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Un gaz cancérogène dans la bouche des nouveau-nés

Attention, cette enquête a été publiée en mars 2021

Charlie révèle de quoi faire sauter la Direction générale de la Santé de ce bon Jérôme Salomon, de la Répression des fraudes et sans doute de l’Anses. Car en effet et en toute conscience, on stérilise avec un gaz abominable les bistouris, les cathéters, les valves et poches de sang, les aliments les plus ordinaires. Et les tétines de nourrissons ? Et.

Attention ! Encore une fois et sans préavis, Charlie s’attaque à la France, à son administration, à ses chefs et sous-chefs à plumes, à ses lois, à ses absences de loi, à ses politiques enfin, ce qui fait du monde. Surtout que l’Europe est elle aussi en cause. Mais commençons donc par le Rapid Alert System for Food and Feed, RASFF de son petit nom. Ça ne fait pas très envie, mais faut. Ce machin créé par l’Europe en 1979 est censé alerter sur les risques sanitaires liés à l’alimentation.

Le 9 octobre 2020, nos braves se réunissent avec les comités idoines, pour les informer (1) « of high levels of ethylene oxide being found in sesame seeds imported from India ». Eh ben oui, de hautes concentrations d’oxyde d’éthylène ont été découverts dans du sésame importé. C’est un poil fâcheux, car l’oxyde d’éthylène, que l’on va découvrir en majesté, est un gaz hautement cancérogène, mutagène et reprotoxique, entre autres.

Il faut donc agir. En France, le correspondant du RASFF est une unité d’alerte de la Répression des fraudes, dont l’acronyme insupportable est DGCCRF. Branle-bas de combat ! Le Sénat propose dans une note un ordre de bataille ébouriffant (2) : « Recommandation no 1 : demander à l’Anses de rendre un avis sur l’oxyde d’éthylène et son métabolite pour mieux comprendre les risques, évaluer les seuils pertinents et mieux identifier l’origine des contaminations constatées ».

Donc se presser, mais pas trop quand même. La fiche de l’Institut de recherche et de sécurité (INRS) – public – fait foi en France depuis des décennies. Or depuis des années, cette fiche note sobrement que l’oxyde d’éthylène donne le cancer, et provoque des anomalies génétiques. Idem au plan européen. On admirera d’autant la trouvaille du Sénat français : demander un avis à une autre structure publique, l’Anses.

Mais cette extrême précipitation se heurte à un mur, celui de l’opinion. Il faut changer d’allure, car des associations puissantes comme l’UFC-Que Choisir ou 60 millions de consommateurs sont en embuscade. La norme européenne, très discutable par ailleurs, est en effet de 0,05 mg/kg d’oxyde d’éthylène. Or certaines graines de sésame en contenaient 186 mg, soit…3700 plus.

Alors la Répression des fraudes, magistrale, dresse une liste de produits contaminés. Des produits qu’il faut rappeler, c’est-à-dire sortir des éventaires, remballer, et en théorie du moins renvoyer à l’expéditeur. Des milliers de produits, distribués aussi bien par Carrefour, Casino, Système U, Leclerc, Auchan que par les magasins bio La Vie Claire, Naturalia ou le réseau Biocoop.

De novembre 2020 jusqu’à aujourd’hui, la liste s’étoffe chaque jour un peu plus, dévoilant une grande folie commerciale. Et mondiale. Au moment où ces lignes sont écrites, 3869 produits sont concernés (3). Citons parmi tant d’autres des baguettes de pain, du poivre et quantité d’épices, des huiles, des canapés apéritif, des nouilles, des fromages, du « mélange pour salade bio », des bonbons, du chocolat, des émincés de poulet, des burgers, des « barres aux noix et aux fruits bio », du thé, du café, du tofu, du chorizo, etc, etc, etc.

Mais pourquoi diable utiliser l’oxyde d’éthylène (OE ou EO sur les étiquettes) à si grande échelle ? Parce qu’il est l’arme fatale qui permet à des milliers d’exportateurs d’envoyer partout dans le monde des produits déclarés safe. L’oxyde d’éthylène (voir encadré) est en effet un petit génie de la chimie. On place une marchandise x dans une chambre étanche sous vide. Puis on envoie le gaz, qui pénètre aisément les emballages avant de se déposer à la surface des produits. C’est un tueur. Aucun micro-organisme ne lui résiste. Une cargaison traitée au gaz ne peut contenir, à priori, aucune moisissure, aucun champignon, aucune bactérie. Le menu problème est qu’elle contient fatalement de l’oxyde d’éthylène.

Celui qui veut se faire grand-peur peut aller visiter le site de l’entreprise française Ionisos, qui possède des usines à Gien, à Sablé (Sarthe), dans l’Ain, dans l’Aube. Elle annonce bravement par un audacieux bandeau (4)  : « Stérilisation oxyde d’éthylène,Idéal pour les dispositifs médicaux ». Tellement idéal que l’on continue en 2021 à stériliser en France « les prothèses mammaires, gants, seringues, compresses, plateaux chirurgicaux ou encore cathéters », ainsi que le détaille Ionisos.

Pour bien mesurer l’ampleur de cette affaire, je suis obligé de prendre la parole, moi l’auteur de cet article. En 2011, j’ai travaillé avec ardeur sur l’oxyde d’éthylène, ce qui me conduisit à cosigner un dossier dans Le Nouvel Observateur dans des conditions très spéciales (voir encadré).

L’évidence est que nos autorités mentent constamment, qui prétendent redécouvrir à chaque saison l’oxyde d’éthylène. En vérité, une circulaire de 1979 que j’avais découverte raconte déjà l’essentiel. À cette époque, Jacques Barrot, qui est ministre de la Santé, expédie aux préfets, à l’équivalent de la Direction générale de la santé (DGS) et des Agences régionales de santé (ARS) un texte ahurissant, qui sera publié au Journal officiel de la République le 10 janvier 1980.

Il affirme qu’il ne faut utiliser l’OE que « si aucun autre moyen de stérilisation approprié n’existe ». Or, « d’autres procédés aussi fiables (par exemple la vapeur d’eau sous pression) » sont disponibles. Ce n’est pas tout. « Les dangers inhérents à l’emploi de ce gaz », poursuit la circulaire, « notamment des sondes, tubes et tous ustensiles en caoutchouc et matières plastiques » peuvent provoquer chez des malades des troubles « pouvant évoluer vers la mort ». Enfonçant le clou, elle précise que l’oxyde d’éthylène présente « la caractéristique de pénétrer en profondeur dans la structure de nombreuses matières plastiques et caoutchouteuses et de s’en extraire très lentement ».

Je ne sais s’il y a là matière à poursuites pénales, mais je le souhaite. Depuis quarante ans, en effet, il est certain qu’un nombre x de malades ont vu leur état s’aggraver, ou pire, à cause de ce mode de stérilisation. En toute conscience de quiconque se tient un peu au courant.

Je pus établir également que des millions de tétines de biberons étaient elles aussi stérilisées de la sorte. Les hostos, y compris ceux de l’AP-HP, en commandaient sans sourciller et sans doute la moitié – au moins – des nouveau-nés avaient pour premier contact alimentaire une tétine empoisonnée. Je crois que je fis mieux encore en produisant des lettres assassines. Ainsi, les 12 et 20 mars 2009, la lanceuse d’alerte Suzanne de Bégon adressait une lettre à la Direction générale de la santé (DGS) pour l’alerter sur l’usage d’OE pour les biberons. Le 7 avril, Jocelyne Boudot, sous-directrice, lui répondait de joindre la Répression des fraudes, cette DGCDRF évoquée plus haut, celle qui vient de rappeler des milliers de produits.

Le 20 novembre 2009, de Bégon prévenait cette administration, qui répondait le 18 janvier 2010. Passons sur le salmigondis bureaucratique, et retenons cette double phrase sensationnelle : « En conclusion, l’utilisation de l’oxyde d’éthylène n’est pas autorisée pour désinfecter les objets destinées au contact des denrées tels que les biberons. Par conséquent, il sera donné les suites nécessaires aux informations nécessaires ». Pas autorisé ! Donc interdit !! Ni la DGS ni la Répression des fraudes ne bougeront un orteil.

Entre-temps, l’OMS, cette Organisation mondiale de la santé farcie de conflits d’intérêts – par exemple au travers de lourds financements par la fondation Bill Gates – sera elle aussi prévenue cette même année 2009. Le 31 mars 2009, dans un sabir mal traduit de l’anglais, une madame Elizabeth Mason répond texto : « L’OMS n’a pas de recommandations sur l’utilisation de cette substance dans les tétines et les biberons ». Il faut dans ces conditions contacter l’agence française AFSSA, devenue peu après l’Anses, celle-là même que le Sénat conseille en 2021 de joindre (voir plus haut) pour en savoir plus. En juillet 2005, l’AFSSA avait réalisé l’exploit de pondre un rapport complet sur le sujet (Recommandations d’hygiène pour la préparation et la conservation des biberons) sans seulement citer l’oxyde d’éthylène (5).

Donc tout continue. On laisse entrer n’importe quelle bouffe, y compris bio, passée par le poison. On utilise chaque jour et partout des bistouris, des poches de sang, des cathéters, des valves passés au poison. L’explication générale est assez évidente : l’oxyde d’éthylène, c’est la mondialisation. Le droit pour les transnationales de dicter une loi supérieure à celle des États. Sans que personne ne moufte dans les ministères et chez les grands courageux de la Direction générale de la Santé et de la Répression des fraudes. Encore bravo, les gars. Et les filles.

(1) ec.europa.eu/food/sites/food/files/safety/docs/rasff_ethylene-oxide-incident_crisis-coord_sum.pdf

(2) senat.fr/rap/r20-368/r20-3680.html

(3)economie.gouv.fr/dgccrf/sesame-psyllium-epices-et-autres-produits-rappeles-comprenant-ces-ingredients

(4) ionisos.com/sterilisation-oxyde-dethylene/

(5) http://sbssa.spip.ac-rouen.fr/IMG/pdf/Recommandations_Biberons_AFSSA_Francais.pdf

L’Oxyde d’éthylène et moi

L’oxyde d’éthylène est un vieux camarade. À la fin du printemps 2011, je découvris que des millions de tétines de biberons étaient stérilisés à l’aide d’un gaz puissamment cancérogène, qui s’accrochait au caoutchouc. Or j’étais pigiste, or j’avais besoin d’argent.

Qui paierait une longue enquête ? Je pris contact avec le Nouvel Obs et fis affaire avec un journaliste maison bien connu. Nous bouffâmes au (bon) restau interne du journal, en compagnie de Laurent Joffrin, alors le patron. Et l’accord ayant été conclu, je me lançai à l’assaut. Un long et fructueux travail. Je remis un texte au journaliste, qui tapait dur, vu que je ne sais pas faire autrement.

Naïf comme il n’est pas permis, je crus que ce texte, après retouches, serait publié. N’avais-je pas fait la totalité du boulot ? Macache bono. Le journaliste écrivit sa propre sauce, d’une main lourde, et mon article disparut corps et bien. Les révélations extraordinaires qu’il contenait furent noyées dans de telles circonvolutions qu’elles en étaient méconnaissables (1). C’était raté, exécrable, mais je cosignai, seule chance de récupérer au moins un peu de ma sueur. Así son las cosas, ainsi va la vie réelle.

La suite est pareille. Pendant des mois, il me fallut relancer, relancer, relancer pour obtenir le salaire pourtant convenu au départ. Un pigiste, c’est un chien qui fait le beau.

(1) Le Nouvel Obs du 17 novembre 2011

Du côté du gaz moutarde

Comme souvent avec la chimie, l’oxyde d’éthylène (OE) a été synthétisé sans savoir à quoi il pourrait servir. En la circonstance, le chimiste français Charles Adolphe Wurtz fait réagir du 2-chloroéthanol avec une base, et zou. Nous sommes en 1859.

Pendant un demi-siècle, il est largement oublié, puis retrouvé par l’industrie de guerre, qui va en tirer, à partir de 1917, de l’ypérite, le gaz moutarde. Charmant. Il servira aussi dans d’autres synthèses chimiques, parmi lesquelles les éthers de glycol.

Quand a-t-on commencé à savoir ? En 1968 – il y a plus d’un demi-siècle -, les professeurs suédois Hogstedt et Ehrenberg (1) concluent que l’OE est un cancérogène pour l’homme. Concluent ? Concluent, car il s’agit du résultat d’un patient travail étendu sur neuf ans. Dans les usines de production, mais aussi dans les hôpitaux, où le poison est très utilisé pour la stérilisation des instruments chirurgicaux.

Il faudra attendre 1994 pour que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’ONU, confirme ce travail impeccable. Depuis, quantité d’études ont montré les conséquences mutagènes et génotoxiques d’une exposition à l’OE. À quoi il faut ajouter pertes de mémoire, troubles du système nerveux central et du sang, neuropathies périphériques, dommages parfois irréversibles aux poumons et au système respiratoire, convulsions, coma, etc.

Détail rassurant : l’OE ne sent pas. Plutôt, quand on le sent, c’est qu’il déjà présent à des concentrations toxiques. Mais alors on s’en fout, car sa saveur est très douce, presque enivrante. On en redemanderait.

(1) https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/3198208/

Les facéties criminelles de l’administration

Y aura-t-il un jour un procès pénal de l’oxyde éthylène (OE) ? Rappelons en deux mots toute l’affaire. Un, on sait depuis 1968, par des travaux suédois, que l’OE est un cancérogène pour l’homme. Deux, on sait depuis une circulaire du ministère de la Santé de 1979 qu’il tue et qu’un autre système de stérilisation – efficace – par vapeur d’eau existe, sans faire courir le moindre risque. Trois, depuis 1994, une agence spécialisée fort réputée – le CIRC/ONU – a prouvé que l’OE est cancérogène pour l’homme. Quatre, en 2005, l’agence publique française AFSSA – devenue en 2010 l’Anses – publie un rapport de 116 pages (Recommandations d’hygiène pour la préparation et la conservation des biberons) qui ne cite même pas l’OE. Cinq, suite au dossier publié par l’Obs (voir encadré), le ministre de la Santé Xavier Bertrand promet un rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS). Six, l’IGAS remet son travail en juillet 2012 et noie le poisson avec une prudence de sioux. Résumé de Charlie : y a peut-être quelque chose qui cloche, il aurait peut-être fallu faire autrement, il n’est pas exclu qu’on ait laissé de côté quelques informations, et donc, « il appartient en tout état de cause aux autorités sanitaires françaises de déterminer les suites à donner aux constats de la mission ». Beau coup de pied en touche.

Sept enfin, et cette fois l’on atteint au chef d’oeuvre, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), énième machin lié au ministère de la Santé, rend le 1er mars un Avis intitulé « Recommandations pour la stérilisation des biberons en établissements de santé ». On remarquera – défense de rire – combien le titre est proche de celui de l’AFSSA en 2005. Mais que dit-il ?

Exactement ceci : « Le HCSP établit qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser des biberons stériles car un niveau de propreté bactériologique suffit dès lors que des mesures d’hygiène validées sont obligatoires sur toute la chaine de production et d’utilisation ».

Ce serait suffisant, mais on enfonce le clou, deux fois. Le HCSP explique d’abord qu’il intervient « suite d’un à l’avis du Conseil supérieur de la santé (CSS) belge de décembre 2018, sollicité notamment sur les alternatives à la stérilisation à l’oxyde d’éthylène, substance carcinogène dont l’usage est interdit dans la stérilisation des contenants alimentaires ». Et il recommande ensuite « de ne pas utiliser de biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène ;

[de]

ne pas recourir à l’utilisation de biberons et/ou tétines stériles pour tous les enfants et nourrissons, même les plus à risque, aucune situation clinique le justifiant n’ayant été identifiée ».

Si l’on sait encore lire le français, l’oxyde d’éthylène dans les biberons ne sert à rien d’autre qu’à remplir les poches des industriels qui les fabriquent. On peut sans risque d’erreur y ajouter les matériels médicaux (voir encadré). On empoisonne donc massivement, mais nul n’est responsable, encore moins coupable. La vie est belle, pour les salopards.

Des mouches qui ne sont que de la merde

publié en mai 2021

Ce qui suit n’a jamais existé, et heureusement, car il faudrait autrement considérer la liberté (de la presse), la vérité (des faits) et la justice (sur Terre) comme autant de petits sacs de crotte. La société biotech InnovaFeed (https://innovafeed.com), française comme son nom l’indique, veut le Bien. Les gens ont faim, nous serons bientôt 9 milliards, et c’est tout de même rageant alors qu’il y a tant d’insectes pour les nourrir.

Trois petits jeunes comme on les aime – école des Ponts et Chaussées, Centrale, réseau McKinsey, au plein service des transnationales – ont lancé en 2016 cette start-up, qui fait depuis des étincelles. Deux usines en France, une autre bientôt aux États-Unis, et des projets par dizaines.

De quoi s’agit-il précisément ? De bâtir des fermes à mouches – Hermetia illucens ou mouches soldats noires -, dans lesquelles les femelles pondront à un rythme frénétique avant de que nourrir, transformées en farine, les poissons d’élevage, la volaille, les cochons, les animaux de compagnie. Ces gens-là sont en mission, comme ils l’indiquent sur leur site. Leurs mouches ont cinq objectifs officiels : « faim zéro », protection des terres arables, lutte contre le changement climatique, consommation responsable, sauvegarde de la vie aquatique. Sans compter trois grands principes, parmi lesquels la limitation « des facteurs de stress pour [les] insectes en réduisant les interactions humaines et en adoptant des méthodes minimisant le potentiel de souffrances ». Le gras est dans le texte (innovafeed.com/nos-engagements/).

Message un peu appuyé, mais qui a été immédiatement compris. C’est le ministère de la Transition écologique qui a dégainé le premier, puis Le Crédit Agricole, qui a déboursé 15 millions d’euros, à quoi il faut ajouter 4,5 millions du plan de relance macronien, divers investissements du très sympathique fonds singapourien Temasek (temasek.com.sg/en/index) et du groupe Auchan, ainsi que de puissants partenariats que l’on va découvrir.

La presse est béate d’admiration. Les Échos bien sûr – quel triomphe économique ! -, mais aussi L’Obs – « La réussite est totale pour InnovaFeed » -, La Voix du Nord qui célèbre l’installation d’une usine dans la région – « la “French Tech” dans toute sa splendeur » -, mais la palme revient sans conteste au Monde. Le quotidien a envoyé dans la Somme une journaliste pour un publireportage de haute volée. Impossible de tout citer, mais une phrase résume le tout : « L’activité d’InnovaFeed s’inscrit dans une dynamique d’agroécologie. En effet, InnovaFeed participe à l’essor d’une pisciculture durable, respectueuse de l’environnement et des ressources naturelles ». Pratiquement au mot près la propagande servie ad nauseam par ces braves communicants de InnovaFeed. Du même tonneau – on n’ose dire de la même farine – que la page Wikipédia de la boîte (fr.wikipedia.org/wiki/InnovaFeed), sans nul doute écrite par elle-même, épinglée pour son « ton trop promotionnel ou publicitaire, voire hagiographique ».

La vérité est ailleurs, on s’en douterait un peu. Aucun journaliste ne s’est seulement interrogé sur ce simple fait : comment une société biotech fait-elle pour multiplier les mouches. Par quels trucs génétiques et biotechnologiques ? Que signifie l’utilisation revendiquée de « l’intelligences artificielle » ? Avec quoi les mouches sont-elles nourries ? Par quel exploit leurs déjections pourraient-elles être utilisées en agriculture biologique ?

En fait, InnovaFeed a signé le 3 mai un partenariat stratégique avec Cargill, l’une des pires transnationales de la planète. Celle-ci a mouillé dans d’innombrables scandales dûment documentés : violations des droits de l’homme, contamination de la bouffe, déforestation, spéculation sur les produits alimentaires de base, accaparement de terres, etc. Production annuelle de porcs dans le monde : 102 millions de tonnes. De poulets : 101 millions. De poissons d’élevage : 86 millions de tonnes. InnoviaFeed, 8 000 tonnes de mouches biotechs dans son usine du Nord. Les mouches comme leurre de la destruction du monde.

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Au bonheur des chevrotines dans la gueule

On le sait depuis des lustres, la publicité est l’industrie du mensonge. Cela n’empêche pas d’être curieux, surtout lorsqu’il s’agit de nos amis chasseurs, rois incontestés de l’oxymore – mélange de deux termes inconciliables – et de la manipulation mentale. Les voilà désormais à la télé, de TF1 à M6, dans des spots payés par la Fédération nationale des chasseurs (FNC).

Il aura suffi d’en regarder un (1), car le masochisme a ses limites. Pour être sincère, cela sent si fort la joliesse surjouée, que l’on finit par chercher la caméra, qui ne doit pas être bien loin. On voit des jeunes femmes rieuses, heureuses de participer à une ablation d’organe sans anesthésie. Ou des gamins envapés, sautant de joie dans les bras de pépé à la vue d’une harde de sangliers en mouvement, qu’un bon coup de tromblon ne va pas tarder à décimer. Comment le dire sans vexer ? On reste assez loin des films néoréalistes à la manière de Rossellini.

Qui se cache derrière l’opération ? Sans aucun doute Thierry Coste, lobbyiste officiel, assumé et rigolard de la FNC. Coste est un cas d’espèce. Défendant auprès des politiques les causes les plus sympathiques – la chasse, l’élevage concentrationnaire, la FNSEA -, ce communicant a toutes les audaces, et il a bien raison, puisqu’on lui déroule partout le tapis rouge. On peut ainsi le voir embrasser à bouche que veux-tu le président en titre, Emmanuel Macron, en le tutoyant bien sûr. Désolé, mais les braves de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), qui se battent pour les piafs massacrés – ohé!Allain, Philippe, Yves – ne font pas le poids.

  1. https://vimeopro.com/rolandmouron/around-the-world/video/543356596
  1. https://www.youtube.com/watch?v=9iCIR840SkY

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Montebourg, l’éternel retour du foutriquet

Montebourg. Non, ce n’est pas de l’acharnement, car une telle évanescence ne le mérite aucunement. C’est bien plutôt de l’instruction civique. Et d’abord ce rappel : Arnaud Montebourg a été l’un des principaux ministres, après 2012, d’un homme politique aujourd’hui disparu, François Hollande. En charge de l’Économie et, ne rions pas trop fort, du « redressement productif ». On a vu. Le drôle aura tout défendu sans jamais trembler : l’ouverture de mines et la réouverture de l’une d’elles, bourrée d’amiante, les gaz de schiste, sans oublier bien sûr le nucléaire made in France. Oui, il défend l’industrie tricolore, la belle.

Que se passe-t-il chez cette Grandeur ? Il parle sans y croire de se présenter à l’élection présidentielle, et reçoit pour cette raison des clins d’oeil de la France insoumise d’un autre chanteur d’opérette, Mélenchon. Et quand il trouve le temps, il cause. Le site gratuit Reporterre organise désormais des débats entre géants, et le dernier aura réuni Éric Piolle, maire EELV de Grenoble et Montebourg soi-même. Et que dit-il tout soudain des conséquences du nucléaire, moulinant de ses mains comme il l’a fait mille fois devant les journalistes (1) ? Ceci : « Bon, ben relativisons. Fukushima : zéro mort. Tchernobyl : zéro mort ».

Arrêtons ici l’image. Bien entendu, c’est une infamie. Pour s’en tenir à la catastrophe ukrainienne, même les nucléocrates les plus bas de plafond admettent des morts et des cancers par millers. Les autres estimations oscillent entre 200 000 morts et un million. Cette dernière, très contestée, figure dans un livre édité par l’Académie des sciences de New-York. Dans tous les cas, Montebourg est ignoble, qui essuie ses pieds distingués sur des cadavres.

Au-delà, il donne puissamment à réfléchir. Les politiques, jusqu’au sommet, sont des ignorants qui tranchent des questions essentielles sans avoir pris le soin d’en connaître quoi que ce soit. Le nucléaire français est en faillite – EDF, 42 milliards d’euros de dette, Orano-Areva jongle avec la sienne  -, mais Macron pense à sa réélection.

  1. https://reporterre.net/Nucleaire-le-recit-du-debat-Montebourg-Piolle-sur-Reporterre

Pompili et Le Drian foutent la zone nucléaire

EDF est en faillite et fourgue des réacteurs EPR un peu partout. Le projet indien Jaitapur vient d’être relancé par une visite de la ministre Barbara Pompili, suivie de Le Drian. Derrière le rêve de la plus grande centrale nucléaire du monde, un sac de nœuds rempli de folie.

Ah quels petits cachottiers ! En janvier 2021, la ministre de l’Écologie Barbara Pompili se rend en Inde. Pendant cinq jours. Et s’y fait épingler par Survival International pour y avoir cautionné une réserve naturelle où l’on tire à vue sur les hommes. Son agenda ne prévoyait pas de discussion sur le nucléaire, mais comme elle est ministre d’État et exerce la tutelle d’EDF, la question des centrales EPR de Jaitapur a fatalement été évoquée.

Il y a moins de quinze jours, c’est Jean-Yves Le Drian qui était en Inde à son tour. Le ministre des Affaires étrangères, peu glorieux VRP du nucléaire made in France, semble y avoir débloqué ce fort lourd dossier, en panne depuis 2009. Résumé express : cette année-là, le groupe public Areva – devenu Orano – propose à l’entreprise du nucléaire indien Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) un projet qui n’est alors pas précisé. Fin 2010, on apprend qu’il s’agirait de construire 6 réacteurs de nouvelle génération dits EPR sur un plateau du village de Jaitapur, qui domine la mer d’Oman, au centre-ouest.

À ce moment, l’affaire est entre les mains d’Anne Lauvergeon, patronne d’Areva soutenue par le président Sarkozy. Mais Areva sombre dans des emmerdements financiers sans précédent, et du côté indien, aucune décision n’intervient, d’autant que la catastrophe de Fukushima en mars 2011, démontre une fois de plus la fragilité de cette industrie.

Pendant dix ans, tous nos gouvernants, à commencer par Hollande, puis Macron et déjà Le Drian, sont allés faire de la lèche à Delhi. Et en 2016, c’est EDF qui reprend le flambeau, activant tous ses réseaux. Cela en vaut la peine : Jaitapur, une fois terminé, serait la plus extravagante centrale nucléaire au monde, susceptible de fournir de l’électricité à 70 millions de personnes. Le coût ? Secret d’État, mais il faudra compter en dizaines de milliards d’euros, alors qu’EDF est endettée à hauteur de 42 milliards d’euros.

Si EDF vient de présenter une « offre technico-commerciale engageante » de 7000 pages, c’est sous une forme très inattendue : elle fournirait les équipements et l’ingénierie, mais laisserait la responsabilité de la construction au partenaire indien. Pourquoi ? Pour au moins deux raisons. Un, la construction de prototypes EPR à Flamanville (France) et Olkiluoto (Finlande) est devenue un cauchemar, avec des retards qui atteignent des années et des surcoûts de milliards d’euros. Mais aussi parce que Jaitapur est un sac de nœuds.

Sur place, cinq villages seraient évacués pour laisser place à l’atome-roi. Or la zone est considérée comme l’un des hot-spots – points chauds – de biodiversité en Inde et au-delà, et même si une partie des villageois ont accepté des transactions pour partir ailleurs, la résistance locale reste très forte, et a déjà entraîné mort et blessés chez les opposants.

Reste la question de la sécurité qui fait flipper tous les gens raisonnables. Dans une tribune publiée par le quotidien The Indu en janvier 2019, deux physiciens, Suvrat Raju et M.V. Ramana, mettent les pieds dans le plat et, soulignant les problèmes de sécurité rencontrés en Finlande et à Flamanville par les prototypes EPR, dénoncent les opacités du projet et les risques inouïs que courrait l’Inde.
Reste enfin la question géologique. De très nombreux rapports, depuis un demi-siècle, démontrent les risques sismiques de la zone, parcourue par une faille préoccupante. Le terrain, formé de latérite dégradée,résisterait-il à un tremblement de terre ? Jaitapur a connu trois secousses supérieures au niveau 5 de l’échelle de Richter en seulement vingt ans…Et certains évoquent même des risques, plus hypothétiques, de tsunami.

Résumons. EDF est dans une nasse financière qui se referme et a choisi la fuite en avant, la seule capable de la sauver, selon elle en tout cas, de la banqueroute. Mais comme la guêpe n’est pas folle, elle entend refiler la responsabilité de Jaitapur aux Indiens, l’important étant de signer le plus grand nombre possible de contrats au moment le chantier des EPR britanniques a du plomb dans l’aile.

Il n’y a besoin de chercher bien loin la moralité de l’histoire, car elle n’existe pas. Des politiciens français médiocres – de Sarkozy à Macron, passant par Pompili ou Le Drian – nous lancent sans nous tenir au courant dans une énième et terrible aventure nucléaire. Tout plutôt que reconnaître l’évidence : le nucléaire français, qui avait promis en 1971 la Lune, et une Lune presque gratuite, est une gabegie. Plutôt, une faillite morale, politique et financière.

Le Groenland envoie au diable l’uranium et les terres rares

Le Groenland envoie au diable l’uranium et les terres rares

Mais quelle claque ! Si cet exemple pouvait être suivi, le monde gagnerait certainement des chances de s’en sortir vivant. Au Groenland, un peuple vient d’envoyer aux pelotes un immense projet de mine, soutenu par l’équivalent de notre cher parti socialiste, le Siumut. Mais commençons.

Une société d’État chinoise est le principal actionnaire d’une compagnie minière fictivement australienne, (ggg.gl). Laquelle est une spécialiste de l’extraction des terres rares, ces 17 métaux stratégiques qui permettent de construire des téléphones portables, des bagnoles électriques, des écrans d’ordinateur ou de télés, en somme toute la merde si délicieusement « moderne ». Les Chinois, dans ce domaine comme dans tant d’autres, sont à l’offensive. Ils tiennent une bonne part du marché mondial, mais savent qu’il faut faire mieux pour assurer leur domination au long cours.

Or les terres rares sont présentes au Groenland, Eldorado minier qui rend fous les tenants de l’extractivisme, cette manière industrielle d’exploiter massivement tout ce que la nature peut offrir. L’île ne compte que 56 000 habitants, dont une très forte majorité sont des Inuits, qu’on appelait autrefois des Esquimaux, et dispose d’un sous-sol gorgé de terres rares et d’uranium, de gaz et de pétrole, de zinc et de plomb, de molybdène, d’or, de diamants, de charbon. L’embêtant, c’est que la glace couvre 80% de l’île, sous la forme d’un inlandsis qui peut atteindre trois kilomètres de profondeur, mais le dérèglement climatique fait fondre la glace, sur terre comme en mer, et ouvre des perspectives .

Le site de Kuannersuit, à quelques kilomètres au nord-est du village de Narsaq, est tenu pour la deuxième réserve au monde de terres rares et la sixième d’uranium. Trois gisements proches, dont celui de Kuannersuit, contiendraient au total 270 000 tonnes d’uranium et 11 millions de tonnes d’oxydes de terres rares (1). Repris en 2010 par ce qui deviendrait Greenland Minerals, le projet est progressivement mis sur orbite, avec des arguments mille fois entendus. 2 000 emplois pour commencer. 800 en vitesse de croisière. Plein d’argent pour attirer le touriste par de nouvelles routes et des hôtels flambant neuf. Son directeur Ib Laursen : « Vous ne pouvez pas vivre dans un musée ( …), Ce n’est pas une république bananière, le pays est immense, une ou deux mines ne détruiront pas sa pureté » (2). Tu parles, Charles ! Selon certaines estimations, la mine ferait augmenter de 45% les émissions de gaz à effet de serre de l’île.

Pendant des années, Kuannersuit devient ce sparadrap du capitaine Haddock, dont personne n’arrive à se défaire. Le temps arrive d’une ultime consultation, prélude à l’exploitation. À l’approche des élections législatives du 6 avril, deux lignes s’opposent frontalement. D’une part, les socialos locaux, déjà évoqués, qu’une scission opposée à Kuannersuit affaiblit. Et de l’autre, Inuit Ataqatigiit – la Communauté inuite -, qu’on présente généralement comme écologiste et de gauche. Sa ligne est loin d’être parfaite, qui met l’accent sur le tourisme, la pêche et les mines, mais son nouveau responsable promet mieux. Múte Egede, 34 ans, a justement grandi à Narsaq, la bourgade la plus proche du projet minier, où son parti a fait presque 70% des voix. Cette partie du Groenland concentre l’essentiel des maigres terres agricoles de l’île, ainsi que quelques troupeaux de moutons, et même de vaches.

Marianne Paviasen, qui incarne mieux encore que Egede le combat contre la mine, a créé dès 2013 un groupe de femmes appelé Urani Naamik – Non à l’uranium – avant de rejoindre le parti de Egede. Toute nouvelle élue, elle voit clair, et loin : le 6 avril a été «  l’élection la plus importante qu’on ait jamais eue au Groenland. Greenland Minerals veut nous faire croire qu’il faut exploiter ces terres rares pour permettre la transition écologique et rendre l’Europe plus verte, mais ça ne peut pas être une bonne méthode de détruire un pays pour en rendre un autre plus propre ». Une leçon universelle.

(1) technology.matthey.com/article/61/2/154-155/#:~:text=The%20Kvanefjeld%20project,%20one%20of,billion%20tonnes%20of%20mineralised%20ore

(2) theguardian.com/environment/2017/jan/28/greenland-narsaq-uranium-mine-dividing-town

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En Équateur, la gauche vaincue par les Indiens

Vite. Ainsi qu’écrit ici en février, un leader indien a surgi en Équateur, formidable. Yaku Pérez est écologiste, féministe, musicien. Victime apparente de magouilles et truandages, il n’a pas pu participer au second tour des élections présidentielles du 6 avril. Lequel second tour a fini par donner l’avantage à un candidat libéral, le banquier Guillermo Lasso, opposé à celui de la gauche correísta, Andrés Arauz. Que veut dire correísta ? C’est un adjectif formé autour du nom de Rafael Correa, grand ami de Mélenchon et président jusqu’en mai 2017. Celui qui parlait – beaucoup – de « révolution citoyenne ».

Le résultat est une surprise, car sur le papier, Lasso ne pouvait gagner. Mais le parti de Yaku Pérez a préféré le vote blanc, et la colistière de celui-ci, Virna Cedeño, a même préféré voter Lasso. Inconcevable ? Ce qui l’est, c’est qu’un mouvement de gauche entube à ce point la cause indienne, et piétine avec une belle constance celle de l’écologie. Sans prétention à l’exhaustivité, citons la volte-face de Correa sur le pétrole caché sous le parc national de Yasuni, finalement vendu aux transnationales – 2013 – ou l’appel déchirant des Indiens de Sarayaku – 24 avril 2014 -, menacés par une invasion militaire « citoyenne » sur fond d’exploitation pétrolière.

Dans un entretien au magazine américain de gauche New Left Review (septembre-octobre 2012), Correa avait déjà tout dit : « Je ne crois pas que Marx, Engels, Lénine, Mao, Ho Chi Minh ou Castro ont dit non aux mines ou aux ressources naturelles ». Voilà ce qui ne peut pas durer. Un régime chaviste, au Venezuela, lorgnant vers les sables bitumineux du delta de l’Orénoque, pour remplir encore plus les poches des corrompus. Un régime sandiniste, au Nicaragua, vendant le pays aux Chinois pour un nouveau canal de Panama. Un régime luliste – de Lula – au Brésil, se lançant avec ardeur dans le nucléaire, le pétrole, les barrages hydro-électriques en pleine Amazonie, les biocarburants et les dépenses militaires. La défaite des salauds d’Équateur est une bonne nouvelle.

  1. Voir le blog de Marc de Saint-Upéry, https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/040718/amerique-latine-quand-melenchon-pedale-dans-la-semoule

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Paquet-cadeau de Fukushima à l’océan mondial

Vous avez vu comme c’est facile ? Malgré des décennies de traités, de résolutions, d’accords, de réunions, de proclamations, de signatures et d’envolées, l’océan mondial reste un sac vomitoire. Ce coup-ci, cela se passe au Japon, où les adorateurs de l’atome ont décidé de jeter en mer une eau rendue gravement radioactive par Fukushima. On parle de 1,25 million de tonnes, ce qui ne signifie rien. Ces gens ne savent pas mieux gérer une catastrophe nucléaire que les suites de 1914-18 et de 1939-45.

Été 1955, dix ans après la guerre. Sur la plage polonaise de Darłówko (mer Baltique), 102 gosses d’un camp de vacances jouent avec un baril corrodé qui laisse échapper un liquide brun-noir. Dommage pour eux. C’est une vieille munition, précurseur du fameux gaz moutarde. Beaucoup d’enfants sont touchés, dont quatre garderont des séquelles aux yeux irréversibles. La seule mer Baltique contiendrait 100 000 à 150 000 mines, 65 000 tonnes d’armes chimiques et un total de 300 000 tonnes de munitions diverses (1).

Bien entendu, ce ne sera jamais récupéré. Entre 1998 et 2009, presque 2000 « rencontres » avec des munitions abandonnées ont eu lieu dans les eaux de Belgique, de France, d’Allemagne, des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni, d’Irlande et de Suède (2). Environ 60% concernaient des pêcheurs, remontant dans leurs filets des munitions abandonnées. Il y a eu des morts, des blessés, des brûlés. Et les cadeaux de Fukushima sont éternels. Et le crime est résolument parfait, qui ne laissera que des traces invisibles et meurtrières.

(1) https://commons.lib.jmu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2888&context=cisr-journal

(2) https://www.popsci.com/story/environment/chemical-weapons-dumped-in-ocean/?ct=t%28RSS_EMAIL_CAMPAIGN%29

Enfin des vérités sur Tchernobyl

Publié en avril 2021

C’est un livre hors du commun (1). Sur Tchernobyl, cette catastrophe nucléaire dont on « fêtera » le 26 avril le 35ème anniversaire. On le sait, tout oppose les grandes structures officielles, dont l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), beaucoup de médecins biélorusses ou ukrainiens, et plusieurs estimations discutées. Tchernobyl a-t-il tué 54 personnes, ou 200 000, voire 1 million comme le prétend l’Académie des sciences de New York (2)  ?

L’Américaine Kate Brown, historienne et professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a fait ce qu’aucun Occidental n’avait fait avant elle : une immersion de longue durée dans les zones dévastées par la radioactivité. À partir de 2004, aidée sur place par une assistante russe et une assistante ukrainienne, elle a exploré 27 fonds d’archives, à Kiev, Minsk, Moscou, Vienne, Paris, Washington, Florence, Amsterdam. Mais Brown n’est pas qu’un rat de bibliothèque : elle se met en scène, avec prudence mais empathie. Sa méthode de travail combine l’étude des textes, l’histoire orale, l’observation personnelle. Le résultat est saisissant. On voit. On écoute. On partage.

Quand Tchernobyl explose, l’Union soviétique n’est pas loin d’imploser. Le drame va permettre à Gorbatchev de lancer sa fameuse glasnost, improbable tentative de sauver le système par la liberté. En attendant, le KGB veille et pendant les trois premières années après 1986, tout est surveillé, cadenassé. On le saura plus tard, des pilotes encore soviétiques ont dès le 27 avril, au lendemain du cataclysme, dispersé de l’iodure d’argent dans les nuages pour faire pleuvoir la radioactivité sur la Biélorussie, sacrifiée au profit des grandes villes russes, dont Moscou. De même, ils larguent du ciment 600 pour assécher l’atmosphère sur un rayon de 80 km autour de l’usine. Cela commence bien.

Brown raconte merveilleusement nombre d’histoires demeurées inconnues. Beaucoup décrivent une bureaucratie écrasante dont l’intérêt est de nier pendant des années la gravité de l’explosion, et ses conséquences sur la santé des habitants. Une poignée de héros, menacés, traînés en justice, emprisonnés, disent la vérité. Parmi eux le physicien Vassili Nesterenko et le médecin Youri Bandajevski. Le premier finira par créer la fondation Belrad. Le second, condamné à huit ans de camp, vivra en exil en France, avant de retourner là-bas soigner des malades que tant d’autres jugent imaginaires. Quand Brown lui rend visite en 2015, il est si désargenté qu’il n’a pas de voiture, et utilise le bus.

On ne peut résumer pareil ouvrage, qui ouvre sur des gouffres. La pensée trébuche devant tant de questions. Parmi elles, le rôle des organismes internationaux liés à l’ONU, surtout l’AIEA déjà cité, mais aussi le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (acronyme anglais UNSCEAR). Leur rôle aura été détestable, qui aboutit à nier les effets de Tchernobyl, jusqu’au grotesque. Mais pourquoi ?

Laissons de côté le mensonge et la manipulation, qui auront eu leur importance. Mettons à part ce sentiment de supériorité de tant de spécialistes occidentaux, méprisant le savoir et les résultats locaux. Et insistons sur la Life Span Study, étude réalisée à partir de 1950 sur les survivants de Nagasaki et Hiroshima, qui sera le grand modèle, trompeur. Car au Japon, il s’était agi d’une exposition suraiguë au rayonnement, mais ultrarapide. Tchernobyl est d’une tout autre nature : les cinq millions de personnes touchées ont été exposées à des doses bien plus faibles, mais pendant de longues années, au travers de l’alimentation, de l’eau, des feux de bois, de la respiration même. Les modèles concoctés à l’Ouest ne pouvaient intégrer une pareille nouveauté.

Ce n’est pas seulement un livre passionnant. C’est une œuvre, qui met à leur place les éléments d’un puzzle jusqu’ici disloqué. Volontairement ? Oui, sans aucun doute, volontairement. Entre les morts et les malades, les victimes se comptent en centaines de milliers.

(1) Tchernobyl par la preuve, par Kate Brown. Actes Sud. Hélas bien cher : 25 euros.

(1) nyas.org/annals/chernobyl/

Les oubliés de la laine de mouton

En ouvrant tant d’archives empoussiérées, Kate Brown a mis au jour quantité d’histoires qui montrent le réel de la catastrophe. Parmi elles, l’abominable aventure de l’usine à laine de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine, à 80km de Tchernobyl.

Brown s’y rend en juillet 20106, et découvre un lieu sinistre, qui n’a pas beaucoup changé depuis sa construction en 1937. En 1986, un millier d’ouvrières y triaient et lavaient la laine des moutons qu’on leur envoyait. Chaque printemps, au moment de la tonte, 21 000 tonnes de laine arrivaient de toute l’Ukraine.

Brow interroge, enquête, bute sur des mensonges ordinaires. Elle tient en mains un document : quelques années après l’explosion, 298 femmes et hommes de l’usine ont envoyé une pétition pour réclamer le statut de liquidateurs. Rappelons que les liquidateurs sont ceux qui ont été envoyés vers la centrale en feu quelques minutes après l’explosion, souvent à mains nues.

De ce texte, plus personne ne semble se souvenir. Jusqu’à ce que Brown sorte la liste des signataires. Dans l’atelier, tout le monde s’arrête de travailler. Il n’y a plus que dix survivantes. La laine, bien entendu, était radioactive et provoquait chez les ouvrières saignements de nez, maux de gorge, nausées, fatigue. Brown : « Les ouvriers de la laine ignoraient qu’attraper les ballots les plus radioactifs revenait à étreindre une machine à rayons X en plein fonctionnement ».

À l’été 2016 toujours, Brown se hasarde dans une forêt de Polésie (Ukraine), en compagnie d’adolescents qui y récoltent des myrtilles. Lesquelles passent en Pologne avant d’atteindre le marché européen, dont à coup sûr la France. Une jeune femme les achète après avoir passé les petits fruits au dosimètre, pour en évaluer la contamination. Elle lâche : « Toutes les baies qui poussent en Polésie sont radioactives ». Et Brown de commenter : « Les gamins aux lèvres tachées de jus de myrtille sont en réalité des travailleurs du nucléaire ». On ne cesse de l’oublier : le nucléaire ne disparaît pas, ou si lentement que c’est la même chose. Il se contente de voyager d’un hôte à l’autre.

L’apparent mystère des faibles doses

Pourquoi un tel négationnisme sur Tchernobyl ? Comment des chercheurs de qualité en arrivent à ce point à oublier le réel ? Sans épuiser un sujet qui se dérobe, Brown note cette évidence : pour beaucoup d’experts « la bombe n’a pas été une erreur. Nombreux sont ceux qui ont cru, et croient toujours, en la grande promesse de la fission nucléaire : assurer la sécurité nationale, sous la forme de la dissuasion, et la prospérité, sous la forme d’une source d’énergie renouvelable ».

La plupart des spécialistes – en France, ceux du CEA ou l’IRSN – continuent à contester le rôle considérable des faibles doses d’exposition au nucléaire. Derrière cette question en apparence opaque se joue le sort de la toxicologie, cette science qui étudient les effets néfastes d’une source polluante.

Car une révolution est en cours, qu’on ne peut qu’évoquer. Le génial Paracelse, né en 1493, estimait en son temps que c’est la dose qui fait le poison. Pendant plus de 400 ans, cette vision se rapprocha dangereusement du dogme, avant que d’être contredite par des faits scientifiques.

Les perturbateurs endocriniens, pour ne prendre qu’un exemple, produisent des effets non linéaires. En clair, ils sont plus délétères à de très petites doses qu’à de grosses. Ce qui est vrai dans le vaste domaine de la chimie de synthèse l’est aussi dans celui du nucléaire. Le débat, qui reste aux mains du lobby nucléaire, est essentiel. Car la reconnaissance de la dangerosité des faibles doses radioactives est susceptible de remettre en cause toutes les normes. On comprend les résistances.