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La banque des escrocs et des criminels associés

Publié dans le numéro 669 de Politis, le 4 octobre 2001

La croisade de l’Amérique contre l’argent sale ne doit pas faire oublier qu’elle est, en ce domaine, un spécialiste mondial, comme le démontre la fantastique aventure de la BCCI. Au programme de cette banque engloutie en 1991, terrorisme planétaire, trafic de drogue et soutien aux pires dictatures. Mais c’était, bien entendu, au service de la liberté

M. Bush fils – W – fait les gros yeux : tremblez terroristes, et gare à l’argent sale ! Mais on n’est pas obligé d’apprécier les bluettes et de tout prendre au pied de la lettre. L’histoire que nous allons vous raconter est autrement passionnante.

En 1967, le cheikh Zayed bin sultan al-Nahyan, émir d’Abu-Dhabi, rencontre un banquier pakistanais qui va devenir son ami, son partenaire : Agha Hasan Abedi. Ce dernier n’est pas qu’un froid financier : on rapporte qu’il savait, à l’occasion, fournir aux proches de l’émir de jeunes vierges très attentionnées (1). En 1972 en tout cas, Zayed et Abedi créent une banque clairement  » islamique « , qui vise officiellement à mobiliser l’argent des pétromonarchies au service du développement des pays musulmans.

La Bank of Credit and Commerce International (BCCI) est-elle d’emblée une arnaque ? Probablement pas. Car l’affaire est avant tout politique, et américaine. Les actionnaires du départ sont certes Arabes pour la plupart – outre Zayed, on trouve parmi eux Khalid bin Mahfuz, le propriétaire de la banque personnelle du roi Fahd d’Arabie saoudite -, mais bien plus curieusement, l’influente Bank of America, américaine comme son nom l’indique, souscrit elle aussi au capital, pour 2,54 millions de dollars. Le trait d’union s’appelle peut-être Kamal Adham. Milliardaire, ce Saoudien est un actionnaire minoritaire de la BCCI, mais c’est aussi un homme-clé du régime de Riyad, qui a fondé les services secrets de son pays, en très étroite association avec la CIA. Simplifions : Adham est l’homme des Américains, en tout cas de la CIA.

Que vient faire cette dernière dans cette banque islamique ? On va le voir. Les premières années sont modestes et il faut attendre 1976 pour que les premières succursales soient ouvertes en Europe et en Afrique. En Amérique, c’est un temps plus compliqué, car la Bank of America s’est retirée en 1978. Or le marché américain est stratégique, et la BCCI va réussir un coup de maître extraordinaire en embauchant un certain Clark M. Clifford.

Qui est-il ? Une légende vivante. Né en 1906, il sera pendant plus de soixante l’an l’un des plus puissants hommes d’influence aux Etats-Unis. Appartient-il lui-même à la CIA ? Probablement : c’est lui en tout cas qui rédige, à la sortie de la Seconde guerre mondiale, certains des textes juridiques fondateurs de l’agence de renseignements. Conseiller proche du président Truman jusqu’au début des années cinquante, il conserve l’oreille de Kennedy dix ans plus tard, et devient même en 1968 le très puissant secrétaire d’Etat à la défense de Lyndon B. Johnson, en pleine guerre du Vietnam.

C’est cet homme-là, qui sait tout des secrets de l’Amérique, qui devient le digne employé de la BCCI aux Etats-Unis, lui permettant d’acheter, clandestinement et illégalement, des établissements bancaires américains. Dont la First General Bankshare, qu’il dirigera lui-même. Etonnant, non ? Cette fois, la combine est réellement lancée. Arrivée au faîte de sa puissance, la BCCI emploiera 14 000 salariés, totalisera des dizaines de milliards de dollars de dépôts, comptera 400 bureaux et 40 filiales dans 73 pays. A la fin des années 80, la BCCI est la septième banque privée du monde !

Les pauvres du Pakistan et d’Egypte, des Philippines ou d’Indonésie, du moins ceux qui travaillent dans les Emirats du Golfe, ont massivement confié leurs économies à cet établissement qui respecte si bien le Coran. Ils ont tort. Les riches aussi ont déposé leur argent, mais ceux-là ont raison. Au fil des années, on voit apparaître des clients réellement surprenants. Le cartel de la drogue de Medellin ainsi, a choisi la BCCI pour blanchir ses bénéfices par dizaines de millions de dollars. Manuel Noriega de même : ce chef d’Etat du Panama, agent de la CIA et trafiquant de cocaïne, aura jusqu’à neuf comptes à son nom. Tout à côté, Jean-Claude Duvalier, l’ami des tontons macoutes de Haïti, profitera d’une bienveillance identique.

Mais la BCCI ne connaît aucune frontière : en Asie, Ferdinand Marcos, maître des Philippines, est un client fidèle. De fameux marchands d’armes, comme le Saoudien Adnan Kashoggi, y font valser les milliards. Côté terrorisme, cela n’est pas mal non plus : Abou Nidal, le Ben Laden des années 80, a compte ouvert, tout comme d’ailleurs ses ennemis du Mossad, ainsi que l’OLP et Saddam Hussein, la Libye, etc.

C’est une pétaudière, mais du genre organisé. Et en large partie, par les services américains, dont elle est un instrument de pouvoir et de renseignement peut-être sans égal. Car la BCCI servira à monter, sur le plan financier, les coups les plus tordus de l’oncle Sam. Elle sera au centre du ravitaillement des moudjahidins afghans pendant la guerre contre l’Union soviétique, permettra d’encaisser les prix des livraisons d’armes clandestines américaines à l’Iran et d’envoyer une partie des mêmes sommes aux contras antisandinistes du Nicaragua.

Il n’est pas sans intérêt de le rappeler : M. Bush père est l’un des personnages-clés de ces différents épisodes, connus sous le nom global d’Iran-Contragate. L’Amérique aura bien mérité de cet homme, directeur de la CIA en 1976, puis vice-président des Etats-Unis, enfin président. Et grand moraliste, comme son fils. Hélas : après vingt années de si beaux efforts, la BCCI sombre, en 1991, dans une invraisemblable banqueroute. La banque, où s’enchevêtraient tant d’intérêts occultes, privés ou publics, avait fini par être incontrôlable, même par les Américains, et des clans démesurément gourmands, notamment autour d’Abedi, y pratiquaient des pillages colossaux.

Deux grains de sable – le douanier américain Robert Mazur, puis le District Attorney de New York Robert M. Morgenthau – déclenchent par leurs enquêtes, de proche en proche, une catastrophe financière mondiale. Combien d’argent a disparu dans la tourmente ? On ne le saura jamais : certains parlent de plusieurs dizaines de milliards de dollars. On ne connaît pas – on a le droit d’avoir des idées – les bénéficiaires de ce hold-up d’anthologie, mais on connaît les perdants.

En vrac, mais la liste est interminable : la Sécurité sociale du Togo et les chemins de fer du Zimbabwe – ruinés tous deux -, 130 000 petits épargnants britanniques – en grande partie d’origine pakistanaise -, les fonctionnaires du Cameroun, dont la paie ne peut plus être assurée, ceux du Congo dit Brazzaville. Devant les succursales de dizaines de pays du Sud, au lendemain de la fermeture définitive de la BCCI, le 7 juillet 1991, des dizaines de milliers de modestes clients pleurent et trépignent devant des agences barricadées.

Définitive ? Eh non, pas pour tout le:monde. Rebaptisée par ses propres employés, qui ont perdu leurs fonds de retraite au passage, The Bank of Crooks and Criminals Incorporated – la banque des escrocs et criminels associés -, la BCCI continue à fonctionner après sa fermeture officielle. Qui le dit, qui le prouve ? Un personnage hors du commun, coauteur avec le journaliste Denis Robert (voir ci-dessous son interview) d’un livre renversant, Révélation$.

Ernest Backes est un ancien cadre supérieur d’un établissement financier luxembourgeois, Clearstream, d’une puissance colossale. Or il découvre que les hommes de la BCCI au Luxembourg – le Grand Duché est l’un des centres de l’affaire – ont loué, après la fermeture judiciaire de la banque tout un étage de l’hôtel Intercontinental de la capitale. De là, ils continuent de donner des ordres de virement, comme si de rien n’était, grâce à Clearstream. Le 8 aôut 1991, par exemple, plus d’un mois après la banqueroute,100 millions de francs d’actifs sont soustraits de comptes normalement sous séquestre, et envoyés sur un compte des plus mystérieux, dit non publié, attribué à la Banque générale du Luxembourg sous l’intitulé 32506 BGLCLIEN.

Bien entendu, personne ne paiera jamais pour le scandale de la BCCI, professionnellement étouffé au Pakistan, dans les émirats, mais aussi en Angleterre et aux Etats-Unis, qui auraient eu tant à craindre d’un véritable coup de projecteur. L’argent sale ? Il fait tellement de bien à l’économie mondialisée et aux services secrets qui assurent sa défense aux quatre coins de la planète ! Avez-vous noté ? Dans les premiers jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre, on se bousculait presque pour dénoncer les barbares qui avaient spéculé à la baisse – ah, ce délit d’initié terroriste ! – sur les valeurs de l’assurance, du transport aérien ou de la banque.
Et puis, soudain, plus rien. Les bourses du monde entier ont envoyé aux enquêteurs – qui l’ont parfaitement enregistré – un message sans ambiguïté. Il n’est pas possible, parce qu’il n’est pas souhaitable, de chercher les organisateurs de ces juteuses opérations. Et pourtant, comme l’explique et le démontre Révélation$, le livre de Robert et Backes, c’est faisable, et même facile. Mais pas dans ce monde-ci.

(1) Voir le livre très informé de Philippe Madelin, L’or des dictatures, Fayard, 1993

« Si on retire du circuit l’argent du crime, l’économie mondiale s’effondre »

Le journaliste Denis Robert, coauteur du livre Révélation$, a découvert ce qu’il appelle le  » centre névralgique des finances parallèles « , un établissement de clearing luxembourgeois. Il explique ici les liens entre l’économie officielle et l’argent noir

Il faut lire et même se jeter sur le livre de Denis Robert et Ernest Backes, Révélation$ (Les Arènes, 450 pages, 138 francs). Le premier est journaliste et romancier, et il est devenu l’un des plus acharnés pourfendeurs de la corruption. Le second est un Luxembourgeois, ancien cadre supérieur d’un des plus gros organismes financiers de la planète, le très peu connu Clearstream. Créé en 1970 sous le nom de Cedel, Clearstream est une chambre de compensation qui permet à deux clients – individus, entreprises, banques – d’échanger en toute confiance, et à toute vitesse, fonds et valeurs. Dans le monde entier s’il vous plaît : dans les tuyaux d’un tel monstre, des milliers de milliards de dollars circulent chaque année. C’est la cible parfaite de la taxe Tobin !

Or, expliquent les deux dans leur ouvrage fracassant, un système parfaitement opaque a été caché à l’intérieur de Clearstream, sous la forme de comptes non publiés, attribués même, parfois, à des clients occultes. Clearstream serait devenu, de la sorte, la plus grande lessiveuse de l’argent sale dans le monde. Imparable ? Tout au contraire : les transactions passent dans des tuyaux qu’il serait finalement simple, techniquement, de surveiller. Et il y a encore mieux : la trace du moindre des transferts est conservée sur des microfiches, réalisées en double exemplaire et conservées scrupuleusement. Révélélation$ montre que les Etats, s’ils en avaient la volonté politique, pourraient enfin s’attaquer à l’argent noir. Avis à la coalition antiterroriste.

Politis : Existe-t-il selon vous des liens entre l’affaire de la BCCI et celle de Clearsream, qui est au centre de votre livre Révélation$ ?

Denis Robert : Mais bien entendu ! Nous avons démontré, avec Ernest Backes, que la Cedel, – l’ancien nom de Clearstream -, a permis à la BCCI, qui disposait d’un compte chez elle, d’opérer un mois après sa fermeture légale un véritable détournement de fonds. Et l’on retrouve aujourd’hui les mêmes acteurs que dans l’histoire de la BCCI, car les blanchisseurs d’aujourd’hui, et parmi eux les terroristes, vont évidemment aux systèmes les plus performants en matière d’opacité. Or, Clearstream est probablement un champion du monde en matière d’opacité. On est là au coeur du capitalisme, là où se nouent à la fois spéculation et mondialisation.

Politis : A vous lire, et à vous suivre, Clearstream est le scandale du siècle. Pour le moins !

D.R : Je le crois, parce que j’ai mis le doigt sur le centre névralgique des finances parallèles. Quand je publie les listes de compte, le nom de filiales de banques françaises à Vanuatu ou aux îles Caïman, je brise une sorte d’omerta. Personne ne m’attaque sur le fond du livre. En revanche, on me fait des procès sur des points de forme qui visent à m’intimider et à me faire payer des frais d’avocat. J’attends de vrais procès !
Car j’ai les preuves de ce que j’avance dans mon livre, et notamment la preuve du blanchiment systématique. N’oublions pas que les huit principaux responsables de Clearstream, l’une des plus importantes multinationales de la finance, ont purement et simplement sauté à la suite de la publication de Révélation$. Croyez-moi, faire sauter André Lussi, le patron de Cleartream, qui voit passer chaque année cinquante mille milliards d’euros par an sur ses comptes, c’est plus difficile que de faire sauter Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France !

Politis : Un tel travail, qui a duré deux ans, n’est sûrement pas simple à mener. Avez-vous été menacé ?

D.R : J’ai été menacé, oui, et j’ai été suivi à plusieurs reprises, mais surtout des témoins importants ont fait l’objet de graves pressions. Depuis la sortie du livre, c’est le rouleau compresseur : 25 avocats, qui ont travaillé 24 heures sur 24 pendant un mois, ont cherché des parades et en ont d’ailleurs trouvé plein.

Politis : Revenons-en au livre. Contrairement à ce que beaucoup pensent, vous affirmez que toutes les transactions laissent des traces et que donc, si une volonté politique existait réellement, on pourrait savoir qui fait quoi ?

D.R : Exactement. Techniquement, des opérateurs de Cleartream scannent les transactions sur des microfiches. Entre 30 et 50 microfiches chaque jour, et sur chacune, 500 pages de format A 4. Il y a deux jeux, l’un caché dans un coffre pour 15 ans, et l’autre qui sert au service Opérations en cas de litige. Les jeux que je me suis procuré proviennent d’un insider, un homme de l’intérieur de la structure. De même, je me suis procuré une liste de comptes d’avril 2000, qui sont tous les comptes ouverts chez Clearstream, dont certains ne sont pas publiés et qui sont à la base de ce système opaque.

Politis : Pourquoi ces informations n’ont-elles jamais percé ?

D.R : Mais beaucoup de journalistes financiers sont purement et simplement à leur solde ! Tous ces types que j’ai cotoyés et parfois filmés au cours de mon enquête, ne posent jamais de questions. Pour eux, le clearing serait un outil de gestion technique, parfaitement neutre, alors qu’il s’agit d’un formidable appareil politique.

Politis : Comme l’était la BCCI ?

D.R : Evidemment. Où est passé l’argent de la banqueroute, les 50 à 100 milliards de dollars qui se sont évaporés ? Si on allait chercher dans les microfiches de 1991, qui dorment au siège de Clearstream, sans doute le saurait-on. Quand on parle avec certains responsables de grandes banques en privé, certains n’hésitent pas à dire : si on retire du circuit l’argent du crime, l’économie mondiale s’effondre.