Archives mensuelles : mai 2010

Au cul du Probo-Koala (une aventure maritime)

Avant que j’oublie, un livre formidable. Demain commence aux Pays-Bas le procès du Probo-Koala, un cargo maudit. Parmi les mis en examen figurent le capitaine du navire, la transnationale Trafigura, la ville d’Amsterdam et la société APS. On leur reproche d’avoir participé, peu ou prou, à un trafic de déchets à destination de la Côte d’Ivoire. C’est là, le 19 août 2006, que sont déchargés du Probo 528 mètres cubes de déchets plus ou moins liquides, que des camions, affrétés dans de baroques conditions, doivent aller déverser dans l’immense décharge d’Abidjan, Akouédo. Située à une quinzaine de kilomètres du centre-ville tentaculaire, dans un ravin naturel, ouverte sans l’ombre d’une autorisation en 1965, elle met fatalement en contact ses jus avec la nappe phréatique, la lagune qui s’insinue entre les deux parties d’Abidjan, et l’océan proche.

La folie n’est plus très loin. Que contenaient les cuves du Probo ? Officiellement, des eaux de nettoyage souillées – à peine – par des hydrocarbures. En réalité, c’est beaucoup plus grave, infiniment plus dangereux. L’odeur des déchets est suffocante, oppressante, résistant à tout. Des chauffeurs refusent de charger, d’autres s’enfuient après une seule tournée, et les riverains réagissent aussitôt. Habitués pourtant aux pires horreurs déversées sur les 150 hectares de la décharge, ils protestent dès avant la fin des déversements. Ils bloquent des camions, menacent et tempêtent.

L’opération n’ira pas jusqu’au bout. En tout cas, pas à Akouédo. On retrouvera plus tard une dizaine de dépôts sauvages qui paraissent entourer la capitale de la Côte d’Ivoire. Certains chauffeurs ont balancé leur chargement dans des fossés, des forêts, au bord des routes, partout où ils ne risquaient pas le flagrant délit. Commence un drame sanitaire mêlé d’une psychose collective qu’il n’est pas difficile de comprendre. Car il y a des morts. Des malades. Des intoxiqués par milliers. Des angoissés par dizaines de milliers. Mais que s’est-il passé ?

C’est ce que racontent Bernard Dussol – de l’émission Thalassa – et Charlotte Nithart, de l’association écologiste Robin des Bois, dans un livre (Le cargo de la honte, Stock, 260 pages, 18,50 euros). Un troisième homme, qui ne signe pas, a mis la main à l’ouvrage, lui donnant une patine singulière. Cet homme, je le connais, car il s’agit de Jacky Bonnemains, fondateur de Robin des Bois. Le livre pourrait être seulement intéressant, mais il est en fait passionnant. Jacky, en effet, connaît admirablement l’univers des déchets et du transport maritime. Mieux que la plupart des spécialistes, très cloisonnés dans leur savoir. L’addition de ces connaissances et d’un travail de terrain parfait, en Côte d’Ivoire, de Dussol et Charlotte, marque une grande réussite.

Je ne vais pas tout raconter. Sachez que les auteurs ont pris le parti d’une sorte de « romanquête ». Le genre est justement contesté depuis que BHL s’en est servi pour ses petites affaires pakistanaises. Mais ici, grâce à la rigueur des informations, la forme semble la meilleure possible. On suit ainsi le capitaine ukrainien du Probo, Sergueï Chertov, jusque dans son poste de pilotage, à l’entrée du port d’Abidjan. De même, on embarque dans la Mercedes de ce frimeur de Salomon Ugborugbo, et l’on admire sans retenue Safiatou Ba N’Daw, qui change de tailleurs plus vite que son ombre. On passe même une demi-heure avec les responsables français de Trafigura, venus à Abidjan en croyant pourvoir acheter le calme, et qui se retrouvent pour une fois, stupéfaits, en taule.

Vous verrez, vous verrez peut-être. Le livre est comme une leçon de choses sans discours. Sur l’état réel des relations entre le Nord et le Sud. Sur l’état d’esprit vrai de ces chevaliers d’industrie qui pullulent dans l’univers du pétrole, du transport maritime, du déchet. Sur notre impuissance, notre inconséquence, nos incohérences, notre insignifiance disons-le. Bref, un irremplaçable pense-bête, qu’il suffit de rouvrir de temps à autre, quand on a passé trop de temps en compagnie des si médiocres discussions françaises. Ah ! l’un des personnages les plus odieux de l’histoire, à l’arrière-plan certes, estime que le secteur le plus prometteur est désormais celui des énergies renouvelables. C’est là qu’il faut investir, car c’est là que pousse l’argent sur les arbres. Cela peut faire penser.

PS : On lira, ou pas, les raisons qui m’ont amené, voici quelques années, à m’éloigner de Robin des Bois (lire ici). Cela n’a rien à voir avec ce qui précède.

Sur Victor Serge (et donc sur moi)

J’ai une dette immense, que je ne paierai jamais. Mais que cela ne m’empêche pas d’au moins faire semblant. Je vais vous parler de Victor Serge, chez qui j’ai découvert, la première fois, la magnifique expression Planète sans visa. Ce qui suit n’a rien à voir – quoique – avec la crise écologique, et si je vous en préviens, c’est parce que je souhaite que nul se se sente piégé. Charles Jacquier, des éditions Agone, vient de m’envoyer un livre, Retour à l’Ouest (Agone, 23 euros). Il s’agit d’un recueil de chroniques de Serge, parues dans le journal de Liège La Wallonie, entre juin 1936 et mai 1940. Pendant que le monde s’écroule sous les flammes de l’enfer, Serge continue d’écrire sous la mitraille. Il est un écrivain, mais un écrivain combattant.

Je résume, à traits infiniment grossiers. Viktor Lvovitch Kibaltchiche, dit Serge, naît en Belgique en 1890. Ses parents sont Russes, émigrés, émigrés politiques au temps du tsarisme. Je ne me souviens pas de tout, et j’écris sans vérifier, espérant ne pas commettre trop d’erreurs. Très jeune, vers 15 ans, il est déjà un activiste politique. Avant l’âge de 20 ans, il est à Paris, fréquentant de près le milieu anarchiste. Il écrit dans la presse de la Cause, vit dans des communautés qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles de l’après-68 – jeunes, désolé, je parle d’une époque engloutie -, fréquente une poignée d’illégalistes. Les illégalistes sont comme dirait monsieur Hortefeux des terroristes. Et ils vont déchirer le ciel français de l’avant-guerre, celle de 14, sous le nom de bande à Bonnot.

Victor les connaît et combat comme il peut leur dérive vers la violence déchaînée. Mais au nom de quoi irait-il les dénoncer ? Il ne les dénonce pas, et bien que n’ayant pas joué le moindre rôle dans l’équipée sanglante de Raymond-la-Science, Jules Bonnot et tous autres, il est embastillé. Il faut bien calmer l’opinion, pas ? Victor passe, je crois, cinq ans en prison, au moins en partie à la centrale de Melun. Il en sort, broyé par la meule des jours et des ans, en 1917, avant de gagner Barcelone. Barcelone ! La ville est en éruption sociale permanente. Victor renoue avec le meilleur de ses espérances, au milieu d’une ville qui semble prête, la première de toutes, à l’anarchie. La vraie.

La suite est moins drôle, car il devient bolchevique, gagne la Russie révolutionnaire, entre dans l’appareil international du communisme naissant. La révolution d’octobre, après avoir incarné l’espoir fou d’un monde neuf, est rattrapé par l’ancien. Et par le pire de l’ancien.  Staline s’impose, et dès 1926, Victor se situe dans une opposition, confiante dans un premier temps, au régime qu’il sert depuis déjà huit ans. Il n’a pas oublié son anarchisme. Il n’a pas réellement abjuré. Il comprend, parmi les premiers, que le pouvoir corrompt et que celui qui vient sera absolu, et qu’il corrompra donc absolument. Les années deviennent éprouvantes, épouvantables même. La police politique, cette Tchéka devenue GPU puis OGPU, envoie les adversaires du régime par milliers dans ce qu’on n’appelle pas encore le Goulag.

Victor est persécuté, puis déporté je ne sais plus où. Tout le condamne à une mort certaine. Tout. Il sera pourtant l’un des rarissimes antistaliniens à sortir vivant de l’enfer qu’est devenue l’Union soviétique. Parce qu’il est un écrivain, parce qu’il a conservé des liens en France, où s’organise, vers 1933-1934 une campagne de solidarité. Staline entrouvre la mâchoire, et Victor débarque à Bruxelles, épuisé, démoli, accompagné par une femme devenue folle. La presque totalité de la gauche européenne, manipulée, dominée par les staliniens, lui tourne le dos. Pas question de dire du mal du « pays des travailleurs ». Ceux qui osent s’en prendre à Staline sont considérés comme des hitlériens. Ou stalinien ou hitlérien. Mais Victor est un homme, et comme il ne sait pas mentir, il lui faut bien raconter la vérité.

Gloire à lui ! un journal de Liège – La Wallonie – lui offre une chronique, qu’il tiendra, je le répète, entre juin 1936 et mai 1940. Je ne vais pas paraphraser, ce serait aussi absurde que dérisoire. Qui s’intéresse à cette époque, qui s’intéresse au mouvement  des idées, qui s’intéresse à l’humanité trouvera dans cette centaine de chroniques une admirable réflexion sur le sort commun. Victor, je l’ai dit, était écrivain – moi, je place très haut ses Mémoires d’un révolutionnaire, et certains de ses romans -, et son style de journaliste s’en ressent. Nous ne sommes pas face à l’écume des jours, mais directement engloutis par la marée du temps. La guerre vient, l’Espagne flambe, les staliniens assassinent, Hitler fourbit les armes du grand massacre. S’il est minuit dans le siècle est l’un des livres les plus forts du romancier, et c’est que la nuit est noire, en effet, sans l’apparence d’une étoile au ciel.

Dans ses chroniques, Victor se trompe plus d’une fois. 70 ans après, il est aisé de le constater. Il se trompe, mais le plus frappant est qu’il a surtout raison. Sur les tendances lourdes. Sur la liberté. Sur la dictature. Sur la guerre. S’il se trompe, quand il se trompe, c’est lorsqu’il convoque des espoirs chimériques dans une révolution qui ne viendra pas. Mais peut-il faire autrement ? Mais peut-il survivre à pareil désastre de l’homme sans espérer, sans miser sur un au-delà de la barbarie ? Moi, je sais bien que non. Je sens, par-delà les décennies, combien cet homme m’est fraternel. Combien je me sens proche. Combien je lui dois, que je ne pourrai jamais rendre. Ami !

Tous ensemble

Je ne sais combien de personnes auront défilé ce jeudi. Pas assez. Mais sans doute davantage que ce qu’espérait ce gouvernement de brigands et de margoulins. Moi, pour des raisons diverses et variées, je n’ai pu participer au défilé parisien. Mais je vous jure que je serai du prochain. Et j’espère bien que nous finirons par être des millions. Ce n’est pas si compliqué, la politique et l’économie. Qu’ils aillent se faire foutre, tous. Ceux de droite, ceux de « gauche » comme Strauss-Kahn. Qu’ils aillent se faire foutre. Ce monde qui sent la poudre des explosions, il a été bâti par des armées de prolétaires à gapette et  gamelles cachées dans des sacs en toile pendus à l’épaule. Je le sais, je l’ai vu. Mon père.

Ces merdeux, ces pommeux qui osent intervenir sur une question aussi essentielle que le droit à stopper la machine, je les vomis en bloc.  Bon Dieu ! que me soit un moment donnée la liberté de dire ce que je pense vraiment. Et qu’on me traîne ensuite en prison, car c’est là que certains mots et gestes conduisent tôt ou tard. Faites ce que vous voulez. Moi, j’y serai.

Forger l’acier rouge avec mes mains d’or (sur la retraite)

Au printemps 2003, alors que commençait la mobilisation contre le plan gouvernemental sur les retraites, je me suis tellement engueulé avec l’équipe du journal Politis, où j’assurais une page Écologie hebdomadaire depuis 1994, que j’en suis parti. Une engueulade terrible, je vous l’assure. Je n’étais pas d’accord avec le soutien, mécanique à mes yeux, désastreux à bien des égards, que ce journal apportait à un mouvement que je déplorais dans ses formes. Je le jugeais corporatiste, égoïste eu égard à la crise générale de la vie sur terre. Je dois dire que je n’ai pas changé d’avis. Mais tel n’est pas le sujet.

Aujourd’hui, il y aura des manifestations partout en France, notamment contre le recul de l’âge légal du départ en retraite. On parle de 62 ou 63 ans. Je ne peux ni ne veux entrer dans le détail, mais cette fois, je soutiens de toute mon âme le refus de cette réforme. Ce projet marque évidemment un moment de guerre sociale d’une intensité rarement atteinte depuis l’après-guerre. Les ouvriers, qui vivent déjà tant d’années de moins que ces bouffons de Xavier Bertrand ou Éric Woerth, paieront la note, leur note. La lamentable équipe qui a conduit la France où elle est, tente désormais de tout détruire pour complaire aux si fameuses Agences de notation. Car tout est là : Sarkozy est mort de peur à l’idée que la note de la France pourrait passer du triple A – la garantie maximale sur les emprunts de l’État – à AA+ par exemple.

Comme ces gens qui n’ont jamais travaillé n’imaginent pas une seconde s’attaquer à leurs seuls mandants véritables – les riches -, ils s’en prennent évidemment aux pauvres, plus nombreux, et méprisables en outre. D’où ce projet qui vise à obliger les prolos à cotiser, pour certains d’entre eux, 46 ou 47 ans avant que de toucher leurs picaillons. Sachant qu’ils vivent nettement moins vieux que les cadres supérieurs – la moyenne officielle de sept ans d’espérance de vie en moins pour les ouvriers n’est-elle pas folle ? -, cela signifie une chose et une seule. Globalement, ils travailleront pour payer la retraite de ceux qui les ont dirigés tout au long de leur vie. Et ils n’auront droit qu’à des miettes d’une retraite au rabais radical.

Mon père était un prolo de la banlieue parisienne, et il est mort à 49 ans, laissant cinq gosses derrière lui. Moi-même, j’ai commencé à travailler à 17 ans, comme apprenti-chaudronnier. J’écris cela non pour me plaindre – ce temps était superbe -, mais pour dire que je vois de quoi il s’agit. Ces gens qui nous gouvernent sont des salauds.

Courte précision pour Thibault Schneeberger

Thibault Schneeberger – bonjour à Genève ! – envoie un commentaire au papier précédent qui se termine ainsi : « Sinon, pas un mot sur la plus grande catastrophe écologique de ces dernières années dans le Golfe du Mexique ? ». Bien vu, Thomas, rien. Que veux-tu que je dise, qui ne soit totalement évident ? La marée noire est consubstantielle à cette forme d’exploitation off shore. On ne dit rien, car on ne sait rien, des innombrables déversements de pétrole dans les mers, chaque jour ou presque. Les fuites sont partout, toujours.

Pour ce qui concerne le comportement de BP, il est celui des autres. Total ou Shell, par exemple. On pourrait écrire un opéra tragique sur ce qui se passe EN CE MOMENT dans le delta du Niger. On sait dès aujourd’hui que BP n’a pas tenu compte des avertissements annonçant un grave problème. J’imagine la scène, la chaîne, les chaînes de commandement se refilant la patate chaude au téléphone d’un bout à l’autre de cette planète folle. Et finalement, le big boss de BP injoignable parce qu’il disputait une partie de golf aux Bahamas, avec ses amis. Ils savaient, ils pouvaient, ils n’ont rien fait. Comme d’habitude.

Cette habitude porte un nom : l’amoralité. Ces gens se situent hors des considérations sur le bien et le mal. Ils sont les servants du dieu maudit que nous connaissons tous. Et leur système n’est simplement pas réformable. Je ne supporte plus le chœur des Pleureuses qui accompagne ce genre d’événements, où se glissent, de plus en plus souvent, des écologistes d’opérette. Moralisons ! chantent-ils sur l’air des lampions. Moralisons ! Tu parles, Charles ! Leur logique est imparable, qui prend la forme d’une alternative et d’une seule : le profit ou la mort.

La suite ne parlera, je m’en excuse, qu’à ceux qui connaissent le livre de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, ou qui auront vu le film de Peter Jackson. BP et les autres sont autant de Sauron régnant sur Mordor. La seule possibilité qui nous soit laissée est d’aller affronter le monstre en son refuge. La ressemblance entre les feux de pétrole et Orodruin, ce volcan qui sert de forge à Sauron ne vous est-elle pas évidente ? Oui, il faut renvoyer BP et consorts dans les ténèbres extérieures dont nos esprits malades les ont faits sortir. C’est dangereux ? Follement. Aventureux ? Follement. Impossible ? Presque. Mais, voyez, Frodo Baggins y arrive bien, lui. Oui, nous sommes d’accord, il y a Sam. Et Aragorn, et Gimli et Legolas et Merry. Ajoutons Gandalf, sans lequel l’histoire aurait pu tourner beaucoup plus mal. Voyez, oyez, il y a de l’espoir. Il faut s’unir, et marcher.