Archives mensuelles : novembre 2000

On avance et puis on voit

Ce que révèle la vache folle, c’est le dérèglement généralisé de sociétés qui produisent du poison aussi facilement qu’une table ou une chaise. Voici pourquoi le principe de précaution ne réglera rien sur le fond.

Le principe de précaution, comme si souvent les grands principes, demeure une farce. On voit ainsi ces derniers jours – difficile de ne pas penser à une pure et simple diversion – un M.Chirac l’agiter comme un grigri, un joker, exactement comme si cela pouvait lui servir de sauf-conduit. Question impunité, cet homme semble s’y connaître.

On peut comprendre son inquiétude : ministre de l’Agriculture et du développement rural sous Pompidou – il y a un siècle environ -, il fut le chantre absolu de l’industrialisation des campagnes. Aucun politique encore en poste n’a, plus que lui, la responsabilité de ce qu’est devenue la France paysanne : un vaste dépotoir à pesticides, où poussent des herbes folles et des animaux malades, ou inversement.

Mais à quoi bon s’apesantir ? Le vrai mal est tout de même ailleurs :  en règle très générale, tout se passe comme si l’économie et ses nombreux agents avaient le droit permanent d’expérimenter sur la société les produits et trouvailles qui servent leurs intérêts. L’amiante, ce doux matériau qui tuera sous peu 10 000 prolos chaque année – nettement plus que les accidents de la route -, aura été utilisé en France pendant un siècle, avant son interdiction en 1996. Dès 1906 pourtant, un inspecteur du travail de Caen s’était rendu compte de ses épouvantables dangers : dans une usine de Condé-sur-Noireau, spécialisée dans le textile amiante, l’asbestose avait tué 50 ouvrières et ouvriers en cinq ans. Et ce n’est pas le principe de précaution qui a arrêté le massacre : c’est le scandale, comme pour les farines animales. Et la trouille des maxiprocès, la seule arme véritablement efficace contre ceux qui préfèrent l’argent à la vie. Voir le cas des marchands de tabac.

En vérité, sans un sursaut social qu’on a pour l’heure du mal à imaginer, le vrai principe de précaution restera longtemps un slogan pour les bateleurs et les faiseurs. A l’évidence, c’est dans la lutte contre l’effet de serre qu’il serait aujourd’hui le plus utile. M.Chirac – tiens donc, encore lui ? – sera à La Haye le 20 novembre, pour la conférence sur le réchauffement climatique et devrait y annoncer que la France  » prendra ses responsabilités « . Des bulles de savon, comme il aime tant en faire : la gravité du problème, constamment réévaluée par les scientifiques depuis douze ans, commanderait des mesures drastiques, entre autres dans le domaine de la bagnole et des transports.

Voit-on bien le président, dont l’année 2002 est une sorte de bout du monde, mettre en cause le mythe de la croissance, cette cause nationale qui réunit si bien la droite et la gauche ?
Allons. Il n’oubliera certainement pas de rappeler au passage que grâce à l’atome, la France émet beaucoup moins de gaz à effet de serre que d’autres. En oubliant opportunément que l’ensemble du système électronucléaire repose sur l’exact opposé du principe de précaution. Quand les nucléocrates arrachèrent en 1973-1974 à un Pompidou moribond le droit de bâtir leur empire de la peur, ils étaient, ni plus ni moins, des expérimenteurs sauvages. Le nucléaire civil, à cette échelle, était une grande première mondiale, et c’est sans doute cela qui les grisait.

On ne serait pas étonné d’apprendre plus tard, quelque jour lointain, qu’on a échappé plus d’une fois, dans ces folles années, à une vraie grande catastrophe. Au reste, est-il raisonnable – et même rationnel – de penser que jamais un gros bug ne se produira dans les installations françaises ? Rappelons la règle du jeu, dûment validée à Tchernobyl : en cas de coup dur, c’est une région entière qui disparaît pour l’homme, et pour longtemps. La France sans le Cotentin et la Normandie, sans vallée ni châteaux de la Loire, peut-être sans Alsace-Lorraine. Y songent-ils ?

Mais non. Ils sont bien trop contents de suivre le grand adage napoléonien, ce véritable étendard de l’époque :  » On avance, et puis on voit « . Pour ça, on voit, on voit de plus en plus. Et même incomparablement dans le secteur de la chimie, qui concentre bien des drames à venir. Le chercheur André Cicolella, ce citoyen exemplaire qui se bat contre les éthers de glycol depuis 16 ans, et qui dut affronter, souvent seul, de puissantes coalitions, vient enfin d’obtenir de la Commission de sécurité des consommateurs – strictement consultative – un avis recommandant l’interdiction de ces bombes tératogènes et cancérogènes dans les produits de consommation. Combien de siècles, à ce rythme-là, faudra-t-il pour les interdire sur les lieux de travail, où environ un million de personnes y sont exposées ?

Et la dioxine, qui tue en France chaque année, selon une estimation officielle du Comité de prévention et de précaution, entre 1800 et 5200 personnes ? Un lobby industriel particulièrement efficace, présent jusque dans l’inattaquable Académie des Sciences, est parvenu en quelques années seulement à doter la France d’un fort juteux parc de plusieurs centaines d’incinérateurs géants d’ordures ménagères. C’est la principale source des dioxines.

Quant aux pesticides, il faudrait un livre, des livres, de véritables bottins pour évoquer toutes les tragédies, surtout au Sud, dont ils sont les coupables. On soupçonne leur responsabilité dans une infinité de maladies et toubles graves : cancers, dysfonctionnements hormonaux et de la reproduction, diminution stupéfiante du nombre moyen de spermatozoïdes dans l’éjaculat, etc. Même les chiffres officiels ne parviennent plus à masquer qu’il se passe quelque chose de très, très troublant. Car de 1975 à 1995, selon le secrétariat d’Etat à la Santé, les cancers ont augmenté en France de 21% chez les hommes et de 17% chez les femmes. Crotte : on croyait que les pollutions, grâce aux efforts de MM.Chirac et Mitterrand notamment, n’avaient cessé de diminuer depuis trente ans.

Il doit y avoir un truc. Et en effet : le principe de précaution n’est pas bien loin d’être objectivement inapplicable. Voici pourquoi : jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, la chimie restait confinée à quelques utilisations industrielles. Savez-vous bien qu’on ne distribuait pas alors de sacs plastique par milliards ? Entre 1940 et 1982, la production mondiale de substances synthétiques a été multipliée par…350. En 1992, les glorieux Etats-Unis ont sorti de leurs usines 220 millions de tonnes de produits chimiques carbonés, soit 800 kilos par personne. Au total, 100 000 produits chimiques différents sont actuellement en vente et 1000 nouveaux viennent les rejoindre chaque année. Une fraction négligeable – 100, 200 peut-être – est testée avant la mise sur le marché, et seulement pour une partie de leurs effets possibles.

Le pire, aussi vertigineux que cela paraisse, n’est pas là : personne, aucune institution humaine n’est seulement capable d’imaginer quelles interractions provoquent ces masses colossales. Entre elles, avec l’environnement, in fine avec nous. A la fière devise de l’empereur rappelée un peu plus haut, on préférera celle de Garcia Lorca : » El optimismo es propio de las almas que tienen una sola dimension « . L’optimisme appartient aux âmes qui n’ont qu’une dimension.
Publié dans le numéro 625 de Politis, novembre 2000