Archives mensuelles : novembre 2008

La faute à Christian (je n’y suis pour rien)

Ce rendez-vous devient une friche, et c’est très bien ainsi. J’ai déjà prévenu que je n’avais plus assez de temps pour l’entretenir aussi souvent que dans le passé récent. Mais Christian Berdot veille. Il vient de m’envoyer la traduction – la sienne – d’un article du grand éditorialiste George Monbiot. C’est passionnant (si, Hacène). Réfrigérant, aussi. On peut préférer regarder de l’autre côté. J’ai moi-même cette tentation, et de plus en plus souvent, je le crains. Enfin, voyez (ici, le texte original anglais).

Climat : il nous reste une chance

publié dans le Guardian du 25 novembre 2008

Les dernières données scientifiques montrent que pour prévenir un emballement climatique, il faut totalement décarboniser nos sociétés.

Georges Bush se comporte comme un débiteur furieux dont la maison va être saisie. Il brise la porcelaine, arrache les portes de leurs gonds, il est déterminé à ne rien laissé d’intact jusqu’au moment où le futur propriétaire l’expulsera. Avec les derniers règlements qu’il a fait adopter, livrant les espaces sauvages des Etats-Unis aux entreprises forestières et minières, jetant à la poubelle les contrôles anti-pollution, dépeçant les lois de protection de la nature, il va faire plus de mal durant les 60 derniers jours de sa présidence que dans les 3000 qui ont précédé (1).

Ses partisans – parmi eux les pires pollutocrates des Etats-Unis – demandent ses faveurs. Mais cette dernière crise de vandalisme représente aussi ce à quoi la présidence Bush se résume. Détruire n’est pas un produit accidentel de cette idéologie. Détruire est l’essence même de cette idéologie. Le néo-conservatisme, c’est le pouvoir qui s’exprime en montrant que n’importe quelle partie du monde peut être réduite en un tas de décombres.

S’il est maintenant trop tard pour prévenir un emballement climatique, l’équipe Bush est en grande partie responsable. En détruisant volontairement le Climat Tempéré – cet interlude de températures douces qui a permis à l’humanité de s’épanouir – ils font passer les massacres massifs qu’ils ont organisés en Irak, au second rang comme crime contre l’Humanité. Bush a lancé sa guerre contre la science avec la même détermination stupide qu’il a déclaré la guerre au terrorisme.

Est-ce trop tard ? Répondre par oui à cette prédiction, c’est la réaliser. Affirmer qu’il n’y a rien à faire, c’est être sûr que rien ne sera fait. Mais même un optimiste déterminé comme moi trouve toujours plus difficile de garder espoir. Le nouveau condensé des données scientifiques publiées depuis le rapport du Panel Intergouvernemental de l’an dernier laisse entrevoir que les processus climatiques critiques pourraient avoir commencé et ce presque un siècle avant les dates prévues (2).

Il y a à peine un an, le Panel Intergouvernemental annonçait que « l’on prévoyait que la dernière mer de glace arctique de fin d’été pourrait disparaître presque complètement d’ici la fin du XXI ème siècle, d’après certains modèles » (3). Les courbes de la fonte actuelle sont en chute libre sur les diagrammes, comme celle d’une météorite tombant vers le sol.

Oubliez ces diables d’ours polaires, c’est de nous qu’il s’agit.  Alors que la glace disparaît, la région s’assombrit et absorbe donc plus de chaleur. Un récent article publié dans Geophysical Research Letters montre que le réchauffement supplémentaire dû à la disparition des glaces pénètre de 1500 km à l’intérieur des terres, recouvrant presque entièrement la région du permafrost permanent (4). Les sols gelés arctiques contiennent deux fois plus de carbone que toute l’atmosphère (5). Tant que les sols restent gelés, il reste captif. Mais la fonte a commencé. Les dégagements de méthane s’échappent avec une telle force dans certains endroits qu’ils maintiennent l’eau de lacs arctiques libres durant tout l’hiver (6).

Les effets de la fonte du permafrost ne sont incorporés dans aucun modèle climatique global. Un emballement climatique dans la seule région arctique pourrait faire basculer la planète entière dans une nouvelle ère climatique. Le Climat Tempéré pourrait s’effondrer plus vite et à plus court terme que les scénarios les plus sombres ne l’ont prévu.

Le discours de Barack Obama, lors du sommet climatique des Etats-Unis, la semaine dernière, a montré une évolution étonnante (7). Il montre que dans ce domaine, au moins, on peut espérer de profonds changements aux Etats-Unis. Mais alors qu’il présentait un plan applicable pour s’attaquer aux problèmes évoqués lors du sommet de la Terre en 1992, les mesures qu’il propose sont désespérément dépassées. Nos connaissances scientifiques ont avancé. Les phénomènes que le Sommet de la Terre de 92 était censé prévenir, sont en train de se produire. Grâce aux tactiques de destruction de Bush senior, Clinton (et Gore) et Bush junior, des programmes réguliers et raisonnables comme les propose Obama sont aujourd’hui sans effet. Comme le rapport du Panel Intergouvernemental le montre, les années de sabotage et d’immobilisme ne nous ont laissé qu’une seule chance : un programme radical de substitution totale de l’énergie.

Un article du Tyndal Center pour la Recherche sur les Changements Climatiques montre que si nous voulons nous donner une chance à peu près bonne (8,9)  d’éviter plus de 2° de réchauffement, les émissions globales dues à l’énergie doivent atteindre leur pic en 2015 et baisser ensuite de 6 à 8% de 2020 à 2040, pour atteindre une décarbonisation totale de l’économie peu après en 2050 (10). Sachant que même ce programme ne pourrait marcher que si certaines hypothèses optimistes concernant les réponses de la biosphère se révélaient justes. Pour obtenir une chance élevée d’éviter un réchauffement de 2°, il faut une réduction des émissions mondiales de 8% par an.

Est-ce possible ? Est-ce acceptable ? L’article du Tyndal Center souligne que des réductions annuelles dépassant les 1% « correspondent à des périodes de récession ou de bouleversements ». Lorsque l’Union Soviétique s’est effondré, elles diminuèrent de 5% par an. Mais on ne peut répondre à ces questions qu’en tenant compte des alternatives. Les deux courbes proposées à la fois par Barack Obama et Gordon Brown – une diminution de 80% en 2050 – signifient une diminution de 2% par an. Un tel programme, d’après ce que les données du Tyndal Center suggèrent, nous condamne à un réchauffement de 4 ou 5° (11), ce qui signifie l’effondrement de la civilisation humaine dans la plupart des régions du globe. Est-ce que cela est acceptable ?

Les coûts d’un plan d’économie et de remplacement total de l’énergie serait astronomique, et son rythme improbable. Pourtant, les gouvernements des nations riches ont déjà mis en place un plan similaire, dans un autre but. Une enquête du réseau de Télé NBC estime que le gouvernement fédéral des Etats-Unis a déjà dépensé 4 200 milliards de dollars pour répondre à la crise financière, plus que les dépenses totales pour la Seconde Guerre Mondiale en tenant compte de l’inflation (12). Est-ce que nous voulons rester dans l’histoire comme la génération qui sauva les banques mais laissa la biosphère s’effondrer ?

Cette démarche est contestée par Sharon Astyk. Dans un nouvel essai intéressant, elle souligne que remplacer les infrastructures énergétiques mondiales, implique « une charge énorme en carburants fossiles », nécessaires pour fabriquer les turbines à vent, les voitures électriques, les nouveaux réseaux de connections, l’isolation et tout le reste (13). Cela pourrait nous faire passer le point de non retour. A la place, propose-t-elle, nous devrions demander aux gens « de faire des sacrifices à court terme, radicaux », en réduisant en 5 ans, notre consommation de 50%, avec peu de recours à la technique. Il y a deux problèmes : le premier c’est que des tentatives précédentes montrent qu’on ne peut pas compter sur une abstinence volontaire. La deuxième est qu’une bisse de 10% de la consommation d’énergie alors que l’infrastructure reste presque inchangée dans son ensemble signifie une baisse de 10% de la consommation : une dépression plus importante que tout ce que le monde moderne n’ait jamais connu. Aucun système politique – même une monarchie absolue – ne pourrait survivre à un effondrement de cette ampleur.

Elle a raison sur les risques liés à un « new deal » technologique vert mais ce sont des risques que nous devons prendre. La proposition d’Astyk prend trop ses désirs pour des réalités. Même les solution techniques qui ont ma faveur se situent dans les marges lointaines de ce qui est faisable.

Est-ce qu’on peut le faire ? je n’en ai pas la moindre idée. Si l’on regarde les dernières données, je dois reconnaître qu’on a peut-être attendu trop tard. Mais il y a une question à laquelle je peux répondre plus facilement. Est-ce qu’on peut se permettre de ne pas essayer. No we can’t. (Allusion au slogan de la campagne d’Obama : Yes we can.)

1. Suzanne Goldenberg, 20th November 2008. President for 60 more days, Bush tearing apart protection for America’s wilderness. The Guardian.

2. Public Interest Research Centre, 25th November 2008. Climate Safety. www.pirc.info

3. Intergovernmental Panel on Climate Change, Working Group I. Technical Summary, p73. http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar4/wg1/ar4-wg1-ts.pdf

4. David M. Lawrence et al., 2008. Accelerated Arctic land warming and permafrost degradation during rapid sea ice loss. Geophysical Research Letters, Vol. 35, 11506.
doi:10.1029/2008GL033985.
http://www.cgd.ucar.edu/ccr/dlawren/publications/lawrence.grl.submit.2008.pdf

5. Edward A. G. Schuur et al, September 2008. Vulnerability of permafrost carbon to climate change: implications for the global carbon cycle. Bioscience, Vol. 58, No. 8, pp.
701-714. doi:10.1641/B580807
http://www.bioone.org/perlserv/?request=get-document&doi=10.1641%2FB580807

6. United Nations Environment Project, 4 June 2007. Melting Ice – a Hot Topic? Press
Release. http://www.unep.org/Documents.Multilingual/Default.asp?DocumentID=512&ArticleID=5599&l=en

7. http://www.congresscheck.com/2008/11/18/obama-promises-return-to-global-climate-change-negotiations/

8. Kevin Anderson and Alice Bows, 2008. Reframing the climate change challenge in light of post-2000 emission trends. Philosophical Transactions of the Royal Society A. Published online. doi:10.1098/rsta.2008.0138
http://www.tyndall.ac.uk/publications/journal_papers/fulltext.pdf

Anderson and Bows state that “The framing of climate change policy is typically
informed by the 2 degrees C threshold; however, even stabilizing at 450 ppmv CO2e [parts per million of carbon dioxide equivalent] offers only a 46 per cent chance of not exceeding 2 degrees C.” This estimate is given in the following paper:

9. Malte Meinshausen, 2006. What Does a 2°C Target Mean for Greenhouse Gas Concentrations? A Brief Analysis Based on Multi-Gas Emission Pathways and Several Climate Sensitivity Uncertainty Estimates. In Hans Joachim Schellnhuber (Ed in Chief). Avoiding Dangerous Climate Change. Cambridge University Press.

10. This is for stabilisation at 450 ppmv CO2e – well above the level that James Hansen and other climate scientists are now calling for.

11. Anderson and Bows note that stabilising atmospheric concentrations even at 650 ppmv CO2e requires that global emissions peak by 2020, followed by global cuts of 3-4% a year. This means that OECD nations will have to cut emissions by even more than this to prevent concentrations from rising above 650. Meinshausen estimates that stabilisation at 650ppmv CO2e gives a 40% chance of exceeding 4 degrees C.

12. CNBC.com, 17th November 2008. Financial Crisis Tab Already In The Trillions.
http://www.informationclearinghouse.info/article21263.htm

13. Sharon Astyk, 11th November 2008. A New Deal or a War Footing? Thinking Through Our Response to Climate Change. http://sharonastyk.com/2008/11/11/a

Sur la crise en cours et ce qu’elle révèle malgré elle

Pouvais-je trouver un titre plus alambiqué ? Celui-là n’est pas si mal. Je ne vais pas jouer au devin, ni au derviche tourneur. Je constate comme vous que la crise du capitalisme mondialisé fait trembler les gouvernements, qui réussissent comme par miracle à mobiliser ensemble des milliers de milliards de dollars. Étrange, mais vous n’avez pas besoin de moi pour le savoir.

Étrange, car les mêmes tentent de nous faire croire, courbes et chiffres à l’appui, que tout cela ne serait que récession, de courte durée, et qu’elle nous conduirait in fine, quand les bons nigauds que nous sommes seront repartis emplir leurs charriots chez Carrefour, au retour de la croissance, notre sainte mère à tous (lire ici). Là oui, je me permets un grand éclat de rire. La croissance, ah, ah, ah !

Tout ce système, tous ces Attali et Minc, tous ces pitres qui occupent la totalité de l’espace public, tout repose sur la croissance sans fin et sans but de la consommation matérielle. Leur planète s’affole à l’idée que la machine puisse seulement reculer d’un millimètre. Tenez, pour vous montrer que je n’invente rien : Le Nouvel Observateur du 22 au 26 novembre interroge l’économiste Jacques Delpla. Et que dit-il ? Ceci : « L’activité risque de reculer de 2 % en France l’an prochain. Nous sommes entrés dans la pire crise depuis 1929. Plus sévère que celles de 1975 ou de 1993, qui avaient vu un recul de l’activité de 1 % ».

N’est-ce pas réellement sublime et indépassable ? Je le crois. Tous, je dis tous nos beaux esprits défendent donc une entreprise qui n’a d’autre choix que d’avancer. Il n’y a aucune élasticité possible, aucune capacité d’adaptation au mouvement, principe pourtant élémentaire de la vie. On voit sans l’ombre d’un doute qu’un simple soubresaut de l’activité générale mène au gouffre, au chômage de masse, à la menace d’affrontements meurtriers entre communautés et peuples.

Bravo. Oui, ce chef d’œuvre de l’art éphémère qu’est l’économie parvient encore à surprendre le monde. Dans le temps même où ce monstre parfait réclame aux écosystèmes épuisés qu’ils continuent, eux et eux seuls, à produire, à donner même, car ces biens-là sont d’un certain point de vue gratuits. La crétinerie de l’économie lui est consubstantielle. Autrement dit, si vous prenez l’une, vous aurez l’autre, et pour le même prix. Elle entend donc se développer jusqu’à la fin des temps humains, sans jamais se permettre de redescendre d’un cran, et en exigeant des soubassements essentiels que sont l’air, l’eau, les forêts, les sols, qu’ils se tiennent au garde-à-vous et obéissent à tous les ordres fous de la Bourse planétaire.

Je vais vous dire sincèrement ce que je pense. Comme de toute façon cette pacotille finira par se révéler pour ce qu’elle est, j’aimerais que cela arrive vite. Vite. Immédiatement serait parfait, mais mes pouvoirs sont un peu limités, je le crains.

Encore et toujours ma tata Thérèse

Si vous tombez par hasard sur ce rendez-vous consacré à la crise écologique, je vous dois quelques mots. Depuis l’ouverture de ce rendez-vous, fin août 2007, j’ai écrit autour de 350 articles qui sont archivés, et que vous pouvez lire ou relire. C’est un travail, qui m’a fait grandement plaisir, mais je dois aussi œuvrer pour manger à ma faim ces excellents produits bio qui me font tant saliver. Et donc, j’ai mis ma contribution bénévole en veilleuse.  Je n’écris plus que lorsque cela m’est possible. Ce dimanche 23 novembre 2008, j’ai décidé de rédiger la suite des aventures de ma tata Thérèse, qui ont commencé ici il y a quelques semaines, et qu’on peut retrouver sans trop de peine. Je précise, il le vaut mieux, que je m’adresse à un gamin imaginaire. Vous tous, donc.

Aucun rapport avec la crise écologique ? Je crains d’avouer que non. Sauf que ma tata était merveilleuse. J’entrevois donc un lien, bien que vaporeux, bien qu’incertain, bien que discutable. De toute façon, rien ne vous oblige.

Ma tata et le tendre agneau

Est-ce que cela a vraiment existé ? Je suis obligé de te répondre franchement : c’est oui. Oui, un jour, ma tante est revenu du marché de la rue Mouffetard, tout près de la rue Larrey, où elle habitait.

Je ne me souviens plus très bien des détails, mais j’étais petit, quoi, dans les dix ans, par là. Le marché de la rue Mouffetard, à cette époque d’avant le Déluge, quand les dinosaures vivaient encore, était un vrai grand marché vivant. Je dis cela, car aujourd’hui, il est mort. Aujourd’hui, un joli décor de théâtre l’a remplacé. Je le sais, j’y suis passé. Les personnages ne jouent pas si mal, mais c’est une pièce. On cherche le rideau. C’est propre, comme un sou neuf, on n’a plus besoin de se boucher le nez.

Au temps béni de ma tata, le marché de la rue Mouffetard sentait la décomposition et la fin du monde. On glissait sur des poireaux accrochés au pavé de Paris. On pataugeait dans des bouillies de toutes les couleurs que les chats errants n’avaient pas voulu terminer. Les marchands gueulaient tant qu’on ne savait plus où donner de l’oreille. Tu me pardonnes, hein ? Je dis gueuler parce ces gens-là ne se contentaient pas de crier. Comment t’expliquer ? Ils beuglaient, ils mugissaient, ils aboyaient, on les entendait du bas de la rue. Ou du haut, bien sûr.

Je peux me tromper, mais je crois que le marché de la rue Mouffetard n’avait pas été nettoyé depuis le Moyen Âge, au moins. Toute la nourriture de la France était pendue aux étagères, aux étals et même aux murs. Je dis bien : aux murs. Car on manquait de place, et pour faire admirer la marchandise par les passants, il fallait bien la montrer. On accrochait donc des gigots ou des ribambelles d’oignons ou des lapins écorchés partout où traînaient des clous. Et les vieux clous, rue Mouffetard, ce n’est pas ce qui manquait.

Bon, j’espère que tu ne t’es pas perdu en route. Je reprends. J’ai dix ans, ma tata revient du marché, et là, je dois avouer que j’ai un coup au cœur. Tu vois ce que je veux dire ? Mon cœur accélère, comme dans une descente depuis le plateau d’Avron, sur un vélo sans freins. Tu me suis ? J’ai un coup au cœur, parce que tata n’a pas seulement un sac à provisions empli comme d’habitude de patates et de camembert. Ma tata tient sous le bras un agneau. Un agneau vivant. Si. Je te jure.

Je ne sais plus si mon frère Régis était là. J’espère. J’espère bien pour lui. Car moi, j’ai aussitôt crié. Fort. Et puis j’ai ri, et puis j’ai tapé dans mes mains, et puis j’ai fait une ou deux cabrioles. Les cabrioles, je dois dire que je ne suis pas tout à fait sûr. Mais l’agneau méritait bien cela. Au moins cela. Ma tata a retourné deux ou trois fois son dentier dans sa bouche, ce qu’elle adorait faire, et puis elle a expliqué.

Elle était très forte pour les explications. Si elle était en ce moment devant moi, je lui dirais : « Eh, tata Thérèse, c’est bien vrai, ce que tu racontes ? ». Pour ne rien te cacher, maintenant que le temps a passé, il me vient des doutes. Mais quand j’étais petit, je n’étais pas grand, et je croyais tout ce que ma tata disait. Et ce jour-là, elle a expliqué que dans la rue Mouffetard, il y avait des gens très méchants. Surtout un type affreux, avec une grande moustache noire et un grand tablier blanc. Je pense que tu auras reconnu le boucher, qui était je dois dire un sacré sagouin. Car non seulement il avait cette moustache et ce tablier, mais aussi un long couteau avec un manche en corne, par lequel il décapitait les animaux et les réduisait en tranches fines qu’il revendait une à une à ses clients.

Je ne sais pas si tu imagines bien la situation. Le boucher, avec son couteau dans la main, entouré d’animaux en morceaux. Et ma tante qui passe devant son magasin, en lui montrant ses fausses dents. Je pense, sans pouvoir en être sûr, qu’elle a dû marmonner une amabilité. Par exemple : assassin. Ou peut-être : salopard. Je m’excuse une nouvelle fois, mais tata aimait bien le mot salopard. Et moi aussi, figure-toi. Donc, elle est passée devant le coutelas, et c’est alors qu’elle a vu l’agneau. Recroquevillé dans un coin, découragé de vivre, attendant le sacrifice. Tata a demandé aussitôt au criminel ce que cet animal faisait chez lui, et le criminel lui a répondu que l’agneau n’allait pas tarder à y passer, car les fêtes de Noël approchaient, et que les habitants du quartier adoraient la belle chair tendre d’un agneau fraîchement tué.

Tel que. Le boucher s’apprêtait à zigouiller cette merveille de la nature. La cigarette au bec, si cela se trouve. Car à l’époque, on aurait eu du mal à trouver un boucher sans un crayon derrière l’oreille et une gitane maïs accrochée à sa moustache. Je te précise un point d’histoire ancienne : une gitane maïs, c’était une cigarette qui sentait tellement mauvais que j’avais envie de vomir à chaque fois. En tout cas, ma tata ne pouvait tout de même pas accepter le massacre ! Je te pose la question : qu’aurais-tu fait à sa place ? Elle, qui n’avait comme d’habitude pas plus que quelques centimes dans sa poche, a commencé à hurler au scandale, puis à ameuter une petite foule de gens indignés. Et ensuite, ensuite, je ne sais plus. Je crois qu’elle a trouvé un arrangement. Il me semble qu’elle a payé quelque chose. Ou laissé sa carte d’identité en assurant qu’elle reviendrait payer. Ou encore une autre trouvaille, parce que l’imagination de ma tante Thérèse, quand il s’agissait d’animaux, n’avait pas de limites. Tu vois la mer ? Tu vois l’horizon sur la mer ? Pareil. Ma tante était comme un horizon sans fin.

Cette fois, nous y sommes. Ma tante et l’agneau vivant sous le bras. Au cinquième étage de l’immeuble de la rue Larrey. Dans son appartement microscopique dont les cloisons dataient de Mathusalem – un très vieux monsieur, crois-moi – et où l’on entendait les gens du dessus faire pipi comme si on était avec eux. J’imagine que tu veux savoir comment elle s’en est tirée. Moi aussi, je te l’assure. N’oublie pas que j’ai dix ans, et que ma tante vient de revenir du marché avec cet animal en peluche aux yeux grands ouverts ! Je viens juste d’arrêter de hurler de joie, et je suis comme toi. Que va faire ma tante Thérèse ?

J’aurais dû m’en douter. Elle a gardé l’agneau. Évidemment ! Au début et pendant des semaines, elle l’a nourri au biberon. Je n’ose pas me demander où elle trouvait le lait et comment elle le payait. Oublions. Je n’ose pas non plus me demander ce qu’elle faisait du caca de l’agneau. Crois-moi, et de cela je me souviens, un agneau fait caca. Et pipi. Par terre. Beaucoup. Souvent. Mais Thérèse s’en moquait totalement. Est-ce qu’une maman a le droit de se poser des questions aussi saugrenues ? Elle épongeait, ce n’est pas quand même pas si compliqué.

Et puis l’agneau a grandi. C’est très beau, un agneau qui grandit. Son poil est comme du feutre, tu voudrais dormir avec lui et ne plus jamais le quitter. C’est  chaud, c’est doux, c’est blanc. Mais quand arrive le moment où le lait ne suffit plus, ce qu’on appelle le sevrage, il y a un moment délicat. Où trouver du fourrage rue Larrey, quand on est seule, sans voiture et sans argent ? Où trouver du ravitaillement ? Heureusement, nous étions là.

Nous. Nous. À cette époque, j’habitais en banlieue, dans une ville tout ce qu’il y a d’urbaine. Avec des bus, des Quatre-Chevaux – une voiture -, des immeubles en pagaille, la Grande Rue, le parc de la rue Jean Beausire, Bouboule, les frères Odelli, Yvonne, et j’en passe. Mais il y avait aussi une ferme. Oui, une ferme en activité, avec des vaches. C’était comme un reste de campagne qui avait été encerclé par la ville, et qui résistait de moins en moins. Mais la ferme des Van Morleghem était en activité dans l’avenue Lespinasse, et depuis les fenêtres de notre immeuble HLM en papier mâché, on pouvait de temps en temps voir Jacky, le fils de la famille, traire les six ou sept vaches sous notre nez, ou presque. Le soir, on allait demander une bouteille de lait chez madame Van Morleghem, qui faisait aussi épicerie, et elle ramenait directement de l’étable un pot en aluminium. Après quoi, elle versait du lait encore chaud dans une bouteille en verre, et elle plaçait un capuchon métallique dessus avec un petit engin qui le pressait sur le goulot. Oui, le lait venait encore des vaches, en ce temps-là. Et on commençait toujours par le faire bouillir, car les microbes étaient de sales bêtes.

Aïe, je me suis encore perdu. La ferme. Qui dit ferme dit fourrage. Pendant un temps que je ne peux pas préciser, chaque semaine, on remplissait deux grands sacs à provision avec du foin venu de la ferme, et on le portait chez ma tata pour nourrir l’agneau. Il fallait aller à pied à la gare, qui nous menait par l’omnibus à la gare de l’Est, puis prendre le métro et descendre place Monge. La rue Larrey était à deux pas. Et l’agneau avait faim.

L’agneau ? Quel agneau ? Il était devenu un jeune mouton, oui, voilà la vérité. Un jour, par je ne sais quel miracle, Thérèse est venue nous visiter avec l’animal dans notre banlieue, et j’ai eu le droit de le promener avec une laisse dans la cour de l’immeuble, devant les Odelli, Bouboule et Yvonne. Je ne te raconte pas l’heure de gloire. Mais pour ma tante, cela commençait à ne plus aller aussi bien. Car le mouton, ayant forci, faisait de plus en plus caca et pipi. Et comme un mouton digne de ce nom, il lui arrivait fréquemment de bêler ou de taper du sabot sur le plancher. Or les voisins n’étaient pas au courant que l’immeuble s’était lancé dans l’élevage semi industriel. Ils en étaient restés aux souris et aux hamsters, comme je te raconterai une autre fois. Un jour fatal, le pot aux roses a été découvert par le facteur, qui avait la langue bien pendue, je dois préciser.

Il était venu apporter un mandat à ma tante, qui n’avait pas pris soin de coincer la porte d’entrée comme elle faisait d’habitude. Alors, le mouton a fait son apparition dans le couloir en fanfare. En fanfare, c’est-à-dire en bêlant. Le facteur avait enfin de grandes nouvelles à apprendre au voisinage, et il se ne se priva pas d’annoncer à coups de tambour que l’immeuble abritait une ménagerie privée, dont un mouton au moins. Les voisins l’avaient déjà entendu bien des fois, mais ma tata leur faisait croire, sans succès, que les bêlements étaient ceux de sa petite-fille de cinq ans, ma cousine Laetitia.

Vrai ? Je joue ma réputation : tout est exact, crois-moi sur parole. Dans la suite des semaines et des mois, tata Thérèse s’est arraché les cheveux, qu’elle avait aussi abondants que grisonnants. Elle savait bien que jamais elle ne pourrait garder rue Larrey un mouton adulte. D’ailleurs, franchement, s’agissait-il d’un bélier – disons un papa, un mec, un mâle – ou d’une brebis ? Soit je ne l’ai jamais su, soit je l’ai oublié. Mais ma tante chérie, un jour, m’a dit qu’elle avait trouvé un client, je n’ose dire un pigeon.

Selon elle, un homme de la campagne – on pourrait dire un paysan, je crois -, avait accepté d’accueillir le mouton dans un pré gras, où l’herbe était verte, où la vie serait belle et où elle serait éternelle. Et le mouton est parti vers de nouvelles aventures. Ce que j’en pense ? Tu me demandes ce que j’en pense ? Mais rien, voyons. Ou plutôt, étant entendu que ma tata Thérèse était une magicienne accomplie, qui réalisait des miracles au rythme où je respire, je me suis dit alors : OUAIS ! Je me suis dit qu’elle était arrivée une fois encore à faire tourner la terre comme on voudrait tous qu’elle fasse. Je me suis dit que c’était une reine du monde. Et maintenant que les années ont filé, je peux te le confirmer : tata Thérèse était une reine du monde. Ne me dis surtout pas que tu n’es pas d’accord.

Avis à la population

Bonjour à tous,

Pour la raison que je dois m’occuper d’autres choses, je vais devoir laisser tranquille ce rendez-vous. Je ne renonce pas à y écrire ce que je veux, mais le rythme devrait notablement changer, et s’orienter à la baisse. En un peu plus d’un an, j’ai écrit ici quelque chose comme 350 articles, et ma foi, c’est beaucoup. N’hésitez pas à revenir de temps en temps car, je me répète, ce n’est pas une fermeture.

Appelons cela une pause. Ci sentiamo.

Quand pleurer fait du bien (sur un film)

Je viens de regarder un film qui m’a fait pleurer. C’est rare. Cela m’arrive, car je suis émotif, mais c’est rare tout de même. J’ai donc pleuré en voyant le documentaire de Christian Rouaud, qui s’appelle Les Lip (l’imagination au pouvoir). Pour je ne sais quelle obscure raison, je l’avais loupé au moment de sa sortie en 2007.

Je suis bien obligé de jouer les anciens combattants, et de raconter un peu pour les petits jeunes qui poussent derrière la porte. Le 17 avril 1973, la société de montres Lip, installée à Besançon, dépose son bilan. Nous sommes avant le choc pétrolier et le chômage de masse. Nous sommes avant l’usure affreuse des années 80 et du socialisme à la mode Mitterrand. Les ouvriers existent encore comme force sociale et politique respectée, et le souvenir de 68 demeure incandescent.

Ces ouvriers se lèvent, dont beaucoup sont des ouvrières. C’est une insurrection pacifique, presque toujours pacifique. Elle devient vite grandiose. Non seulement les prolos occupent leur usine, mais ils remettent en activité des chaînes de montage, puis décident de vendre eux-mêmes les montres ainsi fabriquées. Le tout dans une illégalité totale. Le tout en multipliant les ruses pour échapper aux surveillances policières. Le tout en manipulant des sommes géantes pour l’époque, où l’on calculait encore en anciens francs.

Des centaines de millions de ces francs-là ont été cachés, comptés, distribués à la barbe de tous les pouvoirs locaux et nationaux. En ce temps-là, Georges Pompidou était président. Et Pierre Messmer, Premier ministre. On ne peut pas comprendre si on n’a pas vécu cela. Pompidou. Messmer. Dieu du ciel, ces gens-là ont réellement existé.

À Besançon, les Lip étaient rassemblés autour du slogan le plus fabuleux de l’après 68 : « On fabrique, on vend, on se paie ». Je me souviens d’être allé deux fois là-bas. La première en septembre 1973, pour une manifestation de  solidarité qui rassembla 100 000 personnes sous une pluie froide. Moi, je bouillais, j’étais au paradis. Moi, je venais d’avoir 18 ans.

J’arrête ici pour l’histoire, que tout le monde peut apprendre, devrait apprendre d’ailleurs. Je n’ai jamais oublié ces personnages de légende, qui sont pourtant des femmes et des hommes comme on en croise un peu partout sur le chemin. Et ces salopards, donc, m’ont fait pleurer. Merde, beaucoup. Je précise qu’on les voit fort peu en 1973 et 1974. Ceux qui sont interrogés ont trente-cinq ans de plus au compteur de la vie. Certains sont des vieux. Certains sont officiellement et légalement des vieux.

Dans le film, honneur aux dames, j’ai admiré pleinement Jeannine Pierre-Émile, entrée chez Lip en 1971, où elle est en 1973 déléguée du personnel. Mazette, quelle classe ! Quel ton ! Quelle joie dans le regard quand elle se penche sur le passé, sur cet interminable conflit qui dura tant d’années. On a envie de la serrer. Je le fais, je la serre.

Tous sont admirables. En tout cas, je les admire tous sans réserve. Mais je dois avouer que deux êtres me frappent davantage que les autres. Le premier est un curé, alors ouvrier chez Lip : Jean Raguenès. Il est lumineux, intelligent et ajoutons pour faire bon poids qu’il est un révolutionnaire. En 1973, c’est l’évidence même. Quand la caméra de Rouaud le retrouve au Brésil aujourd’hui, où il s’occupe évidemment des pauvres, il semble l’être encore. Il semble. On ne lui pose pas la question.

Il y a donc Raguenès, dont je n’avais pas mesuré, il y a plus de trente ans, la dimension bouleversante. Et il y a bien entendu Charles Piaget. Dieu comme cet homme a bien vieilli ! Je ne sais pas comment ce gars a fait, car il doit tourner autour de 80 ans, mais putain, quelle vaillance intacte ! Piaget est demeuré à mes yeux l’incarnation de mon rêve de jeunesse. L’incarnation du rêve de la révolution.

En 1973, Piaget est un syndicaliste, mais davantage encore un homme du peuple. C’est difficile à expliquer clairement. Il dirige, mais à sa manière. En maintenant perpétuellement la discussion. En écoutant. En entendant. En acceptant d’être remis en cause et d’être éventuellement minoritaire, en évitant à chaque pas d’offenser, en faisant du respect une valeur centrale. Mais dans le même temps, Piaget est aux avants-postes de la bagarre sociale. Il est radical, il attaque en son cœur le système capitaliste, il défend les contours d’une société qui serait gérée par les travailleurs.

Ça fait drôle, hein ? Une société dirigée par ceux qui la composent. Ça fait drôle, hein ? Bon, n’insistons pas. Les Lip, filmés par Rouaud, expriment une telle beauté profonde et collective que, trente-cinq ans plus tard, celle-ci irradie encore. Oh, tant ! Bien entendu, il y a mystère. Pourquoi ? Pourquoi diable là, et pas ailleurs ?

Je ne prétends pas détenir une réponse, mais j’ai néanmoins une idée ou deux. Dont la conviction qu’une alchimie psychologique s’est produite alors. Basée sur une rencontre improbable autant qu’imprévisible entre des êtres vrais. Les êtres vrais existent tout autour de nous, mais ils ne s’agrègent presque jamais. Chez Lip, la réunion a eu lieu. Je pense, sans en avoir la moindre preuve, que Raguenès et Piaget étaient indispensables à l’émulsion générale. D’un côté un révolté profond, assez proche, me semble-t-il, de l’anarchie dans ce qu’elle a de meilleur à donner. Et de l’autre un réaliste qui ne renoncerait pas à l’utopie des profondeurs. Le premier, Raguenès, entraînant le monde par le bout extrême de ses songes. Et le second, Piaget, assurant que le monde est toujours là, accroché aux branches, vaille que vaille. Rassurant, en somme.

Oui, je pense que la présence de ces deux tempéraments splendides a permis à quantité d’autres caractères – les Burgy, Vittot, Demougeot, Neuschwander même – d’exprimer leur profondeur et leur humanité. J’ajouterai volontiers leur grandeur, car ces femmes et ces hommes sont grands, se révélant aux autres comme d’authentiques personnages d’une histoire qui les magnifie et leur rend justice.

On ne peut reproduire un chef-d’œuvre. Lip en fut un. Et pour en revenir une seconde à cette crise écologique qui m’obsède, et à laquelle est consacré ce rendez-vous, qu’ajouter ? Eh bien, je suis heureux que Lip ait existé, car cette aventure humaine démontre que, parfois, tout est possible. Tout. Ce qui a été mené à Besançon, dans un autre monde que celui qui existe, a valeur de grand fanal. Selon moi, l’alchimie locale peut, un jour ou l’autre, se produire à l’échelle d’un pays et même du monde.

Écrivant cela, je tente de ne pas me montrer naïf. Pas trop. Mais enfin, si je ne croyais pas de toutes mes forces qu’un mouvement sans égal peut et doit soulever l’enthousiasme et provoquer le début des innombrables changements nécessaires, eh bien, je serais désespéré. Or, je ne le suis pas. Souvent tourneboulé, quelquefois affreusement pessimiste. Mais désespéré, non. Et quand je vois sur l’écran Piaget, Raguenès et tous autres, je sais pourquoi. Jamais je ne les oublierai.