Où sont passés les documents ? Derrière cette question se
cache le lobby des pesticides. Celui qui parvient à mettre sur le marché des
molécules ultratoxiques – DDT, lindane, malathion, atrazine, fenthion, paraquat,
chlordécone, néonicotinoïdes, SDHI, tant d’autres – avant d’éventuellement les
interdire des décennies plus tard, quand les profits ont été engrangés.
Où sont passés les documents ? En France, depuis
l’après-guerre, l’homologation des pesticides est un scandale permanent. L’agrochimie
a fait la pluie et le beau temps dans les commissions officielles, faisant même
siéger certains de ses membres ès qualités. Une structure essentielle du
ministère de l’Agriculture, le Service de protection des végétaux (SPV)
accordait le sésame officiel – l’équivalent des Autorisations de mise sur le
marché (AMM) de l’ANSES aujourd’hui – grâce auquel on pouvait vendre des
poisons. Ses chefs successifs, entre 1945 et 1990 – André Vézin, le docteur
Pouthiers, Pierre Dumas, Lucien Bouix, Pïerre Journet, Jean Thiault – étaient
tous en lien étroit avec le lobby des pesticides créé en 1945 par Fernand
Willaume, notamment au travers de la revue Phytoma.
Où sont passés les documents ? Aux Antilles françaises, ces
hommes ou leurs successeurs ont accordé en 1981 une AMM au chlordécone, pour
utilisation massive dans les bananeraies. Qui a signé leur papier, engageant au
passage une indiscutable responsabilité-culpabilité ? Edith Cresson,
première des ministres de l’Agriculture de François Mitterrand.
A cette date, le ministère de
l’Agriculture SAIT que le chlordécone est l’un des pires poisons chimiques. Il
a été interdit aux Etats-Unis en 1976 après un scandale sanitaire – des
dizaines de travailleurs d’une usine d’Hopewell (Virginie) victimes de graves
troubles neurologiques – qui a fait le tour du monde. Le ministère SAIT, mais
impose le chlordécone.
Où sont passés les documents ? Le 1er février 1990,
l’AMM du chlordécone est enfin retirée. Mais le nouveau ministre de l’Agriculture
Henri Nallet, socialiste lui aussi, accorde le 5 juin une dérogation de deux
ans au poison. Nallet a travaillé jusqu’à l’âge de 30 ans pour la FNSEA, et
sera pendant vingt ans, à partir de 1997, lobbyiste des laboratoires Servier,
responsables du cauchemar appelé Mediator.
En mars 1992, un troisième ministre
socialiste de l’Agriculture, Louis Mermaz, accorde une nouvelle dérogation d’un
an. En février 1993, Jean-Pierre Soisson, qui a pris sa place, offre six mois
de plus aux empoisonneurs. Le chlordécone continuera d’être utilisé,
illégalement cette fois, mais grâce à des complicités qui n’ont pas été
recherchées.
Où sont passés les documents ? Un pesticide interdit dès 1976
aux Etats-Unis aura donc été massivement épandu en France de 1981 à 1993. En
cette fin d’année 2019, 92% des Martiniquais et 95% des Guadeloupéens ont du
chlordécone dans le corps. D’une stabilité rare, ce toxique ne sera dégradé
dans les sols que dans environ 400 ans. Il provoque des cancers, des maladies
neurologiques et de la fertilité, une hypertrophie du foie, etc. Les
Martiniquais détiennent le record du monde du nombre de cancers de la prostate
pour 100 000 habitants. Des études de haut niveau – celles du professeur Luc
Multigner – relient nettement l’exposition au chlordécone et ces cancers.
Où sont passés les documents ? Ce mardi 26 novembre, la
Commission d’enquête parlementaire sur le chlordécone rend son travail, qui
sera rendu public le 2 décembre. Elle ne vous racontera pas cette histoire,
pour des raisons qui la regardent. Notons qu’il eût été surprenant que son
président, le député socialiste de la Martinique Serge Letchimy, aille au bout
d’une affaire qui devrait conduire devant la Cour de Justice de la République
madame Edith Cresson, messieurs Nallet et Mermaz, tous socialistes, et monsieur
Jean-Pierre Soisson.
Où sont passés les documents ? La Commission parlementaire a
en tout cas confirmé ce que l’on savait déjà. Tous les documents concernant la
Commission des toxiques entre 1972 et 1989 – la ComTox pour les initiés – ont
disparu. Pour dire les choses avec un peu plus de clarté, ils ont été détruits.
Et s’ils l’ont été, c’est qu’ils disaient pour une fois la vérité sur le lobby
des pesticides.
Bien entendu, aucune enquête n’aura
été diligentée. Comment une telle masse de documents ont-ils pu s’envoler du
siège de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), ce centre nerveux du
ministère de l’Agriculture qui a géré si abominablement la question des
néonicotinoïdes tueurs d’abeilles ? Poser la question, c’est entrevoir la
réponse.