Archives de catégorie : Beauté

Encore un barrage sur le grand Rhône

Publié en septembre 2023

Ils veulent simplement achever le Rhône. Mais présentons une splendeur qui fut sans égale. Il prend sa source en Suisse, dans un glacier qui lui a donné son nom, le Rhône. Après 290 km de tumulte, il se jette la tête la première dans le lac Léman, sort à Genève, et poursuit en France, sur 545 km. Le delta du Rhône est un miracle appelé Camargue, fait de sable, de roubines – des marais -, de sansouires – des steppes salées – et d’horribles rizières gorgées de pesticides.

Une telle puissance ne pouvait qu’exciter les ingénieurs, les techniciens, les politiciens. En 1937 commencent les travaux du barrage de Génissiat (Ain), qui ne sera inauguré qu’en 1948. On crée pour l’occasion un monstre qui ne cessera de prospérer : la Compagnie nationale du Rhône(CNR), groupe para-public toujours contrôlé par l’ État 90 ans après sa création. L’appétit de ces gens venant en se goinfrant, ce n’était pour eux qu’un modeste apéritif. Aujourd’hui, 80% du cours du Rhône sont artificialisés par le béton et les turbines, et la CNR, très fière de ses triomphes, annonce être le proprio de 19 barrages sur le Rhône et 19 centrales hydro-électriques principales.

Ce qui a été détruit ne reviendra pas. Mais on peut sauver ce que les aménageurs n’ont pas réussi à défigurer. Or la CNR et ses réseaux d’obligés politiciens veulent un nouveau barrage sur la dernière portion de Rhône non encore barrée, sur la commune de Saint-Romain-de-Jalionas, à la frontière entre l’Isère et l’Ain. Et y mènent en ce moment une « étude d’opportunité ». Comprendre que la CNR est une machine. Qui a un besoin vital de nouvelles constructions. Dont les bureaux d’étude passent des semaines et des mois à prospecter, jusqu’à trouver une proie. Une perpétuelle fuite en avant.

Avant d’aller plus loin, un souvenir personnel. Il y a une vingtaine d’années, j’ai conduit un long entretien avec l’écrivain Bernard Clavel. Je m’en souviens comme d’une lumière rasante sur le grand Rhône qui, disait-il, avait décidé de sa vocation. Celui qui avait été pâtissier, bûcheron, ouvrier, lutteur de foire – il fut un bon haltérophile -, relieur, employé, peintre et romancier enfin, me disait à propos des berges de son enfance : «  La vorgine, c’est l’ensemble des plantes sauvages qui poussent au bord du Rhône et jusqu’au coeur des lônes, qui sont ses bras morts. Il y avait à l’époque de ma jeunesse des lônes partout. Quel monde particulier ! Ils étaient remplis d’animaux, j’y ai vu des castors et quantité d’oiseaux qui n’étaient presque pas dérangés ».

Comme de juste, comme à chaque fois désormais, la CNR sort sa propagande lourde, et assure qu’il s’agit « d’accélérer le développement des énergies renouvelables dans les territoires afin d’atteindre 33 % d’énergies renouvelables en 2030 ». Eh oui, la CNR elle aussi est un soldat de l’écologie. Faut-il discuter avec ces gens ? On a le droit, mais on a tort. Le bel exemple nous vient d’un collectif appelé Le peuple des dunes, formé il y a quinze ans pour s’opposer au projet du cimentier Lafarge d’extraire 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans.

S’ils ont gagné, c’est qu’ils refusaient la discussion. Extrait de l’appel d’un de leurs animateurs, Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation ». En Isère, une première réunion a eu lieu le 12 juin, avec des élus, et des associations comme la LPO, France Nature Environnement, Lo Parvi (1), la fédération de pêche, et une autre se prépare pour le 30 septembre. Le maire de Saint-Romain-de-Jalionas, Jérôme Grausi, suivra-t-il le même chemin que celui des dunes ? Pour l’heure, il résiste et refuse. On peut envoyer des messages à la mairie de la part de Charlie : jerome.grausi2026@mairiestromaindejalionas.fr. Passeront-ils malgré nous tous ? En s’y prenant dès maintenant, non, sûrement pas.

(1)http://cdn2_3.reseaudescommunes.fr/cities/149/documents/p8qffvcf849z9xd.pdf

Mon ami (Jean-Yves Monnat n’est plus)

Je ne vais pas insister : mon cœur saigne affreusement, car Jean-Yves Monnat est mort ce matin. Vous trouverez ci-dessous un article que je lui avais consacré il y a longtemps. Il contient peut-être des fautes, car ce n’est qu’un brouillon retrouvé par miracle dans un ancien ordinateur. Quand l’ai-écrit ? Je ne sais pas. 2004, probablement. Où a-t-il été publié ? Sans doute dans le magazine Terre Sauvage. Mais qu’importe. Je suis triste et je le pleure.

L’article de (peut-être) 2004

Au Cap Sizun, tout près de la pointe du Raz, le biologiste Jean-Yves Monnat suit depuis 25 ans des colonies de mouettes tridactyles. Pas n’importe comment : grâce à un étonnant système de bagues colorées, les milliers de mouettes équipées sont devenues de vrais individus ! Récit d’une (en)quête qui mêle l’alpinisme à la haute précision, l’amour de la nature à un zeste de folie.

Cet homme est un fin cuisinier, et si cela devenait nécessaire, il lui serait en conséquence beaucoup pardonné. Ragoût de lotte, s’il vous plaît, et vin rouge chambré servis dans l’antre même du naturaliste, à Goulien (Finistère). Le pays de Jean-Yves Monnat, à nul autre pareil, c’est celui du (vrai) grand large : le grandiose, le violent, l’émouvant Cap Sizun. Un bout de terre ultime qui vient buter contre l’Atlantique par des pointes qu’on ne peut jamais oublier après les avoirs vues : celle du Raz, celle du Van, Castelmeur, Brezellec, Luguenez.

Le monde des tempêtes et des assauts, avec des dizaines de kilomètres de hautes falaises oubliées par miracle, épargnées par le tourisme de masse et les processions de voitures. La maison de Jean-Yves, où l’on est arrivé il y a deux heures, est une ancienne, une butte-témoin perdue au bout d’un chemin, vestige intact d’une civilisation paysanne engloutie. Bâtie il y a 150 ans, en granite, bien sûr. Juste avant d’y parvenir, on aperçoit au pied de l’horizon les tout nouveaux géants du lieu : les interminables silhouettes grises des éoliennes, qui prennent l’air, et donnent du courant.

On pourrait de suite aborder le sujet de la visite, mais où serait alors le plaisir de la palabre ? Non, on parle. D’un peu tout ce qu’on veut et qui vient. Tiens, annonce l’hôte, un livre doit paraître en 2005, édité par l’Institut océanographique de Monaco. Le sujet : quel temps faisait-il, disons, le 23 juillet 431. Ou le 24 mars 867. Impossible ? Plus maintenant. Grâce à une équipe de l’université de Pau, qui sait extraire par laser les stries journalières de calcite que fabriquent les huîtres pour parfaire leurs coquilles. Par la minutieuse analyse de la composition de la calcite, comme ailleurs avec les calottes de glace retirées du sous-sol de l’Antarctique, les scientifiques parviennent à reconstituer la température d’un jour précis du passé. Pour vous dire la vérité, on écoute bouche bée.

Et puis, sans transition, on rigole. Car Jean-Yves raconte maintenant ses longues virées en pays Pourlet – autour de Guéméné -, pour y recueillir avant qu’elles ne meurent à jamais d’antiques chansons paysannes. « Cela a duré de 1963 à 1978, dit-il. Vous saviez que le pays Pourlet a des limites très précises ? La frontière passe même au milieu d’une commune ! Vous connaissez bien sûr Donatien Laurent, l’homme de la tradition orale en Bretagne ? » Eh bien non, on ne connaît pas cet étonnant professeur Nimbus-là, grand ami de Jean-Yves, et prodigieux archiviste de la mémoire régionale.

Il a réussi, entre autres, à éteindre une polémique datant du XIXème siècle autour d’un recueil de chansons bretonnes d’avant 1830, qui avait fort impressionné George Sand et les frères Grimm. L’œuvre était-elle authentique, arrangée, en partie inventée ? Verdict définitif de Donatien, qui retrouva d’autres parties du travail : un vrai chef-d’œuvre. Est-il temps de parler de mouettes tridactyles, objet de ce périple en finis terrae, ce pays où s’achève la terre ? Presque.

On apprend avant cela qu’en septembre 1959 – il a 17 ans -, Jean-Yves est de l’aventure d’un des premiers camps de baguage de migrateurs à Ouessant, où se formera une partie de la fine fleur naturaliste de Bretagne. Son père, chasseur et grand amoureux des prés, des bois et de leurs habitants – l’espèce n’est pas si rare -, l’a initié au bonheur du grand dehors. A 17 ans donc, Ouessant et dans la foulée des études de biologie à la fac de sciences de Brest, où il passera un DEA sur le comportement animal en 1964. Son sujet d’études ? Les vers marins.

L’année suivante, il devient le premier assistant du professeur Albert Lucas, glorieux fondateur, avec son ami Michel-Hervé Julien, de la SEPNB (Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne), qui deviendra Bretagne Vivante. Il se lance alors dans une passionnante étude – on ne rit pas – sur la sexualité des bivalves, qui deviendra en 1971 une thèse. Il ne reste plus qu’à mener carrière, ce qui ne sera pas le plus simple. Car il refuse les directions que lui suggère Lucas. L’aquaculture, qui commence dans ces années-là ? Bof. L’écotoxicologie, dada de Lucas ? Non plus. Jean-Yves lâche les mollusques, et se tourne – enfin, on y est ! – vers les oiseaux de mer.

En 1967, il avait trouvé le temps de créer l’association ornithologique Ar Vran et commencé, dans les années suivantes, à s’intéresser de près aux goélands argentés, jusqu’à leur consacrer, à partir de 1974, une étude. Grande trouvaille, au passage : il adapte un système de marquage coloré individuel par bagues, qui permet de suivre les oiseaux à distance, par jumelle et longue vue, et de ne plus dépendre d’une aléatoire recapture des oiseaux. Quand il propose en 1978 au Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d’Oiseaux (CRBPO) – rattaché au Muséum de Paris – d’appliquer le système aux cormorans huppés et aux mouettes tridactyles de sa chère Bretagne, on lui répond positivement.

Pourquoi ces deux espèces ? D’abord parce qu’elles sont très différentes, ce qui ne peut que passionner le chercheur. Le cormoran est un gros père prolifique – 3 à 4 œufs en moyenne -, qui s’écarte fort peu des côtes. La mouette, de son côté, a besoin de falaises pour nicher, mais aussi de l’océan tout entier, où cette hauturière se disperse après la reproduction, des côtes africaines européennes au Groenland. Une autre raison, de simple opportunité, pousse un peu plus Jean-Yves vers les mouettes. Un jeune ornithologue, Alain Thomas, vient d’arriver à la réserve ornithologique de Goulien, sur les falaises du cap Sizun, et il cherche pour sa part un sujet d’études.

Les deux hommes font affaire : à Jean-Yves, le baguage des mouettes; à Alain, leur suivi tout au long de la saison de nidification. C’est le début – nous sommes en 1979 – d’une des plus précieuses et plus rigoureuses études jamais menées au monde sur ce qu’on appelle la biologie des populations. Toutes espèces confondues (voir encadré) ! Mais pour mieux comprendre, rien ne vaut un peu de terrain. On quitte enfin la table accueillante de Jean-Yves – le café est pris – pour rejoindre l’une des plus fabuleuses falaises à mouettes tridactyles qui soient, toute proche de la pointe du Raz. La 5 Z, pour être précis, et Dieu sait qu’il faut l’être. On abandonne sans regret la voiture, on serpente dans la lande, la fougère aigle, les ronciers, juste au-dessus de la mer d’Iroise, étrangement calme pour une fois. La baie des Trépassés se découpe à merveille au nord-est, tout comme la 5 Z, qui abrite quand tout le monde est là, 250 couples de mouettes tridactyles.

On s’assoit, et l’on change aussitôt de dimension. Car l’impossible se produit : Jean-Yves Monnat connaît tout le monde ! Oui, on l’entend parler. Se parler, leur parler peut-être. Le mâle du nid 77 n’a pas encore été vu cette année. Tiens, la femelle du 155 est enfin arrivée. Ah, dans le nid 87, il y a un usurpateur, car ce n’est pas le sien, et tout à l’avenant. « Vous voyez cet oiseau, là, sous le nid 123, avec son aile sous le bras ? ». On essaie, le nez sur la longue vue, on réussit. « Eh bien, il a une histoire très intéressante. Il a été bagué en 1989, l’année où je suis tombé de la falaise, et il a essayé sans succès de se reproduire dans la partie de la réserve de Goulien ouverte au public. Il a aussi essayé à Ouessant, et on l’a vu ici, au Raz, à plusieurs reprises. »

Bien sûr, l’anecdote est passionnante, qui démontre ce qu’un baguage presque systématique permet d’obtenir. Mais pour ne rien vous cacher, on a sursauté en entendant parler de chute, car les falaises font ici plusieurs dizaines de mètres de hauteur ! On fait donc répéter. « Oui, je suis tombé, en juillet 1989. J’étais pressé, l’année avait été mauvaise, je n’avais bagué que 150 poussins à peu près. Or l’un d’eux était tombé du nid, et j’ai voulu le récupérer avec une perche au bas de la falaise. Et quand je me suis retrouvé encordé, dans le vide, tout a lâché d’un coup. Une chute de vingt mètres, directement dans un trou d’eau d’1,10 m de profondeur. »

Par un authentique miracle, Jean-Yves, qui avait oublié d’attacher un nœud, ne se rompt pas (tous) les os. Oui, on avait oublié : pour descendre dans les falaises au-dessus de la vague, il faut être alpiniste aussi. Cela tombe bien, car Jean-Yves Monnat, grâce à un beau-frère suisse, a longtemps été un grimpeur de haut niveau, escaladant les cimes aussi bien dans les Alpes que dans les Pyrénées. Et cela n’est pas de trop, quand il s’agit d’aller baguer un minuscule oiseau sur un tout petit rebord de granite. Une falaise est dite « mûre » pour l’exploit quand le poussin le plus jeune de la paroi est assez grand pour supporter les bagues et que le plus vieux n’a pas plus de 30 jours de vie. Au-delà, trop proche du moment de l’envol, il peut paniquer, et tenter la fuite.

Il existe une fenêtre d’environ un mois pour baguer les centaines de nouveaux-nés, à la moyenne sidérante de 5 par heure de travail. Équipement du grand maître : une perche de stabilisation, une autre pour la capture; un réglet pour mesurer la bête; une musette contenant les séries de bagues; diverses cordes, un casque, une escarpolette, un harnais, un descendeur. Entre autres, et sans compter ce pilulier dans lequel on déposera les parasites de l’oiseau prélevés aux fins d’analyse. Sur la falaise 5Z, les choses se sont brutalement animées. Des squatters chassent sans état d’âme de légitimes occupants, des drames de la vie de couple éclatent à tous les étages, des rencontres se forment.

Deux femelles se lancent dans une épouvantable bataille pour le même nid. Elles se frappent, se piquent, l’une d’elles saigne. Elles s’envolent en se poursuivant, reviennent, se tapent de nouveau l’une sur l’autre. Et il n’y a jamais qu’un vainqueur. Une autre, posée à l’écart de la colonie, est en « congé sabbatique » depuis trois ans, ce qui signifie qu’elle ne pond pas. Elle ne quitte guère son coin de falaise, après avoir tenté un rapprochement avec un mâle, deux ans avant. Ailleurs, un mâle solide « quémande » un accouplement qu’une femelle lui concède d’un hochement de tête. Le mâle ouvre les ailes, soulève la patte droite, prélude à l’amour. Jean-Yves voit tout, décrypte tout, et l’on se demande soudain ce qui est le plus fascinant, de lui ou d’eux.

« Je connais, avoue-t-il à force d’insistance, les 3 000 sites potentiels de nidification du cap Sizun et je connais aussi les propriétaires de chaque nid occupé, soit environ 1 000 couples par an. » Voilà sans doute la principale force de ce travail scientifique. A la différence des grandes colonies de mouettes tridactyles, dans les îles britanniques par exemple, il est possible ici de suivre des individus, dont bon nombre reviennent chaque année. Les plus vieux ont vingt ans de présence ! Au bout d’une simple demi-heure d’observation patiente, Jean-Yves a identifié 111 individus différents et noté leur présence et leurs tribulations sous forme d’énigmatiques hiéroglyphes. Au moment où l’on s’y attend le moins, dans une clameur fantastique, la plupart des mouettes se jettent dans le vide, formant comme un nuage tourbillonnant. Un cri d’alerte a entraîné ce que les biologistes appellent un vol panique.

Que se passe-t-il ? Jean-Yves montre au-dessus de la falaise deux points gris-noir qu’on n’aurait sans doute pas vus sans lui. « Des faucons pèlerins, annonce-t-il. De terribles prédateurs ! ». On s’apprête déjà à repartir, certain que les mouettes, qui se sont posées sur l’océan, à 300 mètres, ne reviendront pas de sitôt. Erreur : en un souffle blanc saturé de cris, elles sont déjà de retour, sur leur morceau de pierre éternel.

——————————————————————————————Encadré

Quand les oiseaux deviennent des individus

En France, la mouette tridactyle se porte bien : ses effectifs n’ont cessé d’augmenter depuis une soixantaine d’années au moins. On estimait leur nombre à 5700 couples en 2000, dont 65% en Normandie et 21% en Bretagne. L’étude commencée en 1979 sous la direction de Jean-Yves Monnat est connue dans le monde entier et a permis d’importantes publications dans certaines des grandes revues scientifiques internationales.

Elle repose sur le baguage d’une majorité des poussins qui naissent dans la zone d’étude – le Cap Sizun -, et le suivi individuel des oiseaux, année après année. Question centrale de ce long travail : comment expliquer les fluctuations parfois étonnantes de la démographie des colonies ? Monnat et ses collègues parviennent à prouver, à l’encontre de l’opinion générale, que les mouettes ne sont pas nécessairement fidèles à vie à leur colonie. Bien mieux, ils démontrent que dans certains cas, des déménagements massifs deviennent la règle. Et notamment après des échecs répétés de la reproduction dans la colonie d’origine.

En somme, les oiseaux évaluent en permanence, avec une grande acuité, la qualité des sites où ils doivent se reproduire. Cette découverte permet au passage de comprendre le « squattérisme », c’est-à-dire l’occupation par la force de nids plus favorables. Mais pourquoi tant d’échecs à la reproduction ? L’étude a montré le rôle énorme, stupéfiant de la prédation. Le Grand corbeau – un oiseau rare – ou la corneille noire sont d’impitoyables tueurs. Un seul couple de ces oiseaux peut détruire la presque totalité de la ponte d’une colonie de plusieurs centaines de mouettes !

L’étude, au total, a permis, du moins pour les cinq colonies du Cap Sizun, de définir un schéma répétitif en cinq étapes. D’abord la fondation de la colonie, puis son accroissement, l’apparition d’un prédateur – qui finit par se spécialiser dans les attaques contre les mouettes -, l’affaissement de la reproduction, et enfin l’émigration massive. Ou les mouettes formeront une nouvelle colonie, ou elles en rejoindront une autre, déjà installée.

Quand l’eau ne coule plus au parc de la Doñana

Il y a des années et des années, j’ai passé du temps dans l’un des lieux les plus beaux de ma vie : le parc national de la Doñana. 122 000 hectares au total, dont 54 000, moins protégés, appartiennent à ce qu’on nomme en Espagne un parque natural. Comment expliquer ? Le lieu est l’ancien delta du Guadalquivir, avec Séville au nord, Huelva à l’ouest, et Sanlúcar à l’est. En Andalousie comme ailleurs, la ville pousse de tous côtés.

J’y ai vu des flamants roses, bien sûr, qui passent ici par dizaines de milliers. J’y ai vu l’aigle impérial ibérique, une espèce endémique, qu’on ne trouve donc pas ailleurs. Je n’ai pas vu, mais j’a croisé grâce à un garde les traces du lynx ibérique, dans les dunes boisées au ras de l’Atlantique. Je crois que je pourrais écrire sans m’arrêter sur ces cuvettes sans limites apparentes, creusée de trous d’eau, de rigoles, de fossés, de petits étangs et dépressions. On les appelle selon les cas ojos, lucios, caños, qui forment la contrée des marismas, ces marais mélangeant eaux douces et saumâtres où la vie explose. Six millions d’oiseaux migrateurs y font une halte sur leur chemin aller ou retour.

Doñana a connu bien des attaques au cours des siècles, et connu quantité de menaces. Mais ce qui se passe désormais est d’un ordre différent, car cela s’appelle la mort. Il y a la sécheresse, bien sûr, qui transforme d’année en année l’Espagne en désert. En ce moment, au moins 30 000 hectares devraient être sous l’eau. À peine 300 le sont. Mais il y a aussi l’agriculture, qui pompe en Espagne 80% de l’eau chaque année. Et elle est surtout intensive en Andalousie, qui produit légumes et fruits pour toute l’Europe, dans un univers dantesque de serres plastiques entretenues par des semi-esclaves – surtout des femmes – venus du Maroc, de Pologne, de Roumanie, voire du lointain Équateur.

Les fraises surtout, celles qui arrivent en France dès février – parfois avant – volent à Doñana une grande part de l’eau qui lui manque tant. De nombreux « exploitants » – riches, au demeurant – sont aux limites du parc et pompent tant qu’ils peuvent dans une nappe qui ne se recharge plus. Par un phénomène connu de tous, il faut creuser de plus en plus profondément, pour en sortir toujours moins d’eau. Un reportage du quotidien El País montre ce que la situation a de désespérée (1). Le biologiste Eloy Revilla, directeur de la Station biologique de Doñana : « On est en train de perdre les lagunes, et la question est de savoir si on pourra les retrouver ». À côté du scientifique, un chêne-liège monumental de trois siècles, qui a traversé toutes les épreuves, et cette fois rend l’âme. Au moins 60% des lagunes ont déjà disparu.

Il y a les puits légaux, plus ou moins contrôlés, mais surtout les puits non déclarés, qui se comptent en centaines. Beaucoup ont été régularisés en 2014 – par la gauche -, mais bien sûr, cela n’a pas de fin. La cour européenne de justice à condamné l’Espagne en 2021 pour n’avoir pas su protéger le parc national, mais en Espagne, on pisse aussi bien dans un violon qu’ici. D’autant que la politique la plus vile s’en mêle. Des élections municipales ont lieu le 28 mai 2023, et en Andalousie, une coalition faite du Parti populaire – la droite – et de Vox, parti défendant l’héritage franquiste, dirige la région.

Les deux larrons, avec l’aval du gouvernement andalou, mitonnent une loi qui prévoit d’élargir la zone irrigable au nord de Doñana, malgré les menaces de lourdes amendes de l’Union européenne. Avec un peu de chance pour ces crapules, la loi devrait être votée à la moitié de ce mois. Et la plupart des puits illégaux du périmètre en seraient régularisés une nouvelle fois.
Je préfère me souvenir un instant de ce jour de bonheur passé en compagnie d’un gars appelé Juan Valladolid. Nous étions montés sur le point culminant du parc – 35 mètres de haut – appelé le Cerro de los Ánsares, la colline aux oies. Des milliers d’oies cendrées sont passées juste au-dessus de nos têtes. C’était un flot, une folie de plumes, ce que les Espagnols appellent algarabía. Une langue aussi somptueuse qu’incompréhensible.

(1)https://elpais.com/clima-y-medio-ambiente/2023-04-16/teresa-ribera-lo-de-donana-es-un-engano-no-va-a-haber-agua.html

La rivière ukrainienne qui a tout changé

L’Ukrainien Volodymyr Boreyko est un petit malin. Ce directeur du Centre écologique et culturel de Kiev a lancé l’idée de décorer la rivière Irpine. De la décréter « héroïque rivière ». De faire d’elle une personne. Déclarant pour l’occasion : « Je pense que la rivière Irpine devrait recevoir le titre de « rivière-héros » et bénéficier de protections environnementales solides, car cette année[2022], l’Irpine, en compagnie des forces armées ukrainiennes, a joué l’un des rôles les plus importants dans la défense de notre capitale depuis 1 000 ans ».

Ah. Un coup de projecteur s’impose. La rivière Irpine, longue de 162 km, est un affluent du Dniepr, sur sa rive droite. Qui rejoint le fleuve à hauteur du grand Réservoir de Kiev. Dans les années 60, sans se poser l’ombre d’une question, l’Union soviétique, alors chez elle en Ukraine, construit à la manière stalinienne un ensemble pour stocker de l’eau, incluant un barrage. Sur l’Irpine et le Dniepr.

Et c’en fut fini de la plaine inondable de l’Irpine, que les témoins, les yeux encore humides, décrivent comme une sorte d’Amazonie ukrainienne. Soit une immense zone humide faite de tourbières, de marécages et de marais, de roselières denses le long des berges, de dunes de sable fin . Les poissons-chats, les esturgeons et les castors étaient les rois de la fête, tandis que dans le ciel, guettant leurs proies, régnait le pygargue à queue blanche.

Et c’en fut fini, car les esthètes de Moscou, à la manière d’un Mussolini asséchant les marais Pontins en 1928, se mettent à drainer la zone. L’Irpine devient une (toute) petite rivière. Les maisons et constructions bancroches se multiplient, les moissonneuses arrivent. Ce qui arrive aussi, c’est la guerre. Le 24 février 2022, Poutine et ses sbires attaquent, pensant qu’une guerre-éclair leur permettra d’installer à Kiev un gouvernement fantoche. Dans les derniers jours de février, les Russes sont aux portes de la capitale. Le 25, puis le 27 février, les sapeurs de l’armée ukrainienne font sauter la partie du barrage qui tué l’Irpine. Et des ponts. L’eau se répand d’autant plus que le cours de l’Irpine est trois mètres au-dessous du niveau du Réservoir de Kiev. Le flot inonde le village de Demydiv et ses 4000 habitants, remontant ensuite jusqu’à Gorenka, à vingt kilomètres en amont.

Les chars lourds sont inutilisables, les troupes russes ne peuvent traverser, et doivent envisager un long détour. La destruction du barrage fait gagner de précieux jours à l’armée ukrainienne qui, on le sait, finira par se ressaisir. L’écologie et la stratégie militaire sont bouleversées d’un seul coup (2). Inutile de mentir : pour les habitants, c’est la cata : les champs autour des villages de Huta-Mezhyhirska, Chervone, Moshchun, Horenka, Hostomel, ne sont plus accessibles. Les témoignages recueillis montrent la fierté que l’eau ait arrêté l’assaut russe, mais aussi l’attente fébrile d’un retour à la situation d’avant. En attendant, un lac peu profond recouvre 2842 hectares – jusqu’à deux kilomètres de largeur -, qui contient quantité de toxiques auparavant stockés : des déchets venus de chantiers, de fosses septiques, de pesticides, de stations-service ou de décharges sauvages. Sans oublier les chars remplis de fuel et les matériels militaires laissés sur place. Impossible, dans le climat de guerre, de faire le moindre inventaire sérieux.

Certains écologistes, comme ce Volodymyr Boreyko cité plus haut, suggèrent aujourd’hui un compromis. Le départ de l’eau – en partie -, d’accord, mais associé à un grand plan de conservation, notamment sur les rives de l’Irpine, qui permettrait le maintien d’espèces végétales – et animales – rares. Alekseï Vassiliouk, biologiste et fondateur du Groupe ukrainien de protection de la nature (uncg.org.ua/en/), en mars dernier (3): «L’année écoulée, la végétation et une véritable faune sauvage sont revenues. La meilleure chose à faire serait de laisser la vallée aussi inondée que possible et la nature se rétablir. Et on serait sûrs que les chars ne reviendront pas.» Pas de doute, cela se défend.

(1)https://www.theguardian.com/environment/2022/may/11/ukraine-hero-irpin-river-helped-save-kyiv-but-what-now-for-its-newly-restored-wetlands-aoe

(2)https://uwecworkgroup.info/plans-to-rebuild-ukraine-shaped-by-solutions-for-irpin/

(3)https://www.blick.ch/fr/news/monde/symbole-de-la-guerre-en-ukraine-un-an-apres-le-village-de-demydiv-est-toujours-sous-leau-id18372819.html

L’hydrogène, cette énergie qui leur va si bien

Revenons sur cette belle et grande nouvelle : Chemours va investir 200 millions de dollars (185 millions d’euros) pour une nouvelle usine chez nous, dans l’Oise. N’entrons pas dans la technique, et retenons que cela servira à fabriquer de l’hydrogène. Une courte précision : Chemours, c’est anciennement DuPont, une entreprise de la chimie exemplaire. On lui doit – la liste réelle est sans fin – la moitié de la poudre utilisée pendant la guerre de Sécession américaine, à peine moins pendant la Première guerre mondiale – côté américain -, la mise au point de nombreux plastiques, dont le Nylon et le Teflon, de pesticides, le plomb ajouté au bagnoles avec Exxon et General Motors – des millions de morts -, la première bombe atomique, avec quelques autres acteurs.

Or donc, d’excellentes personnes, attentifs au sort commun. Qu’en est-il à propos de l’hydrogène ? L’une des cheffes de Chemours, Denise Dignam, nous dit tout : « [nous avons] choisi d’investir 200 millions de dollars en France car nous avons senti un véritable alignement entre ce que nous voulons faire et ce que le gouvernement français veut faire ». Elle veut parler du vaste plan hydrogène lancé par Macron et ses petits amis, qui ont décidé d’injecter 2,1 milliards d’euros dans cette nouvelle filière. Lemaire, qui aime tant les mots qui ne veulent rien dire, promet que la France sera le « leader européen de l’hydrogène décarboné en 2030 ».

Il est dur d’écrire d’aussi grands personnages que ce sont des charlatans, mais enfin, c’est vrai. On ne détaillera pas ici pourquoi l’hydrogène est la plus belle opération de désinformation depuis des lustres, car il y faudrait un livre. Concentrons nos binocles sur un point : comment produit-on de l’hydrogène ? C’est bête comme chou, mais il y faut de l’énergie. Dans le monde, 96% de la production d’hydrogène est obtenue à partir des fossiles habituels : gaz surtout, mais aussi pétrole ou charbon (1). C’est de très loin le moins cher.

Autrement exprimé, et pour des décennies pourtant décisives pour le climat, produire de l’hydrogène aggravera le dérèglement en cours. Tout repose sur une arnaque sémantique qui rappelle de nombreux artifices passés de l’industrie mondiale. Comme par exemple le « développement durable », l’« écoresponsabilité », la « compensation carbone », l’« économie circulaire », la « transition écologique », les taxe et crédit carbone, etc. Autant d’expressions visant à continuer comme avant – le « développement durable », c’est le développement qui va durer – en habillant l’opération de jolies plumes multicolores dans le cul. Il ne s’est jamais agi de tailler dans la consommation d’énergie et la prolifération des objets matériels, mais en l’occurrence, de décarboner. C’est-à-dire d’utiliser un hydrogène qui n’émet pas de carbone, en effet, en laissant tout l’honneur aux énergies fossiles qui l’auront fabriqué.

En France, et les zécolos officiels et de pacotille s’en foutent bien, l’hydrogène sera massivement produit à partir de l’électricité nucléaire. La garantie que les EPR seront bel et bien construits, malgré le désastre de leurs chantiers en France et en Finlande. L’hydrogène, c’est le nucléaire pour aujourd’hui, demain et après-demain. Une dernière avant de se quitter : la farce macabre du Gaz naturel liquéfié (GNL). C’est leur nouvelle coqueluche. Total vient de mettre en service son terminal d’importation de GNL en Allemagne, sur la Baltique. Pour contourner les risques géopolitiques des gazoducs, on fait venir du GNL par bateau depuis le Qatar ou les États-Unis. Ce GNL, dont on rappelle qu’il sert à fabriquer de l’hydrogène, émet deux fois et demi plus de CO2 que celui des gazoducs et les États-Unis ont multiplié par trois son exportation vers l’Europe. Or, le GNL américain vient essentiellement du gaz de schiste, qu’on imaginait banni de France. Et c’est ainsi que, par l’opération du Saint-Esprit, l’hydrogène apparaît comme le sauveur de leur monde en perdition. Abracadabra.

(1) https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/production-de-lhydrogene

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L’homme qui aimait (tant) l’oiseau.

Inutile de mentir, c’est (aussi) du copinage. Je m’honore de connaître Michel Munier, et son fils, l’immense photographe Vincent. Mais cela ne suffirait pas, de loin, à parler, de son livre extraordinaire sur le Grand Tétras, ce Grand coq de bruyère qui est en train de mourir dans les Vosges, patrie définitive de Michel. Ce bel oiseau est une relique des dernières glaciations, un survivant achevé par le tourisme et le dérèglement climatique.

Un jour de l’hiver 1969, «  équipé de mes longs skis, je m’engage (…) dans le sous-bois, glissant dans une poudreuse qui nous absorbe parfois jusqu’aux genoux. Le silence m’impressionne, lourd, étouffé, comme dans une grosse bulle ouatée, loin des hommes. Dans cette blancheur infinie, seule une partie des troncs des grands arbres marque notre horizon de bandes verticales. Nous faisons une pause, quand un bruit soudain, sourd, brise le silence. À moins de vingt mètres de nous jaillit une masse noire. Elle plonge vers le bas de la pente abrupte en glissant adroitement entre les troncs. La neige des branches secouées par cette fuite continue de tomber une fois la silhouette évanouie. Nous restons silencieux, le regard fixé sur les cimes. Georges me dit : « C’est un coq de bruyère. »
Un coq de bruyère ? Ce nom m’est inconnu ».

Il ne va pas le rester. Le coq deviendra l’épicentre de sa vie, qui lui fera passer des centaines de nuits en forêt, couché en plein hiver dans son sac de couchage, sous un sapin, à attendre le signe. Pas une heure ou deux, mais six, mais huit, mais dix, mais dix-huit. Ce n’est pas une rencontre, c’est une absorption. De Michel par le Grand Tétras. Au printemps 1973, il assiste ébahi à la première parade nuptiale : « Le chanteur le plus proche de moi accélère la cadence de son chant et, soudain, dans une déchirure de ce brouillard ténébreux, il se dévoile: fantôme des brumes! Son corps sombre et trapu est rehaussé par de longues et nombreuses rectrices, les grandes plumes de sa queue, dressées en forme de roue ».

La suite est dans ce grand livre. Qui fait pleurer, je vous en préviens, car il marque la fin d’une somptueuse féérie. Il reste moins de dix Grands Tétras dans les Vosges.

L’oiseau-forêt, par Michel Munier, avec photos. Éditions Kobalann, hélas un prix élevé de 35 euros.

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Lueur de brin de paille au Brésil*

Un brin d’espoir au Brésil ? On a tant envie d’y croire qu’on y croit. Lula, revenu au pouvoir après la chute de Bolsonaro, a comme l’on sait pris deux décisions magnifiques : la nomination de Marina Silva à la tête d’un vaste ministère de l’Environnement et du changement climatique, et celle de Sonia Guajajara une Indienne, comme ministre des Peuples autochtones.

L’eau semble – semble – avoir coulé sous les ponts depuis que le Lula de 2010 soutenait l’élevage industriel, les bio nécrocarburants et les barrages hydro-électriques en pleine Amazonie. Les deux femmes étaient alors aux avant-postes du combat écologiste. Sur le papier pour le moment, c’est un sans-faute. L’objectif, dont ne déviera pas Marina, est de parvenir à la fin de la déforestation d’ici 203O, et nul doute qu’elle démissionnera – elle l’avait déjà fait en 2008 – si Lula change de cap.

La ministre vient de déclarer au journal Folha de S. Paulo (1) que certains émeutiers fascistes qui ont envahi le Palais présidentiel le 6 janvier viennent de « secteurs liés à la déforestation, à l’accaparement des terres, au trafic de bois, à la pêche illégale, à l’exploitation minière illégale ».

Faut-il le rappeler ? Des dizaines de défenseurs de la Grande forêt sont assassinés chaque année au Brésil, profitant d’une impunité quasi-générale, et pas seulement sous le règne maudit de Bolsonaro. Est-ce que cela peut changer ? Marina le croit, qui assure sur son compte Twitter : «  C’est le Brésil qui sort de la condition humiliante de paria devant le monde ».

*L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable (Verlaine)

(1) https://www1.folha.uol.com.br/ambiente/2023/01/turba-enfurecida-em-brasilia-esta-ligada-a-crimes-na-amazonia-afirma-marina-silva.shtml