Archives mensuelles : janvier 2010

Inventaire (bis)

Je me permets d’ajouter un mot complétant le précédent. J’ai reçu à l’adresse nicolino.fabrice1@orange.fr un joli nombre d’avis et de commentaires concernant Planète sans visa et j’en remercie tous les auteurs, cela va de soi. Mais je crains de ne pas avoir été assez explicite avec vous. Quoi que vous ayez à dire, cela me sera infiniment précieux, et m’aidera à décider de la suite à donner à ce rendez-vous.

En clair, ne vous retenez pas. Dites-moi simplement et sans détour ce qui vous passe par la tête au moment où vous écrirez ces quelques mots. Pour une fois, le lecteur, c’est moi. Et ceux qui écrivent, vous. Et j’aime lire, moi.

Comme promis, au 1er mars, au plus tard.

Fabrice Nicolino

Fermé pour cause d’inventaire

Je fais une pause d’au moins un mois. Planète sans visa s’arrête pour un moment, ce qui va me permettre de souffler et de réfléchir calmement. Depuis septembre 2007, j’ai écrit plus de 500 articles ici, ce qui est énorme. J’ai consacré avec plaisir un temps pourtant compté à ce rendez-vous presque quotidien avec vous. Simplement, il me faut me demander : et puis ?

Je ne fais pas de crise, je ne me plains de rien, je me félicite au contraire d’avoir eu l’idée de créer ce lieu. Peut-être continuerai-je. Peut-être arrêterai-je. Peut-être changerai-je la forme de cet espace. On verra bien. En attendant, je vous laisse une adresse où vous pourrez m’envoyer idées et commentaires. Je lirai tout, mais je vous préviens que je ne répondrai pas nécessairement. Ce sera au cas par cas. Soyez bien certains que j’ai grand besoin, de toute façon, de savoir ce que vous pensez de Planète sans visa. Je préfère les compliments aux coups de bâton, mais j’accepte volontiers les deux. N’hésitez donc pas, car à la vérité vraie, je compte sur vos messages. En abondance.

Au plus tard le 1er mars, peut-être un peu avant, je reviendrai vous dire ce que j’entends faire. En attendant, portez-vous bien.

Mon adresse : nicolino.fabrice1@orange.fr

Fabrice Nicolino

Quand monsieur Hubert Védrine me jette aux oubliettes

Chez ces gens-là, les manants restent à leur place. Je le savais, je le sais, je serai enterré avec cette évidence dans un coin de ma tête. Mais quand même. Vers la fin de 2006, alors que je faisais de longs entretiens, chaque mois, dans le magazine Terre Sauvage, j’ai décidé de rencontrer Hubert Védrine, ancien conseiller de François Mitterrand, ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin. Je l’ai fait pour la raison qu’en 2004, j’avais lu une tribune de lui désignant l’écologie comme la « question centrale ». Mazette, centrale ! Cet homme semblait tache dans l’univers politicien que nous connaissons tous.

Je n’avais pourtant pas la moindre illusion. Védrine avait compris une chose plutôt évidente : qui veut continuer à faire de la politique est obligé de se positionner par rapport à la crise écologique. Voyez le cas Sarkozy et son Barnum personnel appelé Grenelle de l’Environnement. Bref, fin 2006, après des préparatifs de rendez-vous complexes, je sonnai à la porte de ses bureaux de la rue Jean Goujon, dans les beaux quartiers parisiens. Je m’autorise dès maintenant à vous rassurer sur les fins de mois de monsieur Védrine. L’espace et la lumière, l’épaisseur et la qualité des moquettes, la joliesse des moulures et des boiseries me permettent de penser que cet homme ne connaît pas de trop près la crise.

Je mentirais comme un arracheur de dents si j’écrivais que Védrine m’a impressionné. Oh non ! Je suis d’un monde qu’il ignore, mais dans lequel les puissants ne seront jamais les maîtres. Cet homme manifeste en tout cas un dédain confondant, qui se trahit par le ton de la voix, le geste de la main, le mouvement de l’œil. On jurerait Mitterrand, qu’il imite sans que personne n’ait semble-t-il pensé à le lui faire remarquer. Cette froideur m’était-elle destinée ? Je ne crois pas. Je suppose que Védrine traite les hommes en deux catégories : ceux qui comptent, et les autres. Moi, autant l’avouer, j’étais sans aucun doute les autres. Mais il est certain qu’il considère les Importants d’une manière différente, car il ne recevrait autrement que des pierres. Ce qui, pour un diplomate de carrière, ne serait pas de la dernière efficacité.

En tout cas, une heure de rencontre, peut-être un peu plus. Je mentirais derechef en vous disant que l’entretien était sans intérêt. Certes, Védrine s’attribuait, c’est humain, des dons de prescience rétrospectifs. Lui qui avait été secrétaire général de l’Élysée entre 1988 et 1991, prétendait avoir compris dès cette époque l’importance cruciale de la question climatique. On n’est pas tenu d’y croire. Car si l’on y croyait, on serait aussitôt contraint de faire un lourd procès, lui aussi rétrospectif, à Védrine Hubert, qui n’a strictement rien fait en ce domaine quand il en avait le pouvoir. Donc, un entretien, mêlant de vraies préoccupations à de consternantes banalités, approximations et même erreurs de taille. Sur les rythmes de la crise écologique, sur la gravité du dérèglement climatique, sur René Dumont, sur la croissance, sur le nucléaire, etc. Mais je ne m’attendais pas à autre chose.

De retour chez moi, je commence alors un gros travail technique et professionnel qui consiste à transformer un échange de paroles en un texte écrit. Il faut d’abord « décrypter » l’enregistrement, de manière à obtenir un texte brut, puis de le réduire considérablement, en le réorganisant de fond en comble. Faute de quoi, c’est illisible. Védrine ne manque pas de clarté d’élocution comparé à tant d’autres, mais il demeure que son propos ne pouvait être publié ainsi. J’ai donc écrit, oui écrit, non seulement les questions, mais aussi les réponses. En totalité. Certes, à partir du verbatim, mais en améliorant grandement le tout, qui reste à la disposition des Archives nationales (je plaisante).

J’envoie ensuite le projet d’entretien pour validation. Je n’ai jamais fait cela que dans quelques cas, notamment ces entretiens au long cours par lesquels des personnalités s’expriment. Je pense qu’elles ont le droit moral de vérifier que leur pensée n’est pas estropiée. En tout cas, le texte me revient, avec quelques modifications mineures. Et un ajout, sous la forme d’un appel de notes, que voici : « (1) Michèle Froment-Védrine est médecin et directrice générale de l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail). L’AFFSSET a accueilli à Paris en septembre 2006, 1600 spécialistes mondiaux de l’évaluation ds pollutions et des nuisances venus de 61 pays ». Il n’y a pas de suspense : Madame est l’épouse de monsieur, qui aura voulu lui rendre un petit hommage. Rien que de très naturel. Je signale au passage que, vraisemblablement, la relative ouverture de Védrine aux questions d’écologie a été favorisée par ce lien familial précieux.

Mais en 2006, je me retrouvai soudain face à un sérieux hic. Deux, en réalité. D’abord un petit : il fallait raboter le texte de Védrine, de façon qu’il puisse entrer dans l’espace imparti à l’entretien. En clair, couper. Le second hic était plus fâcheux. Fin 2006, je mettais en effet la dernière main au livre écrit avec mon ami François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard). Et dans le cadre de ce travail, j’avais eu à connaître des détails de la réunion des 1600 spécialistes mondiaux évoquée dans l’appel de notes supplémentaire de Védrine. Ce qui donne dans le livre ceci, page 282, après une longue explication : « Soyons sérieux : l’AFSSET, agence publique de santé environnementale étrillée par l’administration interne, organise des congrès “scientifiques” de conserve avec le lobby américain de la chimie. En compagnie de professionnels qui défendent des intérêts commerciaux. Dont acte, comme on dit parfois quand on ne sait plus quoi dire. Dans une nation mieux éduquée, davantage tournée vers la règle stricte et la défense intransigeante du bien public, de telles informations emporteraient fatalement la direction actuelle de l’AFSSET. Que cette dernière se rassure : nous sommes bien certains qu’elle sortira indemne de ces menus désagréments ».

Vous imaginez peut-être la tête de madame Froment-Védrine, directrice du machin, à la lecture de ces mots au printemps 2007, date de sortie du livre. Entre-temps, l’entretien avec son époux était paru dans Terre Sauvage, auquel j’avais, entre autres, retranché toute mention du fameux raout scientifique. Car tout de même. Bien entendu, jamais Hubert Védrine n’a jugé bon de seulement me faire envoyer trois mots par sa secrétaire. Pour me remercier, qui sait ? Mon travail était pourtant, compte tenu du matériau de départ, une réussite. En la circonstance, nul doute que j’ai été l’auteur de cet entretien.

Or, j’ai feuilleté en librairie l’autre jour un nouveau livre, dont je doute qu’il devienne un succès mémorable. Mais comme il est signé Hubert Védrine, il mérite les trois lignes qui suivent, du moins ici. Son titre : Le temps des chimères, articles, préfaces et conférences (Fayard). Le livre s’achève sur l’entretien que j’ai réalisé et écrit. Tiens donc, cela lui aura donc plu. Mais Hubert Védrine, grand seigneur mitterrandien, s’est simplement emparé du texte, sans seulement m’en avertir ou demander quoi que ce soit à Terre Sauvage. Et, bien entendu dois-je ajouter, mon nom a simplement été éliminé, effacé du tableau. L’entretien faisait bien dans le décor général d’autopromotion, mais pas moi. À la trappe, le Nicolino moqueur et critique ! Au fond des douves, l’ennemi de Madame ! N’a jamais existé ni n’existera jamais ! Peut-être pour ne pas avoir d’ennui juridique – monsieur est avocat-conseil, n’est-ce pas ? -, le mot Terre Sauvage apparaît quelque part en tous petits caractères, sans aucune mention d’entretien ni de date. Évidemment, aucun lecteur ne peut en inférer que le texte dont se glorifie apparemment Hubert Védrine provient de ce journal. Encore bravo, monsieur notre maître !

PS : Je renonce, car je suis comme d’habitude trop long, à vous entretenir d’autres histoires. Pour qu’on sache bien que je ne suis pas dans la simple détestation de Védrine, je précise que j’ai pris sa défense il y a quelques années, publiquement, alors qu’il était victime d’une ignoble calomnie provenant d’un homme que je ne veux même plus citer. Ce qui m’a valu un procès, que je ne regrette nullement. Védrine méritait d’être défendu, je l’ai défendu.

Je laisse donc tomber les enfilages de perles que Védrine s’autorise à propos de l’écologie. Sachez quand même que l’ancien ministre est très distrayant lorsqu’il parle de la Chine, qu’il connaît visiblement en habitué des suites royales de Shanghai et Pékin. Ou quand il prédit, en novembre 2009, que la conférence sur le climat de Copenhague ne peut être un échec. Ou bien encore comme il vante les mérites d’une croissance qui, par on ne sait quel miracle, deviendrait « verte » avant que de sauver le monde. Hubert Védrine a compris, par la grâce de son épouse et de Dieu réunis, que l’affichage écologique lui donnait une bonne longueur d’avance dans la course entamée à l’ENA vers les sommets de la gloire. Il a raison. Et il est le conseiller en géopolitique du délicieux patron de Total, Christophe de Margerie, amoureux de la nature et des nappes de pétrole lourd se déposant sur la côte.

Deux citations, pour la route.

La première : « Et lui [de Margerie], qui le conseille ? S’il fallait n’en citer qu’un, ce serait Hubert Védrine, l’ancien chef de la diplomatie sous Jospin reconverti dans le conseil, avec qui Margerie partage une certaine vision de la France, éloignée du déclinisme ambiant (ici) ».

La seconde : « Hyperactif, le nouveau directeur général de Total ? Sans doute. Mais c’est aussi ce qui lui a permis d’enrichir progressivement son bagage de départ. A ceux qui regrettent – jamais ouvertement – qu’il ne soit pas ingénieur, ses nombreux partisans font valoir ses talents de diplomate hors pair. Hubert Védrine est bien placé pour en juger. L’ancien ministre des Affaires étrangères a souvent été amené à rencontrer Christophe de Margerie. De son point de vue, le successeur de Thierry Desmarest était tout simplement “au même niveau que les meilleurs du Quai d’Orsay”. La moindre des choses, il est vrai, quand on porte le nom d’une famille d’ambassadeurs. “A la tête des grands groupes, poursuit le ministre, les dirigeants perçoivent évidemment les enjeux mondiaux, mais leur expertise se cantonne le plus souvent à leur domaine de prédilection. Christophe de Margerie a un compas beaucoup plus large. Par goût personnel, il s’intéresse à une foule de choses qui lui confèrent une véritable culture diplomatique. Et pas seulement au Moyen-Orient” (ici) ».

Je pense vous avoir assez embêté comme cela. Vive la République ! Vive la France !

De quoi Haïti est-elle le nom ?

Je pense à eux, sous la pierre et les poutres, déjà placés dans leur cercueil, et qu’on enterrera comme du vrac. Haïti est un sac de gravats qu’on jette dans un trou, en se bouchant le nez. Si j’ose évoquer ici le sort des victimes innombrables de là-bas, c’est d’abord parce que je n’ai cessé, sur Planète sans visa, de parler du Sud. Et des pauvres, plutôt des miséreux de là-bas, qui « soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Ceux qui ne savent pas, au moment de se coucher dans leur absence de draps, s’ils auront à manger demain.

Je n’ai cessé de parler d’eux, car je pense à eux chaque jour. On a le droit de ne pas me croire, mais je sais, moi, ce qui se trouve dans ma tête. Et je pense à eux, chaque jour. Le 26 octobre 2009, je consacrais un article à Haïti (ici), qui ne me donne évidemment aucun droit particulier d’ajouter quelques mots au drame biblique que vit ce bout d’île. Non, aucun droit d’aucune sorte. Je me contente d’expliquer que mon intérêt pour les gueux est immensément profond, et qu’il ne me quitte pas. C’est ainsi, et il m’aurait été douloureux de rester silencieux.

Ne parlons pas ici de la situation humanitaire, ni d’ailleurs du présent en général. D’autres le font, chacun est saturé d’images le plus souvent obscènes. On se foutait bien d’Haïti, et l’on fait semblant de s’y intéresser un peu, pour les raisons que chacun connaît ou devine. Et puis tout disparaîtra. Bientôt. Bientôt, deux ou trois millions de chemineaux tenteront de trouver leur route au milieu du désastre. Il restera l’aide officielle, institutionnelle, vaillante plus d’une fois, mais ridicule dans tous les cas. Ridicule. Nul n’a la moindre idée de ce que deviendra Port-au-Prince, ville tentaculaire de bidonvilles surpeuplés. Faudra-t-il, in fine, aider à reconstruire ce qui a été  ?

On verrait alors des équipes occidentales équipées des meilleurs outils et matériaux rebâtir les conditions de cette infravie où se déroulaient pourtant tant d’existences. L’ONU, Médecins du monde, l’Unicef bâtissant des murets de trois parpaings surmontés d’un toit de tôle. Variante : un toit de fibrociment contenant de l’amiante. Je ne dis pas cela au hasard : le vertueux Canada, qui a envoyé de nombreuses équipes en Haïti après le tremblement de terre, est l’un des grands producteurs mondiaux d’amiante. Et de fibrociment, que l’on appelle là-bas chryso-ciment, ce qui doit faire du bien aux poumons (ici). Je reprends : ou les gentils humanitaires construiront des bidonvilles, ou ils construiront une véritable capitale, ce qui impliquerait des maisons aux normes antisismiques, des routes, des feux rouges, des flics aux carrefours, des égouts, des canalisations, de l’eau potable au robinet, etc. Jamais cela n’arrivera, pour des raisons évidentes. Chaque jour suffit sa peine. Il n’y aura pas d’argent, pas de volonté, il n’y aura personne pour signer les chèques et tenir la truelle. Personne.

Notez avec moi qu’il reste une troisième possibilité, qui serait de laisser se démerder les Haïtiens, qui sont si bien, si complètement habitués au malheur. Mon petit doigt me dit que cette sombre histoire se finira de cette manière. Oui certes, Port-au-Prince aura son aéroport, son port, son Palais national et ses ministères, qui permettront de montrer à la télé la reconstruction de l’État haïtien. Mais pour le reste, dès que les projecteurs, coco, auront été remballés, on refera la même chose qu’avant, en pire, dans une zone perpétuellement menacée par un craquement de l’écorce terrestre. Des bidonvilles, à perte de vue.

En ce sens, au-delà de l’infinie tristesse qui m’accable, je crois pouvoir dire que l’île d’Haïti est une forme prévisible de notre avenir commun. Réfléchissons ensemble. Les millions de personnes sans toit ne préfigurent-ils pas les dizaines, les centaines de millions de réfugiés écologiques et climatiques de demain ? Il est d’autant plus intéressant de regarder de près comment un monde, riche encore – le nôtre -, a jugé bon de traiter cette catastrophe. Je ne sais pas si vous croyez à l’humanisme de façade de nos gouvernants, qu’ils soient de Paris ou de Washington DC. Moi, je dois l’avouer, guère. Il me semble donc légitime de se demander pourquoi les Américains ont lancé sur Haïti une opération militaire, avec un porte-avions et au moins 10 000 soldats.

La version angélique de cette mobilisation, c’est qu’il s’agit d’aider un peuple martyr. Mais qui lit en ce moment la presse américaine comprend que le pouvoir a grand peur d’assister à un exode massif qui conduirait des dizaines de milliers d’Haïtiens, peut-être bien plus encore, vers les côtes américaines, qui ne sont guère qu’à 1000 km. Pour ne citer qu’un exemple, les garde-côtes de Floride sont sur le pied de guerre. Alors, pourquoi une telle armada ? Peut-être, peut-être bien pour empêcher le peuple haïtien de fuir son enfer.

La France ne fait pas mieux. Il lui est très facile d’envoyer des pompiers et des chiens, et d’offrir ainsi à TF1, Jean-Pierre Pernaut et Laurence Ferrari de quoi remplir leurs spots publicitaires à la gloire de notre si noble pays. Mais il lui est impossible d’ouvrir les hôpitaux bien équipés de Martinique et de Guadeloupe, proches pourtant. On parlait dans les premiers jours d’un « Plan blanc » – blanc ! – susceptible d’accueillir 100 blessés graves de Haïti par jour en Martinique. Aussitôt annulé. Sur ordre politique. Les Haïtiens n’arrivent plus qu’au compte-gouttes (ici). La raison vraie est que la France officielle redoute un afflux. Redoute un débordement. Redoute une installation définitive des malades dans ces havres que sont les Antilles françaises.

Il faut encore aller au-delà. Haïti administre la preuve, et le démontrera au fil des années, que le territoire si restreint de l’opulence n’entend pas se laisser envahir par la misère. Comme il n’entend pas répartir les richesses et accorder de vraies chances à ces si nombreux trous du cul du monde, il lui faut bien essayer de contenir la poussée irrésistible de la misère. À partir de 1947, l’Amérique de l’après-guerre avait inventé la politique dite de containment, c’est-à-dire d’endiguement de l’influence communiste stalinienne sur le monde. Ce containment aura été la cause de guerres – en Indochine -, de grands massacres – en Indonésie -, de coups d’État – au Guatemala, en Iran – d’assassinats ciblés – Ernesto Che Guevara -, de production massive d’opium, de ventes illégales d’armes,  et d’immenses réseaux de corruption, dont certains existent encore.

Eh bien, j’ai le sentiment écrasant que les stratèges de l’armée américaine, incapables qu’ils sont d’agir sur les causes du malheur planétaire, entendent bien combattre ses conséquences au mieux des intérêts de l’Empire. Mais surtout ne pas oublier la France ! Ne vous y trompez pas, notre état-major sait très bien, depuis au moins vingt ans, qu’une menace d’immigration massive, venue pour l’essentiel d’Afrique du Nord, menace à terme, de leur point de vue, notre douce France. Voyez comment sont d’ores et déjà traités les Comoriens qui tentent de rejoindre Mayotte clandestinement (ici). Les uns sont Français, les autres d’inquiétants étrangers dont le nombre atteint peut-être 60 000 illégaux sur une population totale, à Mayotte, de 186 000. Songez au sort fait aux clandestins, souvent Brésiliens ou Surinamiens, en Guyane, où ils forment une part considérable de la population locale, théoriquement française. On se prépare de barbares rencontres entre miradors, fil barbelé, mitrailleuses lourdes et poitrails d’humains.

Il existe une morale capable de conclure ces quelques phrases. Elle n’est pas gaie, mais elle existe. Notre Nord gavé n’entend toujours pas distribuer les cartes de manière que tous les humains puissent enfin gagner quelque chose. Nos chefs rêvent encore de châteaux-forts et de mâchicoulis, de douves et d’oubliettes. Ou encore d’une ligne Maginot à l’abri de laquelle ils pourraient continuer la triste fête où nous convie chaque matin cet art du mensonge qu’est la publicité. Seulement, voilà : le moment de vérité se rapproche à vive allure. Où nous ouvrons notre âme pour de bon, ce qui implique évidemment de changer de système et de décrocher de leurs sinécures nos classes politiques de gauche et de droite. Ou nous allons droit au chien policier. Pas celui qui sort un survivant de sous les ruines. Celui qui mord la main qui réclame son dû. On le cache encore, mais on l’entraîne. Si nous ne trouvons pas les moyens d’une véritable humanité, nous sombrerons inéluctablement dans le soutien aux mesures les plus infamantes. Qui osera dire le contraire ?

Tout est à nous ? (à propos du NPA et de quelques autres)

Je ne pense pas que l’on puisse m’accuser de vouloir plaire. Mais je dois tourner cela autrement, car bien entendu, on veut toujours plaire. Disons que, si tel était mon but principal, j’aurais sans doute choisi depuis longtemps une autre voie. Et comme je suis sur celle-ci, et que je n’ai pas l’intention d’en changer, il faut bien croire un peu que mon engagement est profond. Il commande, tel que je le conçois, une certaine vérité. Bordée si l’on veut, limitée pour sûr, mais authentique.

Je dois reconnaître que le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ne hante pas mes nuits. Je vois cette structure et ceux qui la soutiennent comme les spectres d’une histoire à jamais engloutie. Ce qui ne m’empêche pas de trouver d’épatantes qualités à des piliers du NPA, comme l’ornithologue Pierre Rousset (ici), davantage il est vrai pour son amour des oiseaux que pour ses positions politiques. Mais j’ai fait mieux en soulignant le caractère démocratique d’un mouvement, la LCR, qui a entrepris ce que nul autre n’aurait osé : la disparition dans un ensemble plus vaste, menaçant pour les vieilles lunes (ici).

Cela me met plus à l’aise pour ce que je vais écrire. L’autre matin, me rendant au métro – j’habite en région parisienne -, j’ai croisé le chemin d’une poignée de militants du NPA, qui distribuaient des tracts et vendaient le journal de leur parti, Tout est à nous. Je n’aurai peut-être pas fait attention si une amie, quelques jours plus tôt, ne m’avait parlé de ce titre, en le moquant un peu. L’occasion étant là, j’en ai profité pour réfléchir. Tout est à nous. Cette expression renvoie à un slogan scandé dans les cortèges de l’après-68, et qui disait : Tout est à nous, rien n’est à eux/Tout c’qu’ils ont, ils nous l’ont volé/Nationalisation, sous contrôle ouvrier/Sans rachat ni indemnité. C’était entraînant, c’était plaisant. Si plaisant que le gamin de ce temps – moi – reprenait cela à pleins poumons. Voyez, je m’en souviens.

35 ans plus tard, les mots ont à peine changé. On ajoute désormais, je crois : Partage des richesses, partage du temps de travail, etc. Mais revenons au nom de ce journal. Tout est à nous. Vous me direz que je coupe les cheveux en quatre – travail fort délicat pour moi – et que je vois le mal partout. Mais sérieusement, cela me dégoûte purement et simplement. Ce Nous est typiquement, sans que ses défenseurs l’imaginent, dans la tradition léniniste et trotskiste. Eux et nous. La classe ouvrière et la bourgeoisie. Les purs et les autres. Ce Nous trace une frontière simpliste et redoutable entre les bons qui seront sauvés et les méchants qu’il faudra bien achever. Et cette idée a fait ses preuves dès la fin de 1917, d’abord contre l’opposition dite « bourgeoise » au parti bolchevique – les Cadets du Parti constitutionnel démocratique – , puis contre le parti socialiste révolutionnaire et les anarchistes.

Je ne prétends aucunement que la société de classe n’existe pas. Et j’ai affirmé, écrit des centaines de fois que le pouvoir réel est entre les mains d’une oligarchie capitaliste qui mène les sociétés au désastre, quand celui-ci n’est pas déjà consommé. Mais je récuse cette dramatique indigence qui consiste à croire que le combat opposerait un petit groupe à une immense majorité. Ce fut la base de quantité de tyrannies, ce le serait demain. Le vrai combat unit ceux qui comprennent leur rôle, évident, dans la destruction des formes de vie. Il n’est pas vrai que nous serions seulement les victimes d’un système, les marionnettes de l’aliénation. Nous sommes tous, TOUS, les acteurs du drame, et nous serons TOUS amenés à jouer certain rôle pour qu’il ne se termine pas en tragédie.

Puis, cet autre mot, plus insupportable encore à mes yeux : Tout. Ce fantasme dit l’essentiel. L’homme est au centre, et tout doit lui être subordonné. Le NPA réinvente l’eau chaude, à savoir ce bon vieux précepte de Descartes selon lequel « L’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé, Léon Trotski, qui demeure tout de même l’un des inspirateurs du NPA, écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».

Rien n’a donc fondamentalement changé au NPA, comme on pouvait légitiment le supposer. Et rien ne changera, car le cadre de la pensée de ces militants est pour l’essentiel le même que toujours. Produire plus – et mieux, admettons-le -, distribuer davantage. Aucune remise en cause du paradigme commun à la gauche et la droite  – appelons cela le progrès – n’est à l’ordre du jour ni ne le sera. Quant à oser prétendre que tout pourrait appartenir à des humains, je considère cela comme une offense terrible au monde, à la planète, à ses habitants non humains, à ses mystères, à ses promesses, à son avenir. Rien ne saurait m’être plus étranger.