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Mélenchon et tous les autres (seconde partie)

Je vais essayer de ne pas vous faire peur avec des grands et gros mots, mais ce sera difficile, je préfère vous le dire de suite. Cet article se lit idéalement à la suite de celui qui le précède, Mais qu’est donc ce fier monsieur Mélenchon ? Voyez-vous, amis lecteurs, lecteurs non-amis, je dois nous rappeler que la pensée humaine est – aussi – une vaste histoire.

Je viens de lire un livre fort intéressant, bien qu’un peu bancroche à mon goût dans sa construction, qui me sert de point de départ. Dans La société écologique et ses ennemis (La Découverte, 744 pages, 27 euros – mais quel vilain titre ! -, Serge Audier traque pour nous, avec prudence mais constance, les penseurs plus ou moins proches de l’écologie qui ont jalonné l’histoire de ce qu’on nommait jadis le mouvement ouvrier. Ce mouvement qui, né avec l’industrialisation et la prolétarisation des ouvriers, artisans et plus tard paysans, a donné naissance à toutes les gauches. Marx, la social-démocratie, le stalinisme, l’essentiel du mouvement syndical.

Le rendez-vous historique de 1864

Cette histoire était-elle écrite d’avance ? Était-elle fatale ? Bien entendu, non. Un courant dominant l’a emporté, celui que les anarchistes de la Première internationale appelèrent, avec une géniale prescience le « courant autoritaire ». Cette Première internationale, fondée en 1864, explosera entre ceux qui soutenaient le Russe Bakounine – les anarchistes anti-autoritaires – et ceux qui défendaient l’Allemand Marx. La querelle deviendra scission en 1872. Mais retenez : tout le monde n’était pas d’accord avec les idées de Marx, et certains des plus clairvoyants redoutaient une soumission croissante à l’autorité et à la hiérarchie. Cette évolution non plus n’était pas inévitable, mais elle s’est produite.

Et bien avant ce que les staliniens et tant d’autres, hélas, nommeraient le soi-disant « socialisme scientifique », de merveilleux penseurs avaient délicatement déployé leur ailes de géants. Comme le mal-aimé Charles Fourier, qui imaginait, outre les phalanstères remis au goût du jour après 68, la si belle Île d’Harmonie, couverte de forêts et de fleurs, enchantée du matin au soir par le chant de milliers d’oiseaux. Certains de ses contemporains, sans être aussi socialistes que lui, méritent au moins mention, comme la divine George Sand, subtile amoureuse du monde. Tenez, ces quatre vers À Aurore : « La nature est tout ce qu’on voit,/Tout ce qu’on veut, tout ce qu’on aime./Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit,/Tout ce que l’on sent en soi-même ».

Élisée Reclus, mon idole

Ils sont nombreux, et le plus souvent inconnus, ceux qui dessinaient pourtant les contours d’une autre destinée commune. Je songe au moment où j’écris au formidable Thoreau de Walden. À son amour pour l’eau, les arbres, la marche, à son fameux traité sur la désobéissance civile, à sa révolte si profonde contre le despotisme d’État. Au si grand John Muir, fabuleux naturaliste, infatigable découvreur du sauvage. Aux jeunes fous, aux ardents poètes qui partaient à la fin de chaque semaine, vers 1860, décapiter les résineux plantés en masse – déjà ! – à Fontainebleau. Au pionnier de l’écologie scientifique George Perkins Marsh, dont j’ai parlé il y a sept années ici. Au grand géographe Elisée Reclus, l’une de mes idoles, anarchiste jusqu’au fond de l’âme, qui me fit vibrer jadis avec son Histoire d’un ruisseau. À tant d’autres, je vous perdrais.

Non, décidément, une autre pensée de l’avenir était possible. Qui sera restée dans les limbes. Ses auteurs, ses promoteurs ont été tantôt moqués, tantôt oubliés, tantôt battus ou abattus. Je ne doute pas une seconde que, si l’on avait suivi leurs pas au lieu que de plébisciter la machine, la vitesse, l’argent, nous ne serions pas aujourd’hui  face à une horrible crise écologique planétaire. Mais le temps passe, et  il me faut vous parler de cette lèpre de l’espérance humaine que furent le stalinisme et toutes ses si nombreuses dépendances. Je ne vous l’ai pas dit, mais je l’ai écrit plus d’une fois : le mouvement ouvrier aura été une œuvre de civilisation. Des générations de combattants ont rêvé d’un monde qui ne s’édifierait pas sur le malheur et les cadavres. Seulement, cette immense espérance se sera brisée en deux temps. D’abord au moment de la terrible guerre de 1914, qui vit le suicide de l’Europe. La grande responsabilité n’en incombe pas, à mes yeux, aux bourgeoisies rapaces de notre continent, quel qu’ait pu être leur rôle. Mais au mouvement socialiste, incapable d’unir les peuples contre la boucherie.

En souvenir de mes morts de Kronstadt

Des ruines de l’affrontement surgit la « Révolution bolchevique » – un pur et simple coup d’État – de 1917, qui vit apparaître de nouveaux monstres. Vous vous souvenez de cette merveilleuse Internationale des ouvriers, fondée en 1864 ? Ceux qu’on appelait désormais les « marxistes », au premier rang desquels le parti bolchevique, étaient bel et bien obsédés par l’obéissance, la hiérarchie – un bureau politique régnant sur un parti dominant toute la société – l’autorité pseudo-scientifique. Et je ne parle pas de leur folie productiviste, eux qui voulaient, comme l’écrivit Trotski dès les années 20 du siècle passé (dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste) : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ». In memoriam le Goulag et la Kolyma, la famine ukrainienne et son lot de cannibales, les hauts-fourneaux et le stakhanovisme, le nucléaire sans nul contrôle, la police partout. Lénine, Trotski et Staline vainquirent, mais à quel prix exorbitant !

Rappelons au moins trois faits connus. Un, les bolcheviques, très minoritaires, dispersèrent par la baïonnette l’Assemblée constituante réunie, après des élections libres, en octobre 1918. Deux, les marins, ouvriers et soldats de la ville de Kronstadt se révoltèrent contre le nouveau pouvoir en mars 1921 et réclamèrent des élections libres et la liberté de la presse. L’Armée rouge de Trostki attaqua aussitôt, emprisonna, assassina des milliers de Justes. Trois, l’armée de l’Ukrainien Makhno, lui-même anarchiste, parvint à réunir en Ukraine, entre 1918 et 1921 la Makhnovchtchina, une armée d’inspiration libertaire qui atteindra jusqu’à 50 000 combattants. Opposée tout à la fois aux troupes nationalistes de Petloura, aux armées blanches de Dénikine et Wrangel, aux divisions bolcheviques, elle finira elle aussi noyée dans le sang de ses soldats.

Non, je ne raconte pas tout. Mais je veux évoquer encore l’Espagne de 1936, où un syndicat anarchiste, la CNT, était le plus puissant de tous. C’est dans ce pays que l’idée anarchiste est allée le plus loin, notamment dans les campagnes. Écrivant cela, applaudissant encore, au fond de moi, la geste des Solidarios, d’Ascaso, de Durruti, je n’oublie nullement les ombres de ce grand mouvement et certains meurtres injustifiables. Mais en l’occurrence, laissez-moi penser que l’essentiel est ailleurs. Les staliniens russes, aidés par des crapules stipendiées locales, et quelques étrangers comme notre Duclos national, ont proprement tué le mouvement social espagnol. Par le meurtre, les enlèvements, la torture, par le crime à tout instant.

Un détour par le Nicaragua sandiniste

Bien entendu, un tel travail d’anéantissement de la liberté vient de loin, et va plus loin encore. Si je n’aime pas Mélenchon, c’est que je maudis en bloc l’histoire du parti communiste, qui a longtemps été son allié. Et de même cette épouvantable histoire emplie d’un sang noir et rouge qui s’est poursuivie dans l’Est de l’Europe, en Chine, au Vietnam, au Laos, au Cambodge, à Cuba, au Nicaragua, au Venezuela, partout où le mensonge règne ou a régné. Vous avez le droit imprescriptible de ne pas voir le lien, évident pour moi, entre la structure mentale des staliniens d’antan, et des expériences qui, en apparence, sont éloignées. Mais je crois sincèrement que, dans ce cas, vous avez tort.

J’ai connu de près le Nicaragua sandiniste de 1979, au moment où le tyran Somoza était chassé du pouvoir par quelques bandes de jeunes guerilleros. Un mois plus tard, je découvrais dans Barricada, le quotidien du FSLN, le Front sandiniste victorieux, un article « de fond » sur la « révolution » d’octobre 17. Tous les mensonges, toutes les calomnies, toutes les si cruelles inventions, comparables au faux Protocole des Sages de Sion, y étaient en toutes lettres.

Pour le triomphe du mycorhize

Je vous le dis, et je le proclame : la pensée libre, dont nous avons tant besoin, est une plantule fragile, qui disparaît plus facilement qu’elle n’apparaît. Et au moins deux traditions s’opposent et s’opposeront. Celle si chère à mon cœur, établie par tant de peintres, de poètes, d’écrivains, de penseurs, de militants. Elle fait irrésistiblement penser à un rhizome, ou mieux encore à un mycorhize,  cette association parfaite entre les racines des plantes et des champignons, par quoi passe la sève du monde, l’information, la lumière et la clarté, la mobilisation et l’action. Cette dimension est horizontale, refuse l’existence de chefs autoproclamés, et prétend, contre l’évidence j’en conviens, que la destinée des hommes est d’être libres et solidaires.

L’autre tradition m’aura toujours épouvanté, et je la récuse en totalité. C’est celle de la servitude volontaire au nom de l’admiration vouée au grand personnage. C’est la langue de la domination, qui multiplie toujours les dominés. Celle des cages mentales dans lesquelles les pouvoirs de la place, aussi différents qu’ils aient pu paraître, enferment leurs adversaires et ennemis. Or moi, je ne suis pas un adversaire, je suis un ennemi de ce monde et de ceux, Mélenchon compris, qui ne rompront jamais avec le joug, remodelé certes, rafistolé et repeint, mais qui aura toujours le même poids sur la nuque des serfs de l’Autorité.

Mais qu’est donc ce si fier monsieur Mélenchon ? (première partie)

Je sais bien que les mélenchonistes les plus mélenchoniens me détestent, mais cela ne m’a jamais empêché d’écrire sur leur héros ce que je voulais. Et je compte bien continuer ici, malgré leurs inévitables protestations. Je compte rappeler ici quelques points déjà abordés, puis ajouter une pincée de poudre noire dans la (si petite) blessure que je leur ai infligée. Avis à l’univers : il faut, il faudrait lire le texte qui suit en compagnie de celui qui le suivra. Où l’on verra, peut-être, les raisons profondes, les racines politiques, historiques et personnelles qui sont au commencement  de mes lourdes critiques contre Mélenchon. Avis donc : il n’y a pas un article sur lui, mais deux.

Et ça commence par un préambule. Je comprends en partie l’engouement de tant de gens pour La France Insoumise. Les proclamations de ce regroupement contiennent quelques belles idées qu’il serait pénible – et même stupide – de rejeter. Il est vrai que, et tout à mes critiques, je ne l’ai pas assez fait, grâce à ce mouvement et à Mélenchon, certaines questions sont sorties du réduit mental où elles étaient. Grâce à Mélenchon ? Vous avez bien lu : grâce à lui. Malgré tout ce que je peux lui reprocher, il a ouvert une porte, libérant des énergies qui s’épuisaient en vain à défendre des causes subalternes. Je me permets de faire un rapprochement avec le grand texte du pape François, Laudato Si, même si cela n’est pas de même nature, ni de signification et de puissance comparables. Je précise que François m’impressionne.

Les si tristes funérailles d’Hugo Rafael Chávez Frías

Je salue donc ceux des Insoumis qui ont placé la question écologique au centre de leur monde, même si c’est d’une manière qui ne me convient pas vraiment. Et Mélenchon itou, qui est parvenu à secouer sa tête chenue pour y faire entrer un peu d’air et de lumière. Sommes-nous d’accord ? Je l’espère, car cela ne va pas durer. D’abord, Mélenchon nous a bassinés je ne sais combien de dizaines de fois avec ce géant qui n’était qu’un nain, Hugo Rafael Chávez Frías, défunt président du Venezuela. L’apothéose de cette séquence a été la veillée funèbre, à l’annonce de la mort del Jefe au début de l’année 2013. Citation de Mélenchon : « Ce qu’est Chavez ne meurt jamais. C’est l’idéal inépuisable de l’espérance humaniste, de la révolution ». Autre citation : « Il n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie ». On sentait le pleur tout près de sortir.

Et là-dessus, silence total. Aucune explication n’est fournie de l’abominable descente aux enfers de ce grand pays. Le successeur, Maduro, fait endurer à son propre peuple la pire crise sociale qu’a connue le pays depuis son indépendance pour le coup bolivarienne de 1811. La camarilla militaire chaviste a copieusement pillé le pays et son immense rente pétrolière, distribuant des prébendes qui n’auront servi qu’à doper une consommation de biens importés. Rien de fondamental n’aura changé, alors que le chavisme au pouvoir a vingt ans d’âge. Les corrompus du sommet ont eu le temps de planquer les trésors volés à Miami, et je suis bien certain qu’ils ne paieront pas le prix de leur vilenie. Il ne restera bientôt plus rien du chavisme. Cela, une révolution ? J’aimerais presque croire que c’est une blague. Sur le sujet, j’ai écrit ici même, en 2009, un article qui peut se relire. On y découvre celui que Chávez décrivait comme un grand ami. Norberto Ceresole, fasciste et négationniste argentin, car c’est de lui qu’il s’agit, a fort contribué à la formation politique de Chávez, qui s’appuie comme chacun devrait le savoir sur le triptyque El Caudillo (Jefe), el ejército, el pueblo. Le chef, l’armée, le peuple. Une insupportable vision verticaliste du pouvoir, revendiquée pourtant. On peut aussi lire ceci ou encore cela.

 

L’économie chinoise, chance pour l’humanité

J’ai entendu Mélenchon oser face à Jean-Jacques Bourdin une phrase du genre : « Mais enfin, vous savez que Castro et Chávez sont morts ? », sous-entendant par là qu’il n’y avait pas lieu d’y revenir. Mais quelle audace !  Venant d’un homme qui se croit incarner l’Histoire en marche, et ne cesse de vanter telle ou telle figure de la Révolution française, c’est réellement gonflé. Et surtout ridicule pour qui se réclame encore du matérialisme et du marxisme. On pourrait donc faire parler les morts, mais pas tous. Seulement ceux qui arrangent la ligne politique du moment. Comme c’est commode.

En 2012, j’ai remis le couvert et abordé une dimension proprement infâme du personnage Mélenchon en évoquant le sort fait au journaliste d’origine brésilienne Paulo Paranagua : c’est . Un peu plus tard, toujours cette année 2012, j’ai commencé à parler d’autres pays de cette Amérique latine que j’ai bien connue, et pour lesquels Mélenchon avait les yeux de Chimène. Ainsi de l’Équateur et de sa si fameuse « révolution citoyenne ». Vous verrez ici le sort fait aux Indiens de Sarayaku, et l’ode de Mélenchon à la destruction du monde par l’économie chinoise (« Je considère que le développement de la Chine est une chance pour l’humanité », octobre 2012). Ainsi du Pérou, ici cette fois. Et encore deux fois sur l’Équateur : en septembre 2013 et en novembre 2016.

Quant au Mélenchon « écologiste », il y a pléthore d’articles sur Planète sans visa. Je me permets d’en citer celui-ci, cet autre, celui-là et deux derniers, ici et là. Ils ont au moins trois ans, et depuis, je n’ai pas changé d’avis. Un seul exemple éclairera mon propos : le fameux meeting de l’hologramme, en février 2017. Lui à Lyon, son ombre portée à Auber. Eh bien, la totalité de la prestation était un show profondément anti-écologiste, articulé autour de trois frontières humaines à repousser plus loin : la mer, l’espace, le numérique. Rendez-vous compte un peu ! Si l’écologie a un sens, c’est bien celui d’avoir découvert puis admis les limites de l’action humaine. Simplement parce qu’un mur physique infranchissable empêche d’aller au-delà. Quand il n’y a plus de sol, on ne cultive plus rien. Quand il n’y a plus de poissons, on n’en pêche plus. Quand l’eau vient à manquer parce que nappes et rivières ont été surexploitées, les êtres vivants meurent un à un.

Or à Lyon, il s’agissait d’aller encore plus loin. La mer ? Il faudrait lancer un vaste programme d’industrialisation à coup d’hydroliennes géantes, d’éoliennes off shore, d’usines aquacoles destinées à fabriquer des algues. Je n’invente rien. Et voyez comme Mélenchon parlait de nos pauvres océans sur son propre blog, le  26 mars 2012 : « Ne sommes-nous pas la nation d’Europe qui a su s’immiscer dans l’espace et qui occupe aujourd’hui la moitié du marché mondial des tirs de satellites ? N’avons-nous pas mis au point le navire de transport spatial le plus abouti pour alimenter la station internationale de l’espace ? Rien n’est hors de portée pour nous, sitôt que l’État et le collectif s’en mêlent ! La mer est notre nouvel espace de réussite et d’exploits scientifiques et techniques ! C’est ma proposition ! ».

La si fabuleuse chienne Laïka

Vous avez noté : « Rien n’est hors de portée ». Ou encore, dans une interview pathétique donnée à Match : « L’idée de l’expansion humaine en mer s’est présentée à moi comme une espèce d’antidote à la déprime générale. Et comme un fait d’évidence totalement occulté! (…) Quand j’étais gamin, je découpais et je collectionnais les articles sur la conquête de l’espace. Je crois que j’ai encore dans ma cave un cahier où j’avais collé fiévreusement les exploits de la chienne Laïka et de Youri Gagarine ». L’expansion humaine, comme si elle n’avait pas assez détruit comme cela sur terre ! Et cette imagerie de pacotille sur l’espace, qui lui a fait acclamer à Lyon le savoir-faire des ingénieurs et l’excellence de la base de Kourou, oubliant l’essentiel, qui est de conquête, de conquête militaire, même si elle est pour l’heure pacifique encore. Dieu ! mais un écologiste commencerait évidemment, parlant de la mer, par parler de la dévastation des océans. Et réclamerait, c’est en tout cas mon point de vue, l’interdiction de la pêche industrielle. Or non, je le répète : aller plus loin encore, et ouvrir fatalement, compte tenu de ce qu’est l’économie réelle, la voie aux industries transnationales, seules à même d’investir massivement. Et je n’insiste pas, non, faute de place, sur le ridicule et plein accord avec le déferlement du numérique (et des jeux vidéos), qui pose pourtant des problèmes politiques de fond. Car quoi ? Qui ne sait que la démocratie est synonyme de lenteur, indispensable à la parole, à l’échange, à la coopération, à l’élaboration, à la décision ? La numérisation du monde pose des problèmes neufs, et graves. Mais pas pour Mélenchon.

Je suis extrêmement long, mais je m’en excuse pas. Il s’agit en effet d’une affaire sérieuse. Sur un plan politique général, je reste stupéfait par la facilité avec laquelle des millions de gens semblent avoir oublié Mitterrand, à qui Mélenchon, ce n’est pas exagéré, voue un culte. L’ancien président a promis ce qu’on voulait bien croire, de manière à être élu, et puis s’est détourné sans explication de son plantureux programme. Certes, il ne fut coupable que de l’extrême faiblesse de ses suivants, croyants et courtisans. Mais tout de même ! Mélenchon ne se cache aucunement d’admirer au plus haut point un homme de droite qui a fait entrer le fric et le capitalisme le plus infect – Tapie, Berlusconi – dans l’imaginaire de la gauche française. Et cela n’aurait aucune signification particulière. Hier, des foules compactes ont acclamé les crapules staliniennes Thorez, Marty, Duclos, Aragon, Marchais. Et d’autres des politiciens « de gauche » soutenant les pires aventures coloniales, comme Guy Mollet, Robert Lacoste, Mitterrand déjà ou Gaston Defferre. Que veux-je dire ? Qu’il est au moins possible que la France dite insoumise repose sur le même rapport malsain à la politique et à l’autorité.

Et si on parlait un peu de l’Internationale ?

De vous à moi, ne voyez-vous pas que cette manière verticaliste – lui là-haut, nous en bas – tourne le dos aux rêves les plus anciens de l’émancipation ? Bien qu’ayant rompu avec beaucoup de l’imaginaire de ma jeunesse, je continue d’entendre L’Internationale avec davantage qu’un pincement au cœur. On y entend ces mots, que je revendiquerai pour ma part jusqu’à la fin : « Il n’est pas de sauveur suprême. Ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Je crois sincèrement que Mélenchon se prend pour les trois.

Avant d’achever ce qui, je vous le rappelle, est le premier volet d’une série de deux, je me sens contraint d’évoquer de graves mensonges de Mélenchon, qui n’ont attiré l’attention de personne. De personne en tout cas qui en ait parlé sur la place. Cela tombe donc sur moi, et je l’accepte comme le reste. Dans un livre d’entretiens paru il y a un an au Seuil (avec Marc Endeweld, Le Choix de l’Insoumission), Mélenchon y réécrit son histoire politique d’une manière qui m’a sidéré. Et offensé, car je continue à croire dans la vérité et la rectitude.

Je n’en ferai pas la critique complète, qui serait pourtant méritée. Mais laissez-moi insister sur le Mélenchon lambertiste, dirigeant à Besançon de la secte appelée Organisation communiste internationaliste (OCI), celle-là même qui a fait de Jospin un espion de choix, membre du parti socialiste, jusqu’au poste de Premier secrétaire du PS après 1981, tandis qu’il était membre clandestin de l’OCI. Cette organisation a une histoire profondément noire, faite de graves violences contre les individus, et qui aura eu la grande originalité de soutenir des concurrents du FLN algérien – le MNA – manipulés par l’armée française; puis de combattre toute participation aux luttes de la jeunesse contre la guerre américaine au Vietnam; de refuser publiquement de participer aux barricades de mai 68; d’insulter sur tous les tons les combattants du Larzac, les antinucléaires des années 70, les militantes féministes, etc.

Quand il soutenait Lip à l’insu de son plein gré

Vous me direz qu’on s’en fout, mais vous me lisez, et je ne m’en fous pas. Mélenchon a été donc le chef – et chez eux, ce mot n’était pas à prendre à la légère – de l’OCI à Besançon pendant plusieurs années de l’après-68. Or dans son livre, il raconte de telles calembredaines qu’on ne peut les appeler autrement que des mensonges. Il raconte par exemple que la grève des travailleurs de Lip – elle débute au printemps 1973 – aurait suscité chez lui un énorme enthousiasme, ce qui est nécessairement faux. Toute personne ayant vécu cette époque sait que le courant lambertiste vomissait chaque semaine, dans sa feuille honteuse Informations ouvrières, les gens de Lip, au motif qu’ils avaient partie liée avec la CFDT honnie, très majoritaire dans l’entreprise. Et voilà que Mélenchon en rajoute, vantant le formidable curé de Lip, Jean Raguénès, que son mouvement, donc lui fatalement, exécrait publiquement et constamment.

De même, il invente « une immense compassion » pour les Vietnamiens, qui aurait été la base de son engagement contre l’impérialisme américain. Pure bullshit. Les lambertistes comme lui maudissaient à ce point le Vietcong et le Nord-Vietnam qu’ils pourchassaient à coups de bâton ceux qui, dans les rues de Paris, défilaient pour la victoire du FNL vietnamien. J’en ai été le témoin direct, mais ce point ne saurait, de toute façon, être discuté.

Enfin – il y a bien plus, mais je m’arrête là -, Mélenchon ose évoquer un soutien aux guérillas d’Amérique latine – cela cadre si bien avec son affection pour les nouveaux caudillos comme Chávez ou Correa – des années 70. On est là dans le grotesque, un grotesque nauséabond, car il y a derrière tout cela des morts. Je suis un témoin vivant de ces événements, et de cette époque, et quand Mélenchon affirme son adhésion à une « ligne d’action révolutionnaire de type insurrectionnel », j’ai un début de nausée. Ainsi que le clamait chaque semaine le journal de Mélenchon Informations Ouvrières, les lambertistes étaient VISCÉRALEMENT opposés à ces groupes, tels le MIR chilien, les Tupas d’Uruguay, le FSLN nicaraguayen qui avaient choisi l’affrontement armé.

Je sais d’avance ce que diront certains lecteurs : il s’agit de vieilleries. Soit. Mais elles sont exprimées en 2016 par quelqu’un qui dit vénérer l’histoire des hommes, et qui combat officiellement toutes les cliques au nom d’un impérieux devoir d’honnêteté. La falsification, si elle n’est pas née avec le stalinisme, a atteint avec lui des sommets que nul n’est encore arrivé à dépasser. L’OCI et le passé de Mélenchon ont officiellement été antistaliniens, mais ils ont repris des méthodes qui étaient celles de leurs supposés adversaires. Je n’ai pas le temps de vous raconter l’affaire Michel Varga, très bien documentée. Et cela, figurez-vous, ne passe pas. Pour mieux comprendre pourquoi, il faudra attendre mon prochain rendez-vous, ici même. J’y parlerai de personnages beaucoup, beaucoup plus intéressants, comme par exemple Charles Fourier, Henry David Thoreau ou encore Nestor Ivanovitch Makhno et Élisée Reclus. Croyez-moi, l’air qu’ils ont bu ferait encore éclater plus d’un poumon.

Adresse à ceux qui applaudissent tant Hulot

Je vois que la plupart des écolos – attention, je ne suis pas écolo, je suis écologiste – estampillés sont ravis de la nomination de Nicolas Hulot. Comme ils sont partis pour l’applaudir longtemps, il leur faudra, chemin faisant, imaginer des stratagèmes pour se convaincre qu’ils ont malgré tout eu raison. Et que des gens comme moi sont décidément infréquentables. Le jour où ils se réveilleront un peu, s’il arrive, c’est encore de gens comme moi qu’ils se plaindront, car il ne sera jamais question d’admettre, selon les cas, avoir été naïf, ou duplice, ou plus directement con. Je n’ai donc aucune illusion. Ce sont les mêmes qui applaudissaient Mitterrand, et qui vantent aujourd’hui l’abolition de la peine de mort de 1981 – obtenue au Venezuela en 1863 – oubliant commodément le sort fait à Sankara, Tapie, la télé offerte à Berlusconi, la mort des oiseaux et des papillons, le déferlement incroyable de la laideur. Les mêmes qui, à chaque occasion, opposent les gens constructifs et « positifs » – eux – et les noirs personnages de mon espèce.

Moi, je vois surtout qu’ils pensent à leur confort de vie. Encore cinq minutes ou cinq ans, monsieur le bourreau ! Et il est vrai qu’il leur sera plus agréable de vivre avec un Hulot qu’avec un Retailleau. Il est tout aussi vrai qu’en tendant leur sébile de la bonne manière, ils récupéreront des maîtres qu’ils acclament quelque menu fretin. Le monde meurt, mais qu’importe si j’ai un poste au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Ou à la direction générale du WWF, qui vient de recevoir le prix de l’écoblanchiment des mains de Survival International, pour ce que cette « association » « écologiste » fait endurer aux Pygmées d’Afrique centrale.

Le seul menu problème pour tous ces Assis – « Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…» -, c’est la guerre qui pointe, déjà là pour tant d’autres que nous aux portes de nos privilèges. Dans le pays imaginaire où ils prennent si avantageusement la pose, il ne faut surtout pas se montrer méchant. Ni même tranchant. C’est déplacé, c’est mal élevé. Il ne faut pas dire que le duo Le Maire-Darmanin mènera une politique économique favorable à la destruction du monde, pour la raison simple que c’est sa nature, tout comme c’est celle du scorpion de la fable. Ni attaquer de front les transnationales, amorales par définition, et criminelles par obligation. Ni celles du tabac, ni celles de la chimie, ni celles qui fourrent du sel, du gras, du sucre dans toute leur bouffe de malheur, pour mieux tuer le pauvre monde d’obésité, de cancer, de diabète, et du reste. Ni celles du pétrole, du gaz, du charbon, du nucléaire. Ni celle de la bagnole. Ni celles du numérique, qui représentent si bien l’avenir qu’ils nous promettent.

Ce qu’ils veulent, c’est mourir dans leur lit, et si possible décorés de leur Légion d’Honneur. Ils me font penser à ceux qui voulaient à toute force l’accommodement avec le fascisme hitlérien, refusant jusqu’au déshonneur le devoir de combattre. J’y ajoute pour faire bon poids l’aveuglement total de certaine gauche face à la barbarie stalinienne. Mais voilà que tout recommence sous nos yeux. Ils y a ceux qui se couchent devant la puissance des vainqueurs provisoires du monde. Et il y a les autres. On les moque et on les moquera encore, mais ils sont là. Nous n’avons perdu qu’une petite bataille de plus.

Hulot, 10 000 fois hélas

 

Chers lecteurs,

Certains d’entre vous savent que je travaille pour Charlie et je dois écrire sur Hulot dans le numéro de mercredi prochain. Je ne m’étendrai donc pas, désolé. Mais je peux vous dire à quel point je suis stupéfait de tant de naïveté de la part de Hulot. Seulement, s’agit-il encore de naïveté ?

Il y a cinq ans, j’ai écrit Qui a tué l’écologie ?, livre dans lequel je consacrais un chapitre très critique à Hulot et sa fondation. Laquelle, et ce n’est pas rien, a comme partenaires des industriels aussi marqués que Vinci ou la holding agro-industrielle Avril (ex-Sofiprotéol). Je n’ai évidemment pas changé d’avis. Hulot aura passé des dizaines d’heures en tête-à-tête avec Chirac, sans que rien ne change. Donné une énorme crédibilité à une vulgaire opération politicienne de Sarkozy en 2007, le si funeste Grenelle de l’Environnement. Accepté un poste de Hollande et fait croire aux si nombreux crédules que les Accords de Paris sur le climat étaient une victoire, alors qu’ils sont un désastre.

Je ne doute pas qu’en bon communicant, il saura mettre en valeur sa politique. Mais dites-moi ? N’a-t-on pas déjà vu cela ? En 1981, Mitterrand renonçait à l’extension du Larzac et à la centrale nucléaire de Plogoff. Et puis, rien d’autre que la poursuite implacable de la destruction du monde. De même en 1997 avec Jospin, qui avait dealé avec les Verts de Voynet et Cochet l’abandon de Superphénix et du canal Rhin-Rhône.

Hulot a déjà, c’est l’évidence, obtenu la fin du projet de Notre-Dame-des-Landes, et gagnera sur quelques autres points symboliques, car tel est l’intérêt de Macron. Mais la machine continuera dans la même direction, car tel est son but. Hulot et ceux qui le suivent dans cette triste aventure oublient tout. Comment est structurée une société. Quel en est l’imaginaire. Comment s’exerce le pouvoir et au profit de qui. Quelles forces sociales, économiques et culturelles défendent quels intérêts, et pourquoi. Quel est le jeu des transnationales et que signifie défendre, comme le fait Macron, le commerce mondial au travers de traités comme le Ceta.

Ce gouvernement est farci de lobbyistes si évidents que personne ne les voit plus. Comme dans La Lettre volée, de Poe. Défenseurs militants du nucléaire, des exportations d’armes, des mines d’or en Guyane, du business en général, ils ont en partie réussi à rendre évidents, presque naturels, leurs choix idéologiques au point que personne ne paraît oser le leur reprocher. Le slogan implicite de tous ces gens crève les yeux : c’est celui de Thatcher. There is no alternative. Il n’y a pas d’autre choix.

Est-ce que je suis déçu par Hulot ? Oui, je le suis. Il avait la responsabilité de préparer une génération au grand changement. Il préfère un poste d’illusionniste.

2/ Mais qu’est donc ce merveilleux Macron ?

Si vous ne le savez pas, je vous apprends que j’ai ferraillé contre certains, présentés comme écologistes, qui soutenaient sans hésitation le vote en faveur d’Emmanuel Macron. Contre Yves Paccalet et Corinne Lepage, notamment, auxquels j’aurais pu ajouter Matthieu Orphelin, ancien de la fondation Hulot, et très proche de ce dernier. Je laisse de côté, car ils sont par trop grotesques, des gens comme François de Rugy – lui aussi, comme Valls, avait signé la charte de la primaire socialiste avant de s’essuyer les fesses avec – ou Cohn-Bendit, désormais commentateur de matchs de foot et chroniqueur entre deux pubs chez Europe 1.

J’ai pu dire à certains, ces dernières semaines, que je préférerais me couper un bras que de voter Macron, et c’était faux. J’ai besoin de mes bras, surtout depuis le 7 janvier 2015, car mes jambes ne sont plus ce qu’elles étaient. C’était faux, mais c’était vrai, car je voulais surtout dire : jamais. Mais pourquoi, amis lecteurs ? Le psychodrame finalement comique du deuxième tour de la présidentielle a opposé deux personnages très détestables, mais également très différents.

Il va de soi, et qui me lit un peu le sait évidemment,  que je ne donnerai jamais ma voix à des crapules racistes. Je m’empresse de dire que je comprends aisément ceux qui, craignant – à tort, selon moi – une victoire de Le Pen, ont placé un bulletin Macron dans l’urne. Je les comprends, mais je ne les approuve aucunement. Ils en sont restés à des considérations nationales, estimant, cette fois à juste titre, qu’il est préférable de vivre dans un pays qui n’est pas dirigé par une clique comme celle-là.

Là-dessus, nous pourrions presque – presque – tomber d’accord. En effet, il est plus tranquille de vivre dans un pays où l’on n’expulse pas massivement les étrangers et où la bouille de madame Le Pen n’envahit pas les écrans. Seulement, la question posée n’est pas celle du confort moral, mental et quotidien d’une partie de la population. La question est : où va-t-on maintenant ? J’ai eu l’occasion d’écrire – encore dans mon dernier livre, Ce qui compte vraiment – sur les migrations humaines en cours. Des études concordantes indiquent qu’une bande de terre peuplée de 550 millions d’habitants, courant du Maroc à l’Iran, via l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Palestine, l’Irak, la Syrie, l’Arabie saoudite, devient peu à peu inhabitable sur fond de dérèglement climatique. Les températures diurnes vont atteindre 50 degrés, celles nocturnes ne descendront plus sous les 30 degrés.

En clair, des dizaines de millions d’humains, peut-être des centaines de millions à terme, quitteront des territoires grillés par la chaleur. Regardez une carte, et dites-moi, je vous prie, où ils iront en priorité. Ce cataclysme désormais si proche – encore dix ans, encore trente ans ? – représente un danger abyssal pour les valeurs qui sont les nôtres, et ramènerait le Front National à bien peu de choses. Car de vous à moi, comment des peuples habitués à commander le monde – comme le nôtre, depuis le conseil de sécurité de l’ONU – réagiraient-il à des arrivées en masse ? Essayons d’être tous sincères, cela changera des mauvaises habitudes. De ce point de vue, le Front National de 2017 est hélas, hélas, hélas, bien peu de choses.

Le dérèglement climatique est la mère des batailles, car il porte en germe la dislocation de toutes les sociétés humaines, et la guerre de tous contre tous. Or n’est-il pas certain que l’aggravation continuelle de l’effet de serre est intrinsèquement lié à l’explosion du commerce mondial ? Et que cette explosion est fatalement soutenue par cette divine croissance que la plupart des pays sont décidés, comme naguère ce pauvre imbécile de Sarkozy, à aller chercher avec les dents ?

La croissance, c’est bien sûr de l’effet de serre concentré. La croissance de biens matériels, c’est inévitablement des émissions de gaz supplémentaires. Mon satané ordinateur en a produit, mais aussi la moindre chaussette si bon marché fabriquée au Vietnam par des gueux. Mais aussi le moindre ballon de foot cousu par des gosses dans un entrepôt sans lumière du Pakistan. Mais encore tout ce que vous portez, tout ce que vous possédez, tout ce que vous souhaitez posséder un jour. Et je parle de climat, mais je pourrais parler aussi de notre contribution nette, par nos importations, à la désagrégation de tant d’écosystèmes. Et d’ailleurs de l’appétit de tant de classes dites supérieures,  dans les pays du Sud, pour nos propres signes extérieurs de richesse : bagnoles, parfums, alcools, fringues, bijoux.

Tel est en trois mots le commerce mondial, largement dominé par la surpuissance des transnationales, qui n’ont plus à prouver leur amoralité. Celles du tabac, de l’amiante, des pesticides et de milliers de produits chimiques tous différents, ont amplement montré ce qu’étaient leurs buts, et leurs actions. Moi, je crois bien que c’est dans ce cadre, car c’est celui de la réalité, qu’il faut juger l’arrivée au pouvoir suprême d’Emmanuel Macron. Faut-il une fois de plus radoter ? Oui, visiblement.

Mais d’abord un petit détour par le rapport Rueff-Armand, bible des technocrates, publié en 1960. Il insiste beaucoup sur les « retards »  de l’agriculture, l’« archaïsme des structures parcellaires » et le manque de productivité de ce qu’on n’appelle déjà plus des fermes. Ce texte décisif et limpide « ne peut se dissimuler […] que le progrès des rendements tendra à accentuer la contraction des effectifs de main-d’œuvre ». Tout est dit en peu de mots. Il va falloir remembrer, c’est-à-dire augmenter les surfaces moyennes par la loi, et chasser de leurs terres les paysans « surnuméraires ». Le rapport Rueff-Armand n’est pas la seule cause du grand massacre des paysans et des campagnes, mais il leur servi de cadre explicatif. De justificatif auprès des puissants qui allaient dynamiter la civilisation paysanne. Tout devait disparaître, et tout a disparu avec : outre les mares et les tas de fumier dans la cour, outre les haies, les talus, le bocage, outre les abeilles, les grenouilles, les oiseaux, outre le nom des combes, des fossés, des champs, des bois, outre la lenteur et l’épaisseur du temps, la beauté d’un monde encore possible.

Si je parle de ce texte, c’est tout simplement parce qu’il a servi de repère, explicitement, à un autre rapport, connu sous le nom de Rapport Attali. À son arrivée en 2007, Sarkozy a aussitôt confié à son ami – de gauche, on s’en doute – le soin de réunir de toute urgence une « Commission pour la libération de la croissance française ». Pardi ! il fallait relancer la machine. Ces corniauds, qui de droite, qui de gauche, promettent depuis 1974 la fin du chômage de masse, et comme ils échouent à en pleurer, ils rêvassent de retrouver l’élan perdu de ces foutues 30 Glorieuses – une partie de notre vrai drame en vient -, quand la croissance atteignait 8% – en 1960 – ou encore 7,1 % en 1969.

Donc, une Commission de plus. J’en extrais les lignes directrices suivantes :

  • Préparer la jeunesse à l’économie du savoir et de la prise de risque ;
  • Participer pleinement à la croissance mondiale et devenir champion de la nouvelle croissance ;
  • Construire une société de plein-emploi ;
  • Instaurer une nouvelle gouvernance au service de la croissance.

Et j’y ajoute, pour faire bon poids, la fin du principe de précaution voulu par Chirac en 2005, pourtant si frêle garde-fou contre les délires « développementistes ». Parmi les 20 mesures-phares du rapport, pas une ne parle même de la crise écologique planétaire. Le dérèglement climatique n’est seulement pas évoqué. Ces gens sont irresponsables,  au point d’en devenir criminels.

Or, et j’y arrive enfin, qui est le rapporteur de ce funeste document, appelé à révolutionner la France au service de la croissance ? Emmanuel Macron, comme certains de vous le savent. Il était alors, à 29 ans, déjà l’ami d’Attali, et l’est resté. Ce qu’est Attali et ce que j’en pense, je l’ai écrit la dernière fois ici, après bien d’autres papiers. Ce type est profondément détestable. Il sera peut-être ministre.

Macron est un être radicalement petit. Je ne discute pas qu’il est doté de ce que certains appellent « l’intelligence logico-mathématique ». Il a fait des études, dont l’ENA. Apparemment fort bien. À ce stade, cela prouve que son cerveau fonctionne, ce qui est bien le moins lorsque vos deux parents sont médecins, dont l’un une sommité. Et puis ? Mais rien du tout ! On sait qu’il a été banquier d’affaires, ce qui prédispose assurément à considérer le sort des humiliés de ce monde. On se souvient, mais on ne se souviendra jamais assez de cette phrase prononcée en mai 2016 en face d’un gréviste : « Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ». Travailler. Parler de travailler, quand cela veut dire pour lui lire des textes, recevoir, blablater, contresigner des ordres. Il a lu des livres, certes, mais surtout passé 99 % de son temps disponible en compagnie de gens riches, en bonne santé, échangeant de plaisants propos avant que de passer à table. Que sait-il du monde réel ? Une infime rumeur du sort de milliards d’êtres humains dont la vie est une plainte.

Ne parlons pas même de la France. Parlons une fois au moins du monde. Des paysans de partout, chassés de chez eux par le marché mondial et les satrapes locaux, qui finiront dans des bidonvilles sans eau ni chiottes. Des grands singes qui meurent, comme meurent les fabuleuses forêts de notre Terre. Des océans dont nous sommes sortis un jour, et auxquels nous rendons ce cadeau par l’empoisonnement et l’hécatombe. Des sols dont tout dépend, gorgés de toutes les bontés chimiques estampillés Monsanto ou Bayer, entreprises si performantes que Macron les porte au pinacle. Des éléphants, des Pygmées d’Afrique, des lions et des tigres, des Bochiman, des Yanomami, des îles Andaman, des habitants de Lagos, de Mexico, de Mumbai, des gosses d’Agbogbloshie brûlant le plastoc de nos vieux ordinateurs pour en retirer un fil de cuivre, de la puanteur, de la saleté, des maladies qui ne guériront jamais, des plaies aux jambes, au nez, aux yeux, aux mains qui ne se refermeront jamais. Il faudrait parler de ceux qui « soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Macron se tait et se taira toujours, car il ne sait rien, mais le dit avec ce sourire kennédien qui plaît tant aux commentateurs et aux cuistres, si souvent les mêmes.

Voyez-vous, quelqu’un qui, en 2017, ne voit pas l’abîme qui vient, est à mes yeux irrécupérable. Et tel le cas de Macron, à ce point immergé dans l’idéologie de la machine, de la puissance matérielle, des droits de l’homme industriel à tout saloper, et pour tout dire du capitalisme débridé, qu’il ne rêve que d’une chose : encore plus. Encore plus loin, encore plus vite, toujours plus loin, toujours plus vite. Ne vous y trompez pas : son élection a son importance. Elle en aura dans le domaine clé de l’économie réelle, quand il s’agira de se partager les parts de marché comme on découpait jadis le territoire futur des colonies. Je vous le dis en toute certitude : Macron sera l’homme de la fuite en avant, car il l’est déjà.

Je ne doute pas qu’il offrira des colifichets à ceux des supposés écologistes qui lui auront fait suffisamment de lèche. Ici, un poste de député, là des strapontins au Conseil économique, social et environnemental (CESE), ailleurs quelque poste ou fromage républicains. Et les heureux récipiendaires iront comme de juste vanter le fort engagement « écologiste » de leur maître, avant de pourfendre les sectaires et fondamentalistes de mon espèce. Je ne les plains pas, je les vomis.

Moi, en ne votant pas pour ce sale type au second tour de la présidentielle, je savais ce que je faisais. Moi, je pensais au monde et à ses êtres. Moi,  je ne fantasmais pas un péril fasciste pour mieux cacher que je défends à mon profit un monde moribond, aussi dangereux que peuvent l’être certains blessés déchaînés. Moi, je suis un écologiste.