Archives mensuelles : mars 2015

Des nouvelles du front intérieur

Beaucoup d’entre vous le savent : j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie de Charlie Hebdo, le 7 janvier passé. Plus le temps passe, et plus mon énergie diminue. Cela me semble étrange, mais je n’y peux rien. En fait, le blues recouvre mon quotidien, fait de bien peu de choses. Je ne réponds que sporadiquement à ceux qui me souhaitent pourtant le meilleur, et j’attends. D’ici quelques jours, je serai hospitalisé une nouvelle fois, pour subir deux opérations, dont l’une conditionne ma capacité à marcher normalement. Entendons-nous : je ne pleure pas, je suis seulement d’une pesante tristesse. Je pense évidemment aux miens, morts dans l’attaque. Je pense aux blessés, dont Simon, à qui je reviens si souvent.

Je ne suis pas en état pour alimenter Planète sans visa. Je vous remets ci-dessous une chronique parue le 4 novembre 1999 dans l’hebdomadaire Politis. Il y a plus de quinze ans. Quelques mois avant la fumeuse Conférence de Paris sur le climat, cela fait réfléchir. Non ?

—————————————

(In Politis, 4 novembre 1999)

Bonn, mais franchement mauvaise

L’écologie contre la démocratie ? Peut-être. Il devient chaque jour plus manifeste que notre système politique usuel ne permet pas d’affronter les menaces globales qui pèsent sur les grands équilibres naturels. En témoigne de façon caricaturale la conférence de Bonn  sur le changement climatique. À l’heure où cette chronique est écrite, elle est loin d’être terminée, mais on peut déjà en parler sans grand risque d’être démenti.

Les États-Unis et l’Europe s’y opposent dans un pesant jeu de ruse médiatique et de faux-semblants. À main gauche, les Américains, qui refusent toute mesure contraignante, notamment contre la sainte-bagnole, et entendent tout régler par le marché, la Bourse, l’argent. À main droite, une Union européenne qui profite de cet épouvantail pour nous faire croire qu’elle au moins est décidée à tenir les engagements pris à Kyoto voici deux ans, soit une diminution de 8 % des émissions de gaz à effet de serre en 2010 par rapport à 1990.

La vérité est tout autre : selon l’Onu elle-même, l’augmentation des émissions continue et pourrait atteindre 18 % en 2010 par rapport à 1990. Dans ces conditions, le sabotage américain et l’inertie européenne se rejoignent dans ce qu’il faudra bien un jour appeler un crime contre l’humanité.

La démocratie dans tout cela ? Le protocole signé à Kyoto n’est toujours pas appliqué pour une raison simple : seule une poignée de pays a voté sa ratification. Aux États-Unis, le congrès bloque et bloquera tant que ses dispositions “dures” n’auront pas été au moins tournées. Puis, comme on est entré en période électorale, chacun sait ce que cela veut dire : il faudra attendre, pour que le dossier soit seulement considéré, le printemps 2001.

L’Europe ne vaut guère mieux : imagine-t-on un Jospin – ne parlons pas de Chirac ! – prendre la tête d’une croisade contre la croissance et ses inévitables corollaires, alors que 2002 se profile à l’horizon ? Il faudra bien que le débat sur les impasses tragiques de nos modèles dits démocratiques voie le jour. Et il serait plus sage qu’il soit lancé par des démocrates et des amis de l’homme plutôt que par quelque brute dopée par les malheurs à venir, désormais si probables.

Pascal Picq, ce chaînon manquant de notre intelligence

(Pour ceux qui l’ignorent, j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie du 7 janvier 2015 à Charlie-Hebdo)

Ce n’est pas fameux. Mon esprit et mon corps se raidissent contre les balles du 7 janvier. On y verra plus clair demain, ou après-demain, ou plus tard encore. Je vous redis en tout cas que vos mots sont des baumes. Soyez sûrs que vous m’avez grandement aidé, et que vous continuez à le faire. Si je ne réponds que peu, c’est parce mes forces sont réellement limitées. Je ne sais de combien d’heures je dispose chaque jour, mais elles sont peu nombreuses. Mais elles sont comptées. J’espère que vous me comprendrez.

—————

Vous trouverez ci-dessous un entretien que j’ai eu le grand plaisir de mener au début de l’année 2002. Il inaugurait une série de « grands entretiens » que j’ai réalisés pendant une petite dizaine d’années pour le magazine Terre Sauvage. J’espère qu’il vous plaira.

« Les chimpanzés sont nos frères »

Pascal Picq, l’un de nos grands anthropologues, a publié récemment, avec Yves Coppens, un livre-événement, Aux origines de l’humanité (Fayard). Dans l’entretien décoiffant qu’il a accordé à Terre Sauvage, il insiste sur ce que l’homme doit au monde des forêts, et sur les si troublantes ressemblances qui l’unissent à jamais aux grands singes. Pour sauver ces derniers, menacés de disparition, on doit selon lui leur reconnaître, au moins pour un moment, certains des droits reconnus aux hommes. Un grand débat en perspective.

Terre Sauvage : Il y a quarante ans seulement, on pensait que l’homme était né, tout armé ou presque, il y a 40 000 ans. Et puis arrive Louis Leakey, ce formidable paléontologue. Un jour de juillet 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, cherchant un homme capable d’avoir taillé les pierres qu’il a découvertes non loin de là, il trouve un australopithèque, c’est-à-dire un singe. Jusque là, on pensait que l’outil était forcément lié à l’homme !

P.P : A cette époque, la vision dominante, c’est celle résumée dans cette scène fulgurante du début du film 2001, l’Odyssée de l’espace : l’ancêtre sort de la forêt, arrive dans la savane, invente l’outil, se redresse, et devient le singe tueur. D’un seul coup, l’homme acquiert le propre de l’homme dans ce passage du monde obscur de la forêt à ce nouveau monde qui nous rapproche des cieux.
» Louis Leakey va détruire cette légende. Ayant trouvé des outils, il aurait dû rencontrer l’homme. D’où cette énorme surprise quand il tombe sur un australopithèque ! Elle va entraîner ce que Yves Coppens appelle la « ruée vers l’os » (rires). La paléontologie africaine, en une grosse décennie, va faire éclater ce schéma linéaire de l’évolution auquel nous étions tant habitués.

Terre Sauvage : Quel bouleversement, en effet. Une phrase de votre livre m’a beaucoup marqué et j’aimerais que vous la commentiez : « Toute notre histoire évolutive, depuis 55 millions d’années, se fait sur la variation du thème des arbres et des singes ».

P. P : Tout ce que nous sommes vient du monde des forêts. C’est fabuleux ! Quand les dinosaures disparaissent – prenons du recul – il y a 65 millions d’années, la terre n’est qu’une vaste forêt qui couvre tout d’un pôle à l’autre : cela va durer 30 millions d’années. Et nous, les primates, les premiers, commençons une coévolution extraordinaire avec ces forêts. Les plantes à fleurs et à fruits – ce que sont les arbres -, ont besoin de fleurs pour leur reproduction, et donc d’insectes pour les butiner et les polliniser. Les fruits, eux, sont « faits » pour être mangés, notamment par les singes qui vont disperser leurs graines par leurs fèces. Et participer ainsi à la biodiversité. Vous savez, manger des fruits, cela nous paraît fort simple à nous, parce que nous sommes faits pour cela, mais c’est très compliqué. Tenez, ces incisives, devant, qui nous permettent d’arracher un morceau et ensuite de la mastiquer derrière, mais c’est une invention extraordinaire ! Elle nous a permis d’assurer notre succès. En fait, et je suis bien sûr que les lecteurs de Terre Sauvage seront sensibles à cela, nous sommes les enfants des fruits et des fleurs.

Terre Sauvage : Hélas, hélas, ce paradis des arbres et des singes va finir par se disloquer, sans pour autant disparaître. A partir de quand ?

P.P : Cela commence il y a environ 32 millions d’années. Peu à peu, par la tectonique des plaques, le volcanisme, et la fragmentation des continents. Les singes modernes apparaissent à cette époque, et c’est très intéressant de constater que tous, depuis cette date, ont 32 dents : les macaques, les entelles, les babouins, les colobes, les orangs-outans, les chimpanzés. Tous, comme nous ! (sa voix enfle, il sourit) Nous avons tous la même tête ! C’est-à-dire 32 dents, avec deux incisives, une canine, deux prémolaires et trois molaires. Nous sommes exactement faits de la même manière, avec des yeux en façade, avec une face dépourvue de poils. Tout cela existe depuis 32 millions d’années !

Terre Sauvage : Faisons un grand saut, peut-être acrobatique, et venons-en au mystère de notre ancêtre commun. Yves Coppens a forgé une théorie à ce sujet, l’East Side Story. Pourriez-vous la résumer ?

P.P : C’est une hypothèse classique du point de vue de la théorie de l’évolution. Tous les fossiles les plus anciens relatifs à notre lignée se trouvent à l’est d’une certaine ligne géographique où se trouvent les vallées du Grand Rift africain. Or la géologie nous dit que le Rift se déforme il y a 7 ou 8 millions d’années : on assiste d’abord à un effondrement,  puis à la formation sur les rebords de hauts plateaux, qui montent à 3 ou 4000 mètres. Cette barrière géographique devient climatique. A l’ouest, qui reste humide, cette grande forêt où vont évoluer les ancêtres des gorilles et des chimpanzés; à l’est – d’où le nom de East Side Story – un milieu plus ouvert et plus sec, en mosaïque, où vont s’affirmer la bipédie, la culture, l’homme.

Terre Sauvage : Votre travail ressemble étrangement à une traque policière. Pour l’origine du genre Homo, bien plus proche de nous, vous avez dressé une liste de six ancêtres possibles. Pas des suspects, mais presque !

P.P : Mais c’est exactement cela ! A qui profite la descendance, si je puis dire ! En cherchant l’ancêtre le plus probable, on s’aperçoit que celui-ci a une bonne tête pour cela, et cet autre d’excellents pieds : on procède par fiches signalétiques. Il faut distinguer les caractères qui ne sont pas de bons indices, qui sont trompeurs. Nous cherchons surtout les caractères dits dérivés, ces caractères évolués partagés par des espèces extrêmement proches.

Terre Sauvage : L’enquête n’empêche pas les sentiments. A propos des paranthropes, ces presque hommes qui ont vécu il y a environ deux millions d’années, on a l’impression que vous éprouvez comme une certaine tendresse pour eux.

P.P : Ah oui (grand soupir). On les a toujours négligés ! Certes, les paranthropes ont de grandes mâchoires, mais ce n’est pas pour cela que ces gars-là sont des abrutis ! On sait en fait qu’ils étaient omnivores et qu’ils utilisaient des outils en pierre taillée pour décharner les ossements. Avec un cerveau de 550 cm3, tout comme les premiers hommes ! Oui, je les aime bien. Et cela montre comment l’évolution fonctionne, avec toutes sortes de combinaisons possibles. On trouve des grosses mâchoires qui vont avec des gros cerveaux, des petites mâchoires et des petits cerveaux, des grosses mâchoires et des petits cerveaux, etc.

Terre Sauvage : Et voilà que surgit derrière, ou plutôt à côté, Homo Ergaster, il y a 1,9 million d’années. Mais d’où vient ce garçon si « longiligne » ?

P.P :  En effet, d’où vient ce nouveau venu ? Mon hypothèse, qui reste à prouver, bien sûr -,  c’est qu’il vient de régions tropicales de savanes relativement ouvertes. Plus ouvertes que celles d’Homo abilis ou Homo rudolfensis, qui sont encore assez proches des arbres.

Terre Sauvage : Ergaster est un grand coureur des savanes… Un athlète !

P.P : Tout à fait. Il a quasiment notre morphologie, à quelques détails près, et il est de très grande taille. Ses origines, selon mon hypothèse, sont en Afrique centrale, du côté du Tchad actuel, où il y avait de grandes savanes arborées. Mais le Sahara, avec la formation des âges glaciaires qui arrive à ce moment, vient à s’assécher et des populations d’Ergaster vont se mettre en mouvement, en compagnie de la faune qui les entoure.

Terre Sauvage : Il est le seul à quitter les Tropiques et à partir faire le tour du monde, de l’Europe à Java, de la Chine à la Géorgie. Pendant ce périple, tous les autres hominidés africains disparaissent. Mais pourquoi ?

P.P : Si Ergaster est le premier à couper le cordon ombilical avec les arbres et les Tropiques, c’est qu’il est un vrai chasseur. Tous les hominidés qui vivent autour d’Ergaster utilisent très intelligemment les ressources de leur environnement, mais lui  va commencer à transformer cet environnement, ce qui n’est pas du tout la même chose. Les autres retournent dormir dans les arbres le soir, mais Ergaster va lui construire des abris, et apprivoiser le feu. Ce gars-là devient capable de se procurer de la nourriture en toute saison, c’est-à-dire la viande.

Terre Sauvage : C’est l’un des grands personnages de cette histoire !

P.P : Ah oui, pour moi, c’est le vrai homme. Heureusement qu’il était là ! Les grands singes, trop dépendants des arbres, disparaissent ou se raréfient. En Afrique, toutes les espèces qui dépendent des arbres vont connaître la décimation. Sauf Homo. Et bien sûr les chimpanzés, les bonobos, et les gorilles là où les arbres se maintiennent. On nous racontait jadis qu’on avait le singe à quatre pattes, qui donnait le grand singe, qui donnait l’homme. Mais non, ce n’est pas du tout ça.

Terre Sauvage : Jusqu’au bout, le suspense aura été total. Jusqu’à Néandertal, en effet, nous avons connu une humanité plurielle. Il s’en est fallu de peu que nous ne vivions la cohabitation entre différentes espèces d’hommes véritables !

P.P : Cela s’est joué à quelques fluctuations climatiques près. Nous aurions pu, en effet, avoir plusieurs espèces d’hommes, mais aussi plus aucune. Finalement, il n’en reste plus qu’une seule. Cela montre bien que nous nous sommes trompé : nous avons cru que, parce que nous étions seuls, nous étions uniques et que l’évolution conduisait vers nous. La vérité, c’est que nous sommes les derniers rescapés.

Terre Sauvage : Avec Cro-Magnon, nous voilà chez nous ou presque. Mais on retombe sur des questions essentielles. Des 4 critères pour définir Homo, en effet – le cerveau, la main, l’outil et le langage -, vous dites que les trois premiers ne sont pas pertinents car ils s’appliquent aussi au chimpanzé, et que le quatrième échappe à nos recherches. Et vous concluez : « Nous ne sommes pas fixés sur ce que nous sommes ». Bigre !

P.P :  On a longtemps pensé que l’homme, c’est surtout le langage. Et on avait d’ailleurs découvert dans son cerveau gauche les aires de Wernicke et de Broca, précisément dédiées au langage, mais sans aller regarder dans la tête des grands singes. Et là, grand gag : quand des anatomistes l’ont fait, ils ont trouvé chez les chimpanzés les aires de Wernicke et de Broca, ce qui explique d’ailleurs pourquoi ces derniers réussissent si bien dans l’apprentissage du langage des sourds-muets ou encore artificiel.  En fait, notre dernier ancêtre commun nous a laissé cette possibilité d’un mode de communication symbolique.

Terre Sauvage :  On assiste depuis le début des années 60, à une véritable « révolution éthologique ». En résumé, les études de terrain ont montré, entre autres, que les chimpanzés avaient des cultures, des comportements qu’on peut considérer comme les prémices de la morale, qu’ils éprouvaient de la compassion, qu’ils étaient capables de faire de la politique. C’est bien ça ?

P.P : C’est ça. Et nous avons été obligés d’admettre – mais c’est tout récent, et très contesté par ailleurs – que toutes les grandes caractéristiques de l’homme se trouvent partagées, de manière multiforme, et à des degrés bien sûr différents, avec les grands singes. Les bonobos sont bipèdes, mais ce n’est pas la bipédie humaine. Les chimpanzés ont des cultures, dont une partie des fondements sont proches de ceux des premiers hommes, et ils font de la politique, ont une notion du bien et du mal, une certaine conscience de soi, ils ont le sens du rire et même de l’humour. Mais pas autant que nous !

Terre Sauvage : Pour réaliser l’un de vos documentaires, Du rififi chez les singes, vous êtes allé filmer des chimpanzés au zoo d’Arnhem, aux Pays-Bas. Et vous y avez vu, je crois, des choses inouïes.

P.P : Oui, dont celle-ci. Il y avait deux soeurs chimpanzées, une grande et une petite. La grande était adorable, parfaite dans son rôle d’aînée, toujours très attentive avec la petite. Un jour, la petite attrape une corde bleue, joue avec, la met autour de sa taille, fait sa coquette. La grande vient à passer, et elle prend un air renfrogné, ce qui me surprend. Elle arrache la corde des mains de la petite, sévèrement, et lui tourne le dos. La petite s’énerve, fait sa crise de chimpanzé, se roule par terre. Pendant ce temps, la grande soeur, qui est face à moi, se met la corde autour de son visage, puis se retourne vers sa petite soeur, et elle lui fait : bouh ! (rires francs)
» Autre exemple, raconté par l’éthologue Jan Van Hooff. Au cours d’une expérience, un de ses collaborateurs enfile une tête de léopard et se cache derrière un monticule, les chimpanzés étant de l’autre côté du fossé, à cinq mètres. D’un coup, il sort sa tête de fauve, et les chimpanzés reculent à toute vitesse. Puis, voyant que ça ne bouge pas trop, reviennent avec des bâtons,  qu’ils lui lancent. L’assistant finit par enlever le masque, et montrer son visage. Alors l’une des plus vieilles femelles, Mama, la bouche ouverte, fait quelque chose comme ahahah, avec une mimique bien particulière, comme pour dire : «  ah, vous nous avez bien eus ! ». Extraordinaire, non ?
» Ils connaissent également l’empathie. A Arnhem, les crises de pouvoir étaient nombreuses.  Un jour, le mâle dominant se livre à une démonstration de force incroyable. Il se met au beau milieu de l’enclos, le poil tout hérissé, signifiant sans équivoque : je suis le roi. Et là, croyez-moi, personne n’a intérêt à s’approcher. Or une femelle arrive, se penche sur lui, comme pour lui dire : « Oh, qu’est-ce que tu as ? T’es fâché ? ». Et ce qui est formidable, c’est que le grand mâle sait que cette femelle est un peu simplette. Et donc, il la laisse faire !

Terre Sauvage :  Tout ce que vous dites là est évidemment bouleversant. Et d’autant plus que les primates, que nous connaissons encore si peu, sont partout menacés de disparition. N’y at-il pas une urgence absolue à sauver ces animaux ?

P.P : Urgence, oui, urgence absolue. Les chimpanzés sont nos frères d’évolution, ils sont plus proches de nous que des gorilles. Il faut les maintenir dans des conditions de vie naturelles, parce que c’est l’occasion de découvrir nos origines, les nôtres et celles des chimpanzés. Mais si nous continuons à malmener la planète comme nous le faisons, nous ne le saurons jamais.

Terre Sauvage : Ils sont nos frères, dites-vous ?

P.P : Mais oui, nos frères, pas nos cousins. Ils sont les plus proches de nous dans la nature. Ensuite, un peu plus loin, il y a les cousins, puis les cousins germains, comme les orangs outans. Ce sont nos frères.

Terre Sauvage : On comprend mieux pourquoi vous envisagez d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains des droits reconnus à l’homme !

P.P : Avons-nous encore d’autres moyens ? D’un point de vue éthique et philosophique, il va de soi que les droits de l’homme doivent appartenir à l’homme. Je ne me trompe pas une seconde entre le chimpanzé et l’homme. Mais à travers les droits de l’homme, on tient peut-être la possibilité, en passant par cette sorte de provocation, et qui choque en tout cas, d’attirer enfin l’attention sur cette tragédie. En faisant une entorse à mon éthique ? Oui. Donnons-leur cela, qui est peut-être trop, et quand ils seront sauvés, car il le faut, rétablissons les choses, clarifions.

Terre Sauvage : Mais quels droits ?

P.P : Avant tout celui de vivre dans la tranquillité. Il faut que les atteintes à ces animaux soient considérés comme un crime contre les sources de notre humanité. Pas contre l’humanité, attention ! Ce serait là épouvantablement choquant.

Terre Sauvage :  Leur accorder ces droits serait-il une manière, au fond, d’exprimer ce qui est « le propre de l’homme » ?

P.P : Pourquoi pas ? J’ai envie de dire : soyons humains, enfin ! Le processus d »hominisation n’est pas achevé, et de loin. Sortons de notre arrogance : cette terre n’est pas à notre disposition. Nous sommes issus d’une histoire incertaine, et nous avons besoin de modestie, mais aussi de grandeur. Soyons humains !

Terre Sauvage : On pourrait imaginer un appel mondial, solennel, de toutes les religions, des plus hautes autorités morales et spirituelles de la planète. Qu’en pensez- vous ? Seriez-vous prêt à vous engager vous-même ?

P.P : Evidemment ! Après les chimpanzés, ce sera le tour d’autres, et quand sur cette planète il n’y aura plus que des hommes, qui mettra-t-on dans les cages ? Qui jouera le rôle des animaux ?

Terre Sauvage : Pascal Picq, n’est-il déjà pas trop tard ?

P.P : Je ne sais pas. Il va falloir pousser un grand cri.

ENCADRÉ

Un grand scientifique
Pascal Picq est l’un des deux directeurs scientifiques – avec Yves Coppens – d’un livre majeur publié récemment aux éditions Fayard, Aux origines de l’humanité (chacun des deux tomes vaut 52 euros, un prix élevé, mais selon nous justifié). En un tourbillon de près de 1200 pages, une vingtaine de spécialistes nous emmènent dans un voyage fantastique qui conduit des premières bactéries à l’homme moderne. Cela, il faut le souligner, sans (presque) jamais verser dans le jargon ou l’obscurité. Pascal Picq fut l’un des élèves d’Yves Coppens, l’un de nos plus grands paléontologues, et donne des cours au Collège de France. Paléo-anthropologue, il s’est entre autres spécialisé dans l’étude des ancêtres de l’homme en relation avec leur régime alimentaire. Grand vulgarisateur, il est l’auteur de plusieurs livres destinés à la jeunesse et au grand public.

150 milliards d’euros dans la benne (les perturbateurs endocriniens)

Avant de vous dire deux mots ce qui suit, je tiens à préciser que je suis immensément loin de mon état normal. Je n’ai pas envie de m’étendre sur le sujet, mais je n’ai que peu de moments de véritable activité. Par ailleurs, que les innombrables auteurs de billets de soutien sachent que je lis tout, absolument tout. C’est pour moi une bénédiction, mais je suis dans l’incapacité physique – et psychique – de répondre. Au moins pour le moment. Je suis très heureux de vous avoir.

————————–

Lisons ensemble cet éditorial du journal Le Monde. Ceux qui ont lu ou liront mon livre Un empoisonnement universel ne seront guère surpris : le désastre est vraiment colossal. Ceux qui nous gouvernent, qui n’ont que les mots de l’économie à la bouche, ne sont pas même capables de s’attaquer à un problème qui coûte au bas mot 150 milliards d’euros à l’Europe. Le comble est qu’ils sont dans une certaine logique : toutes les dépenses de santé liées aux perturbateurs endocriniens ne sont-elles pas un moteur, au moins auxiliaire, de la croissance ?

Que dire de nos pauvres ministres ? De Ségolène Royal, dont la principale activité consiste à chercher des trucs susceptibles de lui valoir un passage au JT ? Et de Marisol Touraine, en charge toute théorique de la santé publique, et qui connaît sans doute à peine l’expression « perturbateurs endocriniens » ?

Perturbateurs endocriniens : l’Europe irresponsable
LE MONDE | 06.03.2015 à 11h31 • Mis à jour le 06.03.2015 à 13h29

Editorial du Monde. Les chiffres sont ahurissants. Jeudi 5 mars, une vingtaine de biologistes, d’épidémiologistes et d’économistes de la santé ont publié la première estimation du coût économique, en Europe, des perturbateurs endocriniens (PE). Les dégâts sanitaires engendrés par l’exposition à ces substances omniprésentes dans l’environnement domestique et la chaîne alimentaire – pesticides, plastifiants, conditionnements, solvants, cosmétiques, etc. – sont estimés par les chercheurs à quelque 150 milliards d’euros au moins, en coûts directs (frais de santé, soins…) et indirects (absentéisme, perte de productivité économique…). Soit 1,2 % du produit intérieur brut des Vingt-Huit ! Pourtant, aussi énormes qu’ils puissent paraître, ces chiffres sont encore lourdement sous-estimés. En effet, la plus grande part des effets sanitaires de ces PE n’a pas été prise en compte, faute d’avoir pu être chiffrée par les chercheurs.

La publication de ces travaux intervient alors que Bruxelles a échoué à tenir ses engagements pour réguler enfin ces substances, qui touchent l’ensemble de la population. La Commission s’était engagée de longue date à publier, au plus tard en décembre 2013, les critères définissant ces fameux PE. Une telle définition est le préalable nécessaire pour réglementer leur utilisation par les industriels. Soumise à un lobbying intense – documenté sans ambiguïté par le travail d’organisations non gouvernementales et de journalistes –, la Commission a renoncé à respecter ce délai, arguant de la nécessité d’évaluer l’impact d’une réglementation de ces molécules sur les entreprises européennes.

La démarche même de la Commission soulevait de sérieuses questions. L’ambition d’une politique de santé publique doit-elle être soumise à son impact sur quelques secteurs économiques ? La réponse s’impose d’elle-même. Le monde académique a pris le problème suffisamment au sérieux pour qu’une vingtaine des meilleurs spécialistes du dossier rappellent à Bruxelles qu’une réglementation stricte des PE produira aussi des bénéfices considérables, dont profiteront les finances publiques et l’économie européenne dans leur ensemble.

Défiance
La Commission de Bruxelles n’a donc plus l’excuse économique pour tarder à prendre des décisions qui s’imposent. La littérature scientifique n’est pas seule à protester contre les atermoiements de l’Europe. En novembre 2014, la Suède a lancé une action en carence contre la Commission devant la Cour de justice de l’Union. Le 16 janvier, le Conseil européen s’est prononcé à une forte majorité pour soutenir la démarche de Stockholm.

L’incapacité de la Commission, sur le dossier des perturbateurs endocriniens, à faire passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers de quelques grandes entreprises n’a pas seulement des conséquences sanitaires et économiques. Elle alimente la défiance à l’égard des institutions européennes. Le Front national, qui commence à flairer un filon prometteur, ne s’y est pas trompé. Pour preuve, cet étrange communiqué de presse diffusé le 4 mars par le parti de Marine Le Pen, fustigeant le laxisme de Bruxelles sur le bisphénol A, le plus célèbre des perturbateurs endocriniens, interdit en France dans les contenants alimentaires depuis le 1er janvier. Il serait irresponsable de fournir aux populistes des motifs supplémentaires de soupçonner l’Europe de tous les maux.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/06/perturbateurs-endocriniens-l-europe-irresponsable_4588756_3232.html#DH8SJ8EPdTwJxOH5.99

Un homme et quelques milliers de vers de terre

(Pour ceux qui ne le savent pas, j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie à Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier)

Comment je vais ? Je ne souhaite pas m’étendre, mais c’est plus dur que cela n’a été. Il me faut admettre quelque chose d’insupportable : je ne les reverrai pas. Bernard Maris, avec qui j’échangeais ce jour fatal des bourrades rieuses. Mon Tignous, avec qui j’étais allé à Notre-Dame-des-Landes. Mon Charb, qui sautait sur ses pieds quand il me voyait rappliquer le mercredi matin, un quart d’heure avant que ne débute la réunion hebdomadaire. Et tous les autres, tous mes autres. Un vent froid s’est emparé de moi.

J’ai du mal à concentrer mon attention, mais ce matin, je me suis dit que je devais vous offrir quelque chose. Ce sera un entretien que j’avais mené en 2004 pour le journal Terre Sauvage. J’espère que la vision de Marcel Bouché, chemineau des routes de France, sa bêche de paysan sur l’épaule, vous plaira. Salut à vous tous, et un immense merci pour votre présence.

——————————————————–

 Aristote les nommait les “intestins de la terre” et Cléopâtre avait édicté des lois pour les protéger. Qui ? Les vers de terre. Depuis, leur rôle bénéfique a souvent été occulté. Marcel Bouché, ancien directeur du laboratoire de Zooécologie du sol à l’Inra, est le premier à en avoir établi une classification exhaustive et démontre combien ils sont essentiels à la vie.

Terre Sauvage : Marcel Bouché, qui êtes-vous ?

Marcel Bouché : Un être inculte, qui n’a que son certificat d’études primaires, et qui du reste l’a obtenu certainement par une chance inouïe. J’ai en effet ce jour-là réussi à faire moins de dix fautes en cinq lignes, ce qui ne m’était sans doute jamais arrivé. J’étais en effet profondément “ anorthographique ”, eh oui. Je suis d’un milieu ouvrier, et je doute d’avoir entendu chez moi le mot université, ou bien par hasard. À quinze ans, en 1952, j’ai souhaité devenir jardinier et j’ai réussi le concours pour devenir jardinier de la ville de Paris. Et pendant trois ans, j’ai suivi les cours de l’école, qui était à Joinville.

TS : Vous avez donc été jardinier.

M.B : Jamais. J’ai mal tourné. À l’école, je me suis immédiatement intéressé à la diversité végétale, et je me suis donc retrouvé devant des collections avec des noms latins.  Cette orthographe barbare me paraissait encore plus terrible, compte tenu de mon inaptitude, mais bizarrement, cela a tout changé pour moi. Ces plantes portaient des noms avec des racines latines ou grecques qui m’ont tout fait comprendre enfin. Chlorophylle, par exemple, était l’association de deux mots qui voulaient dire vert et feuille. J’ai soudain compris que l’orthographe était porteuse de sens, et j’ai pris de l’intérêt pour les mots.

TS : Mal tourné, disiez-vous. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M.B : À l’école, un type de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique, NDLR) venait nous faire des cours sur les ennemis des cultures, ces ravageurs contre lesquels il fallait lutter à coups de pesticides. Or ce gars était en plus un bon zoologiste, et nous avions ensemble, régulièrement, des discussions. Si bien que quand je suis arrivé à la fin de ma formation de trois ans, il m’a proposé d’entrer à l’Inra comme aide de laboratoire, autrement dit femme de ménage (rires). Le fait d’avoir un boulot en sortant de l’école, pour moi qui venais d’un milieu modeste, c’était important. De sorte que je suis entré à l’Inra par cette toute petite porte. Et je me suis retrouvé en zoologie, domaine où je ne connaissais strictement rien. Au bout de quelques années, l’Inra a créé un labo appelé Faune du sol, où je suis devenu technicien, grâce à un avancement formidable (sourire), et je me suis mis à laver de la terre pour en sortir les petites bêtes qui s’y trouvaient.

TS : Et ça vous intéressait ?

M.B : Ah oui ! C’était passionnant, il y avait une telle diversité à observer. Dans les sols grouillent des animaux microscopiques ces insectes primitifs qu’on appelle des collemboles, ou les acariens, qui sont des sortes d’araignées elles aussi primitives. Prenez une motte de terre et vous pouvez en trouver cent, deux cents, trois cents qui ne se voient pas à l’œil nu. Je découvrais un monde proche de Microcosmos, dont personne n’avait jamais entendu parler. Le temps passant, j’ai réalisé que ma position n’était pas si brillante que cela et qu’avec mon certificat d’études, je n’allais pas aller bien loin. J’ai donc demandé un aménagement d’horaires pour suivre des cours du soir, mais cela m’a été refusé. Ce qui m’a rendu un grand service, car je me suis mis à l’enseignement par correspondance pour préparer le bac. J’ai commencé, puis je suis allé faire la guerre en Algérie pendant vingt-sept mois, et quand je suis revenu, je dois dire que je n’étais pas frais. Entre-temps, le gouvernement avait fait passer une loi qui permettait d’entrer à l’université sans bac à condition d’en avoir le niveau. J’ai donc passé un examen pour entrer à la fac des sciences, et ça s’est très bien passé. Mais mon patron a refusé que j’organise mon travail pour suivre parallèlement des cours et j’ai démissionné. Par chance, j’ai eu une Bourse, et j’ai fini par obtenir une licence. Je suis retourné à l’Inra en passant un concours d’entrée, cette fois comme scientifique. On m’a remis dans le service Faune du sol (rires) où m’attendait un sujet deux fois abandonné, dont personne ne voulait.

TS : Les vers de terre, enfin !

MB : Les vers de terre, bien sûr, ces animaux présentés, pardonnez-moi, comme dégueulasses et répugnants. Je n’avais aucune connaissance, et d’ailleurs, on ne savait pratiquement rien sur ces animaux du sol. On m’a dit, sans autre consigne : vous vous occuperez des vers de terre. Mais mon grand patron de l’époque, qui était un homme cultivé et qui comprenait l’importance des vers, a pensé que je devais me former à l’étranger puisque personne en France ne savait grand-chose. En Europe, au mieux, il y avait un seul chercheur voué au ver de terre par pays, et là où la densité était la plus forte, l’Angleterre, il y en avait deux. C’est là que je suis allé voir les professeurs Raw et Satchell, des gens charmants, so british.

TS : Mais vous parliez donc anglais ?

MB : Mais non ! J’ai appris sur le tas, avec l’Assimil dans la poche gauche et le dictionnaire dans la poche droite. J’ai pataugé comme j’ai pu, mais dans les mois qui avaient précédé ce voyage, j’avais commencé à travailler sur le terrain, et je m’étais aperçu qu’il fallait savoir se servir d’une bêche, ce qui est après tout  mon premier métier.

TS : Grâce aux vers, vous retrouviez les gestes du jardinier.

MB : Oui. Pendant toute ma carrière, le fait d’avoir été jardinier m’a énormément aidé et sur deux plans. D’une part, parce que je sais me servir d’une bêche alors que tous les grands universitaires que j’ai pu croiser ne le savent pas et passent du même coup à côté de prises très importantes. Ils cassent les manches, par exemple. D’autre part, je connaissais les plantes ! Et quand j’arrivais dans un paysage, je savais choisir l’emplacement où il faut chercher les bêtes.

TS : Mais comment ?

MB : Parce que la végétation parle. On ne voit pas les vers de terre, mais les plantes, en revanche, si. Quand elles changent, on peut être certain qu’on ne trouvera pas les mêmes espèces de vers de terre au-dessous.

TS : Pardonnez-moi, Marcel Bouché, mais nous avons oublié l’Angleterre en route.

MB : Bon. J’avais quand même ouvert quelques livres pour essayer de mettre des noms latins sur les vers de terre que j’avais dénichés. Arrivé en Angleterre, je découvre que mes deux scientifiques n’avaient jamais fait cet effort-là !  Ils étaient très contents d’avoir à faire à quelqu’un qui s’intéresse à la taxonomie, cette fameuse science du classement qui m’intéressait en fait depuis les collemboles et les acariens, et même les plantes du temps où j’étais jardinier. D’un autre côté, ils étaient très en avance sur ma manière de pensée et ils m’ont mis au courant immédiatement, par exemple, du PBI, le programme biologique international, dont personne ne parlait en France, où il était jalousement accaparé par quelques mandarins. Ce programme scientifique international n’était pas biologique, mais écologique, avec cette forte ambition qui reste en partie à accomplir : comparer le fonctionnement des écosystèmes. Dans mon domaine, les vers de terre, il s’agissait d’une révolution. Moi qui avais tendance à me concentrer sur leur typologie, leur classement, je découvrais grâce aux Anglais leur rôle dans les sols. Quand je suis rentré, j’étais une sorte de graine d’écologue et j’ai pu me faufiler pour profiter de certains crédits du PBI. Énorme avantage : ces moyens étaient accordés hors hiérarchie, à une époque où un chercheur dépendait à 100% de sa hiérarchie. J’entrais ainsi dans la recherche moderne.

TS : Nous sommes donc au début des années 60. À cette date, y a-t-il d’autres spécialistes des vers de terre en France ?

MB : Il y a des scientifiques qui se servent de vers comme matériel biologique, pour des études ponctuelles, souvent très intéressantes. Mais des gens qui étudient cet animal comme je le fais alors, non.

TS : Je me permets, pour les lecteurs de Terre sauvage, de préciser quelque chose que votre modestie vous interdit de dire. Vous êtes aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands, probablement le plus grand spécialiste mondial des lombriciens. Qu’avez-vous découvert sur eux en quarante ans de travail ?

MB : De 1966 à 1969, j’ai fait un sorte de tour de France du ver de terre, en faisant au total 1500 prélèvements. Je faisais un point environ tous les vingt kilomètres. A la bêche, tout seul. Ce qui m’intéressait, c’était de relier les milieux aux espèces que je capturais. Je n’ai jamais eu un sou pour ce travail, et je profitais des mes déplacements professionnels, y compris les samedis et les dimanches. Quand je voyais un endroit intéressant à l’œil, je m’arrêtais sur le bord de la route, et hop, je bêchais. Tout ça faisait de moi un personnage bizarre. Je ne compte pas les contrôles de gendarmerie que j’ai dû subir ! Ils trouvaient très étrange de me retrouver 30 km plus loin à farfouiller dans un champ. Avant mon travail, il y avait eu 20 ou 25 espèces décrites en France. Je suis arrivé à 170 environ, après avoir découvert des choses extraordinaires, dont de nouvelles familles, avec des trucs qu’on n’imaginait même pas, comme les vers géants de 1,10m et plus. Et je me suis retrouvé au passage avec une masse de données énormes, en 1970, alors qu’on ne parlait pas encore d’informatique. Par chance, à la fin d’une conférence sur ce qu’on appelait plutôt les cartes perforées, deux types venant des Eaux et Forêts ont demandé à l’assistance qui était intéressé par le traitement des données. Eh bien, personne. Personne, sauf moi, qui me retrouvais avec 1500 points de prélèvements à traiter, et disons une dizaine d’espèces de vers à chaque fois ! La rencontre avec ces informaticiens a été miraculeuse. On a tout rentré dans un ordinateur qu’il fallait ventiler, qui prenait toute une pièce, mais dont la puissance de calcul n’était pas même celle d’une calculette d’aujourd’hui. Grâce à quoi j’ai pu réaliser la première cartographie sur les invertébrés assistée par ordinateurs ! (rires)

TS : Toutes ces aventures scientifiques vous ont-elles calmé un peu ?

MB : Non, car en 1972, je n’avais pas encore étudié le rôle et l’écologie des vers de terre. C’est en travaillant sur une prairie permanente de l’abbaye de Citeaux, dont on connaissait l’histoire depuis des siècles, que j’ai pu mettre en œuvre des techniques que j’avais mises au point. Avec des collaborateurs, j’ai ainsi pu mettre en évidence les quantités réelles de vers de terre présentes dans le sol. Ainsi que les réseaux de galeries en relation avec le nombre de vers présents. Et j’ai également étudié les micro-organismes qui vivent sur la paroi de ce réseau, ce qui n’avait jamais été fait.

TS : Alors, combien trouve-t-on de vers sur un hectare ?

MB : Une tonne cent et c’est curieusement la valeur moyenne de tout ce que j’ai pu mesurer en France. Pour situer les choses, on trouve en France 55 kilos d’hommes sur la même surface, et deux à trois kilos d’oiseaux seulement. A eux seul, les vers représentent entre 60 et 80% de la masse des animaux de nos écosystèmes. Les autres animaux, c’est négligeable. Voilà la base du fonctionnement d’un écosystème : les plantes, les micro-organismes et les vers de terre. Les plantes capturent l’énergie et la transforment. Les micro-organismes et les vers de terre décomposent. Mais parmi eux, qui fait le boulot physique ? Les vers de terre.

TS : Mais c’est fabuleux ! Quelle vision ! Comment pourriez-vous résumer leur rôle ?

MB : On estime qu’en France et en moyenne, ils avalent 300 tonnes de terre par hectare, rejetées sous forme de fèces. Ils fournissent ainsi, grâce au brassage opéré – on peut comparer ce travail à celui des brasseurs de bière ! -, une quantité très importante des éléments nutritifs nécessaires aux plantes. Autre rôle : leur aptitude à creuser des galeries, au total autour de 5 000 km par hectare, qui permet une percolation de l’eau dans le sol très rapide. Autour de Montpellier, où nous sommes aujourd’hui, 160 mm d’eau de pluie peuvent s’écouler en seulement une heure de temps grâce à ces galeries. Or il ne pleut ici que 1000 mm par an !

TS : Ce qui veut dire qu’une terre où existent ces galeries peut absorber en une heure 160 mm d’eau, soit 16% de ce qui tombe en un an ?

MB : Oui, un gros orage ne pose donc pas de problème, sauf en cas de phénomène de résurgence dans le calcaire. Dans la garrigue, l’eau s’infiltre sans aucune difficulté, mais pas dans les vignes ou les zones céréalières, traitées aux pesticides, où les vers ont disparu. Les inondations dont on parle tant ne sont catastrophiques que là où on a détruit les vers de terre. Et cette disparition pose aussi problème à d’autres animaux, car cette fameuse masse de 1,1 tonne de vers à l’hectare, c’est une manne biologique. C’est même la première masse de protéines animales disponible, dont dépendent plus de 200 espèces de vertébrés, oiseaux et mammifères. Le sanglier en consomme l’équivalent d’un beefsteak  par jour. Le merle passe son temps à guetter le ver et il sait admirablement le tirer de ses galeries. La bécasse se nourrit jusqu’à 93% de vers de terre !

TS : Sait-on à peu près, désormais, combien il y a d’espèces de vers ?

MB : Non ! En France, on en a décrit 300, et 2 000 dans le monde, mais il pourrait y en avoir plus de 10 000, voire 50 000. J’ai pu distinguer trois grandes catégories de vers : les épigés, les endogées et les anéciques. Pour ces derniers, j’ai dû forger un mot, car ils n’avaient jamais été distingués.

TS : Dites-moi, pour un homme qui avait tant de mal avec l’orthographe, vous voilà devenu créateur de mots !

MB : Oui, et c’est du beau grec, en plus. J’ai inventé des micro-thermomètres pour mettre dans le corps des anéciques, et je me suis rendu compte que ce sont des animaux qui régulent leur température en choisissant la couche du sol où il fait 12°. Pas 11,5°, pas 12,5°, 12. Ils remontent la nuit par leurs galeries jusqu’à la surface, parce qu’il y a moins de prédateurs, tirent des feuilles mortes à l’intérieur, et les mangent tout en les mélangeant avec des éléments minéraux.

TS : Tout ce que vous dites montre à quel point ils sont essentiels à la vie. Mais quelle est leur situation en France ?

MB : Souvent très bonne dans les prairies non traitées ou en forêt. Mais ailleurs ! L’agronomie intensive a totalement ignoré le fonctionnement réel des champs. Elle a considéré les sols comme un support sur lequel on apporte des graines, des engrais, des labours pour préparer. Et s’est contentée de regarder les rendements sans tenir compte en aucune façon des coûts environnementaux et même financiers. Je regrette de le dire, mais il ne sert à rien de faire de la recherche, de démontrer le rôle des vers de terre, car on n’en tient pas compte. C’est un fait. Je suis un emmerdeur.

TS : Attendez ! Ne nous quittez pas ainsi ! Vous détenez un savoir extraordinaire, utile à toute la société, et vous dites que ça ne sert à rien ? Mais pourquoi ?

MB : Ça ne peut pas servir. Ça ne pourra pas s’en servir tant qu’on  ne s’occupera pas d’écologie. C’est-à-dire de cette “ science globale des rapports des organismes entre eux et avec le monde extérieur ”, selon la première définition du mot, créé par l’Allemand Ernst Haeckel en 1866.