Abdelakader, sortir dans un nuage de fumée et de poussière.  »

Dans la salle Gainville, tout s’anime, tout explose d’un seul coup. Casquette à la main, l’ancien ébéniste du quartier Edmond Tanner explique qu’il a lui aussi un cancer de la plèvre, depuis novembre 1999.  » Je ne respire plus « , dit-il avant de se rasseoir. Henri Pézerat prend son adresse, pour écrire à son pneumologue. Robert Morize, dont la famille vivait à 200 mètres de l’usine, se lève à son tour :  » Mon père revenait à la maison avec des bleus pleins d’amiante. Tous mes frères et soeurs ont de l’amiante dans les poumons. Tous ! « .

Deux petites dames, devant, se serrent l’une contre l’autre. L’une des deux tente d’expliquer, avec ses mots, qu’on lui a aussi trouvé de l’amiante dans la peau. Est-ce possible ? C’est possible, c’est même certain : ce qu’on découvre ce soir-là en direct, c’est qu’une véritable épidémie de maladies graves et de cancers souvent mortels frappe l’ancien quartier champêtre où partaient s’installer en 1936 les ouvriers du Front Populaire.

Henri parle, Henri rassure, Henri tonne aussi à l’occasion :  » Tous les gens qui ont été exposés doivent s’inscrire et défendre leurs droits ! s’exlame-t-il. Vous avez tous droit à réparation, il ne faut pas hésiter à porter plainte « . Il a raison, bien sûr. Il faut porter plainte, il faut se battre. Mais ce soir-là, on n’a pas envie de réparer. On a envie de casser. Des gueules.


Henri Pézerat, l’homme de toutes les bagarres

Henri Pézerat est un homme d’exception. Toxicologue au CNRS, il a toujours préféré la vérité au pouvoir. Depuis 25 ans, longtemps seul, il a mené la vie dure au patronat de l’amiante.Il revient ici sur quelques dates importantes.

Politis : Où en est-on ? Combien de morts ?

Henri Pézerat : Dans le domaine de l’amiante, même les chiffres font l’objet d’une bagarre. L’Inserm a estimé en 1996 que 1950 personnes mouraient chaque année de maladies provoquées par l’amiante, mais quantité d’éléments permettent de penser que ce nombre était sous-estimé. Pour mon compte, je pense qu’en 1994-1995, on devait être autour de 2200 ou 2300 décès annuels. Et des extrapolations raisonnables font penser qu’on atteindra bientôt 6000 morts par an. Il ne faut pas espérer que ces chiffres diminuent, compte-tenu du temps de latence des pathologies, avant des dizaines d’années.

Politis : Vous avez été l’un des vrais pionniers de la lutte contre l’amiante, il y a vingt-cinq ans. Pouvez-vous nous préciser dans quel cadre ?

H.P : L’amiante m’est tombé dessus en 1974. J’étais chercheur au CNRS, et travaillais à Jussieu. Avec le collectif intersyndical de l’université, où il y avait d’ailleurs surtout des non-syndiqués, nous avons été amenés à évoquer tous les problèmes de santé sur le campus, dont l’amiante. Je crois qu’il s’est agi du premier travail associatif centré spécifiquement sur les pathologies professionnelles. Très vite, on a élargi notre champ hors de Jussieu et on a noué des liens fructueux à l’extérieur, en organisant par exemple la première conférence de presse réunissant le mouvement ouvrier – CGT et CFDT – et les associations de consommateurs, en l’occurrence l’UFC-Que Choisir. Finalement, après avoir entre autres ferraillé contre la présence d’amiante dans les filtres des vins – des gars qui travaillaient dans les chaix de Bourgogne sont morts de mésothéliome -, nous avons obtenu l’interdiction du flocage et les tout premiers décrets de prévention.

Politis : Les syndicats vous suivaient-ils ?

H.P : Dès 1977, ils nous disaient : d’accord pour la prévention, mais attention, il y a l’emploi. Et il est vrai que nous ne pouvions pas dire : bon, arrêtez de produire comme ça, il suffit de remplacer l’amiante par ceci et cela. Nous n’avions pas la certitude qu’il existait de vrais produits de remplacement. Cela dit, cette première mobilisation a considérablement amélioré la situation dans les entreprises. Ensuite, il y a eu comme une pause.

Politis : Vous voulez dire qu’on vous a laissé tomber ?

H.P : A la fin des années 70, on s’est retrouvé seuls. Et comme nous ne voulions pas mettre complètement la clé sous la porte, nous avons décidé de créer un collectif  » maladies et risques professionnels « , avec un petit noyau qui venait de Jussieu et des gens de l’extérieur, dont des médecins. On a beaucoup travaillé, sur le plomb notamment, auquel aucun syndicat ne s’intéressait, mais on avait l’impression de s’essoufler, faute de relais dans le milieu ouvrier. Il faut bien comprendre qu’à cette époque, les victimes de l’amiante demeuraient parfaitement invisibles. Les victimes des années 75-80 avaient été exposées entre 1935 et 1940, avant-guerre, donc ! Et le collectif est mort à son tour.

Politis : On n’a donc plus parlé d’amiante en France ?

H.P : Si, mais dans le cadre d’une nouvelle structure créée en 1986, l’Association pour l’étude des risques au travail (Alert), que j’ai pu utiliser comme support pour relancer la discussion sur l’amiante. Disons qu’il s’agit d’une sorte de club d’une cinquantaine de membres, qui réunissait syndicalistes, inspecteurs du travail, scientifiques et médecins. Nous avons pris quelques initiatives, organisé des colloques sur la silicose, les cancers professionnels et la réparation des maladies professionnelles, mais enfin, le vrai retour de l’amiante date des années 90, avec l’apparition massive de nouvelles victimes. Ce qu’on pouvait d’ailleurs prévoir : leur nombre suit, quelques dizaines d’années plus tard, la courbe des importations d’amiante en France.

Politis : Ce retour de l’amiante sur la scène coïncide-t-il avec une date précise ?

H.P : Il y en a au moins une. Le 7 novembre 1994, le Comité permanent amiante…

Politis : Vous voulez parler du CPA, le fameux lobby de l’amiante…

H.P : En effet. Ce lobby patronal avait organisé ce jour-là une conférence de presse dans un grand hôtel de la place de la République, à Paris, et ayant appris par hasard qu’elle devait s’y tenir, j’y suis allé.

Politis : Les témoins de cette conférence rapportent que vous vous êtes levé brutalement au fond de la salle, et que vous vous êtes mis à engueuler copieusement les gens du CPA, en les accusant de défendre les intérêts de l’industrie, et notamment de Saint-Gobain…

H.P : J’ai expliqué que moi aussi j’étais expert, mais indépendant, et que j’avais un autre discours à tenir que le leur. Les gens du CPA, et notamment les professeurs Bignon et Brochard étaient dans leurs petits souliers. Brochard, que je connaissais bien, m’a dit :  » Mais Henri, moi aussi, je suis indépendant « . Il n’empêche que cette conférence de presse a totalement déstabilisé, pour la première fois, le lobby. Car la presse a enfin pris le parti de ce que je défendais.

Politis : Ensuite, tout s’est accéléré jusqu’à l’interdiction définitive de l’amiante. Quelles leçons tirez-vous de cette si lourde expérience ?

H.P : La création de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante a été la quatrième étape de notre interminable bataille contre l’amiante. Il faut oser l’écrire : elle a été gagnée grâce à l’apparition des victimes et à leur intervention dans le champ social et judiciaire. Sur ce sujet si grave, nous sommes parvenus à briser le mur de l’invisibilité sociale et médicale des maladies professionnelles. Songez à la silicose, qui elle aussi a tué par milliers chaque année ! Alors que la presse faisait ses gros titres sur le moindre coup de grisou, elle oubliait presque systématiquement la silicose, cette tragédie perpétuellement silencieuse. Aujourd’hui encore, des tas de gens atteints de cette maladie de la mine vivent dans des conditions difficiles, très mal reconnus, très mal indemnisés. C’est là le lointain héritage du discours de Thorez à la Libération : il fallait retrousser les manches, et produire sans se plaindre. On revient de loin.

 » L’amiante est donc une percée qui peut permettre la construction de contre-pouvoirs durables dans le champ des maladies professionnelles. Pourra-t-on faire de même avec les autres maladies professionnelles, si tragiquement sous-évaluées ? Songez que 580 cancers professionnels ont été reconnus en 1998 alors qu’on les estime à environ 10 000 ! Ce que j’ai appris au contact des associations, c’est leur extrordinaire vitalité. Il est vrai que la grande majorité préfère accompagner les pouvoirs publics, et par là même les consolide. Mais il y a toutes les autres, d’Act-Up à la lutte pour les immigrés ou pour le droit au logement, qui refusent totalement ce rôle. Je crois que l’Andeva, appelée à durer – hélas – des dizaines d’années, est dans ce cadre-là.