Archives de catégorie : Biocarburants

Mais qui est donc responsable du crime ?

Quand je pense que je ne connaissais pas l’association toulousaine Solidarité (ici) ! Je vous laisse vous rendre compte par vous-même. C’est l’ami Christian Berdot qui a mis sous mon nez le texte ci-dessous signé Jacques Berthelot. Si je le publie, c’est parce qu’il complète et enrichit mon article précédent. À tous ceux, souvent de bonne foi, qui ne comprennent pas les liens que je fais sans cesse avec les formes de combat retenues dans notre Occident gavé – la réforme des retraites, oui – et le désastre que notre mode de vie entraîne fatalement, je conseille de lire ce qui suit.

Un point avant de laisser la parole à Jacques Berthelot. J’ai publié en septembre 2007 le livre La faim, la bagnole, le blé et nous (une dénonciation des biocarburants). Dans ce monde plein de nouvelles vides, empli de cerveaux creux, j’ai pu écrire des choses que je crois toujours importantes. Mais le livre a fait un flop, et malgré mes efforts après sa publication – j’ai à peu près tout essayé pour secouer les associations écologistes officielles, tout occupées à leur splendide Grenelle de l’Environnement -,  aucune mobilisation n’a eu lieu.

Or les tenants de l’agriculture industrielle, chez nous, sont au centre de l’opération criminelle qui consiste à importer à bas prix des plantes alimentaires pour les changer en carburant. J’ai parlé au détour d’un chapitre d’un groupe français dont il va être question, Tereos. Au printemps 2007, Bernard Chaud est entré à la direction de cette structure agro-industrielle qui emploie 14 000 personnes. Pour y développer le secteur si profitable des biocarburants. Chaud était avant cela en charge du même dossier à la Direction générale des politiques économiques et internationales (DGPEI) du ministère de l’Agriculture. C’est bien. C’est moral. Et nous sommes coresponsables du crime, nous tous qui ne faisons rien d’autre que voter, et manifester de République à Nation, ou partout ailleurs.

Faim au Mozambique et dividendes aux coope?rateurs de Tereos (par Jacques Berthelot)

Pour la 2e?me journe?e conse?cutive des e?meutes de la faim ont lieu au Mozambique suite a? la hausse de 30% du prix du pain. Ceci n’est qu’un pre?lude a? ce qui risque d’arriver a? un niveau bien plus conside?rable si se concre?tisent les projets de 4,5 millions d’ha d’agrocarburants dans ce pays, y compris dans le cadre d’accords triangulaires Bre?sil Mozambique-UE. Une version actualise?e du commerce triangulaire France-Indochine-Se?ne?gal ou? le Se?ne?gal devait sacrifier sa production de ce?re?ales pour exporter un maximum d’arachides transforme?es en huile dans la « me?tropole » et consommer a? la place les brisures de riz, de?chets dont ne voulaient pas les Franc?ais mais qui ont enracine? le « tie?boudie?ne » comme base de l’alimentation se?ne?galaise. Cet accord triangulaire permettra au Bre?sil de contourner les droits de douane dont sont frappe?es ses exportations d’e?thanol dans l’UE, alors que les produits du Mozambique, en tant que PMA (pays moins avance?) entrent gratuitement.

Parmi les locations a? long terme, mentionnons les 98 000 ha loue?s pour 50 ans, renouvelables, au Mozambique avec 15000 ha d’extension possibles,  par la sucrerie Sena dont le groupe coope?ratif franc?ais Tereos et sa filiale bre?silienne Guarani posse?dent 75% du capital et qui a produit 37 700 t de sucre en 2009-10 sur 15 000 ha avec l’objectif d’en exporter beaucoup vers l’UE dans le cadre de sa De?cision « Tout sauf les armes » de 2001 qui autorise l’entre?e sans protection ni quota aux PMA  et est assure? d’un prix minimum de 335,2 €/tonne. Dans le rapport de Tereos international de mars 2010 on peut lire :  « Le Mozambique a produit 500 000 tonnes de sucre en 2009 et  dispose d’une capacite? totale de production de 600 000 tonnes. La production d’e?thanol devrait  atteindre entre 800 millions et 1,6 milliard de litres d’ici 2020. Fortes re?serves foncie?res. Depuis 2009, le Mozambique exporte en Europe ses produits sans droits de douane » (ici).

Et dans un autre rapport plus long de juin 2010 Tereos souligne deux autres avantages du  Mozambique : « la terre qui appartient au gouvernement ; un environnement le?gislatif favorable ». Pre?cise?ment le contrat passe? avec le gouvernement du Mozambique, qui vaut jusqu’en 2023 et sera renouvelable par pe?riode de 5 ans, pre?voit une re?duction de 80% de l’impo?t sur le revenu et l’exemption de toute taxe sur la distribution des dividendes.

Tereos International a ainsi re?alise? un profit net de 194 millions d’€ en 2010, et des dividendes verse?s a? Tereos France de 27,5 millions d’€, de quoi mettre du beurre dans les e?pinards des 12 000 « coope?rateurs » franc?ais de Tereos, soit 2293 € potentiels par « coope?rateur ». Or le Mozambique, ou? 70% de la population vit au dessous du seuil de pauvrete?, connait un de?ficit alimentaire croissant, dont 90% est lie? aux importations de ce?re?ales.

Ce qu’est réellement une forêt (et un village Potemkine)

Ce qui suit n’est qu’un exemple d’une manipulation mondiale. D’une mise en scène planétaire visant à dissimuler la réalité de la destruction de nos seuls joyaux. Je vous le dis simplement : imaginez l’émeraude du duc de Devonshire, et ses 1384 carats. Un barbare ordinaire l’écrase sous vos yeux d’un coup de marteau. Elle n’est plus. Et un autre soudard, de passage, tente de vous convaincre que cette pierre synthétique, qu’il a acheté trois sous, pleine de discrètes bulles d’air, c’est la même chose. En plus beau, qui sait ?

Si vous marchez dans la supercherie, laissez-moi vous plaindre. La beauté authentique est aussi une vérité. Un mouvement de l’âme qui ne peut se travestir. Où veux-je en venir ? À un terrifiant rapport du ministère de l’Environnement et des Forêts de l’Inde. Vous n’aurez pas forcément la patience de regarder de près, en langue anglaise qui plus est, le rapport de 226 pages que les bureaucrates de service ont pondu sur l’état des forêts de ce monde lointain (lire ici). Ai-je tout lu moi-même ? Non, bien sûr. Je me suis contenté des appréciations qui portent sur la forêt indienne en général. Et pour vous dire modérément ce que je pense avec violence, ces gens se foutent de tout.

À les croire, il faudrait admettre que la forêt, dans ce pays où la nature comme les hommes sont également martyrisés, avance sans relâche. Je cite : « Forest cover of India has shown an increased trend in the last decade despite the ever increasing pressure on forests due to population growth ». Je traduis ce morceau de pure science-fiction. En dépit de la pression accrue sur les forêts due à la croissance de la population, la surface des forêts indiennes marque une tendance à la hausse au cours des dix dernières années. Y a-t-il des chiffres ? Vous pensez bien que des bureaucrates en chef ne se déplacent jamais sans chiffres. Les voici : entre 1997 et 2006/2007, les forêts de l’Inde auraient grossi de 3,13 millions d’hectares. Les trois quarts d’un pays comme la Suisse. 31300 km2 de mieux. Dans un pays surpeuplé. Dans un pays livré pieds et poings liés à l’industrie transnationale. Est-ce crédible, les amis ?

Non, ce n’est pas crédible pour un rond. La suite est affreuse, mais bien plus proche du vrai. Les chercheurs Jean-Philippe Puyravaud, Priya Davidar et William F. Laurance viennent de publier une étude dont voici le titre traduit de l’anglais par mes soins : « La destruction secrète des forêts primaires de l’Inde ». Il s’agit d’un « article accepté », pour reprendre le jargon scientifique, à paraître dans la revue Conservations Letters (ici). Que dit le trio ? Que les bureaucrates indiens confondent allègrement forêt primaire et plantations industrielles d’arbres. Que les quatre écosystèmes forestiers prodigieux de l’Inde – la forêt tropicale humide des Western Ghats, la forêt de mousson proche de la Birmanie, la forêt de montagne himalayenne, la forêt pluviale des îles Nicobar – sont plongés dans un déclin majeur.

Les chiffres ? Accablants. Les forêts primaires seraient passées de 514 137 km² en 1995 à 389 970 en 2005. Non seulement l’Inde a perdu 80 % de sa surface forestière d’origine – 80 % ! qui peut imaginer ? -, mais la baisse se poursuit au rythme de 1,5 à 2,7 % de ce qui reste, suivant les années. Or donc, la réalité s’appelle en bon français un cataclysme écologique. Mais qui s’en soucie, dites-moi ? La coalition de la mort, la confrérie du désastre tient en mains une arme de destruction massive qu’on appelle en général le vocabulaire. Qui tient les mots tient les hommes. Et qui tient la légitimité de la parole publique conservera longtemps le pouvoir.

Les bureaucrates indiens, comme Lula au Brésil, comme les corrompus d’Indonésie, comme les maîtres de la Chine, comme les ministres à comptes numérotés du bassin du Congo ont tous appris la même leçon. Une forêt est une collection d’arbres vus du ciel. Les peupliers transgéniques, les eucalyptus destinés aux biocarburants valent une grandiose cathédrale d’arbres majeurs, tous différents, entretenant mille milliards de connections entre eux. Une monoculture puant la mort à cent lieues vaut un écosystème ayant atteint son climax, stable depuis des centaines de siècles. Ces gens sont en train de gagner la mère des batailles sous nos yeux de Candide. Ils disent que la forêt avance à mesure qu’elle disparaît. Cette fois, nous sommes en 1984. Cette fois, « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force ».

Nous allons vers un monde sans forêt, dans lequel les marchands auront conservé des rangées d’arbres le long des routes, comme Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de son état, faisait bâtir de faux villages sur le parcours du carrosse impérial de sa belle, Catherine, pour lui faire croire à la prospérité générale. Le monde devient un gigantesque village Potemkine.

Pesticide mon amour (oh oui, encore)

Vous avez vu ? Vous avez lu ? L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) vient de publier un rapport sur les pesticides (ici). Restez avec moi jusqu’au bout de ce papier, je crois que cela mérite un quart d’heure. Je n’ai cessé de dénoncer ici même, et depuis septembre 2007, les lamentables palinodies du Grenelle de l’Environnement. Il suffit d’aller voir ce que j’ai alors écrit, quand tous les écologistes officiels criaient au triomphe et à la « révolution écologique » made in Borloo and Kosciusko-Morizet. Alors, j’étais seul. Non pas dans l’opinion vivante, je ne sais que trop – triple hourra ! – que vous existez, mais chez les journalistes, sûrement. Il serait cruel de relire aujourd’hui la prose de certains, et cela n’aurait, au reste, aucun intérêt, car les choses sont ainsi de toute éternité.

Il n’empêche que je suis tout de même soufflé par ce rapport parlementaire. En mars 2007, j’ai publié avec mon ami François Veillerette un livre qui est devenu ce qu’on appelle un best-seller (Révélations sur un scandale français, Fayard). Il contient, je le dis sans forfanterie, nombre d’informations jamais publiées. Il démontre l’extrême dangerosité des pesticides, à partir de centaines d’études publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète. Il rapporte l’histoire de la diffusion de ces produits en France. Il raconte comment l’industrie a pu copiner de très, très près avec l’administration française chargée des autorisations et des contrôles. Il examine en détail des affaires comme celles du Gaucho, du Régent, du chlordécone. Il cite des noms, beaucoup de noms, et d’une manière telle que nous aurions pu, François et moi, nous retrouver devant les tribunaux de la République.

Pas une fois, mais dix, mais cent fois. Or rien. Rien du tout. Aucun démenti, aucune contestation sur aucun point. Aucune réponse de l’industrie ou, tiens, de la surpuissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) – sévèrement étrillée – et de ses dirigeants successifs. Au passage, je signale que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), née début 2002, est dirigée par madame Catherine Geslain-Lanéelle, qui fut la patronne de la DGAL en pleine tourmente du pesticide Gaucho, accusé de massacrer les abeilles. Ceux qui disposent d’un accès au livre pourront s’y reporter, ils ne seront pas déçus du voyage. Venons-en au rapport de l’Opecst. Il n’aurait pas été incongru d’être entendus parmi d’autres, François et moi. Car nous connaissons tous les deux, et globalement à la différence de tant de spécialistes, la question des pesticides. Mais nous avons été oubliés, comme c’est bête.

Les deux auteurs du rapport s’appellent Claude Gatignol, député UMP de la Manche, et Jean-Claude Étienne, sénateur UMP de la Marne. Ah quels cocos ! Le premier, Gatignol, a été militaire professionnel – garde-à-vous ! – et vétérinaire. Ce qui l’a nécessairement mis au contact de l’industrie de l’agriculture, pesticides compris, pendant des décennies. Est-ce un crime ? Nullement. Mais nous avons encore le droit de savoir deux ou trois bricoles, non ? Gatignol est par ailleurs un amoureux, un fervent de l’industrie nucléaire. Sa circonscription parlementaire comprend notamment la Hague, et il a milité sans aucune cesse pour que Flamanville – toujours sa circonscription – accueille le premier prototype du type EPR.

Ajoutons qu’une plainte a été déposée contre lui en 2005, au motif qu’il aurait détourné 10 000 euros du Fonds de développement économique de l’après-chantier de La Hague (FDEACH). Malgré le non-lieu de 2007 – Gatignol est donc blanchi -, le président UMP du conseil général de la Manche, Jean-François Legrand, a décidé de se mettre en congé de parti. Pour protester contre la bienveillance de l’UMP à l’endroit de Gatignol. Allez comprendre. Ultime détail : à l’automne 2008, Mediapart révélait que Gatignol acceptait des invitations à des chasses payées par l’assureur Groupama. Du lobbying ? M’enfin, voyons, cet homme est député de la République, non ?

L’autre rapporteur, Jean-Claude Étienne, est donc sénateur de la Marne. Il est lui un constant défenseur des biotechnologies et des biocarburants, cette ignominie morale. Voici ce que je lis sur son site personnel (ici) : « Lorsqu’il était premier Vice-président du Conseil régional (1996) et Président de la Commission Enseignement Supérieur, Recherche Scientifique, Vie sociale et culturelle, le Professeur Etienne a été à l’origine de nombreux programmes scientifiques appliqués au développement de l’économie ; rechercher de nouveaux débouchés alimentaires et surtout industriels permettant le maintien à très haut niveau de productivité des entreprises agricoles de la région ». Le gras est dans le texte d’origine, évidemment. J’ajoute, ce qui classe ce type au plus bas dans ma hiérarchie personnelle, qu’il recherche des débouchés « surtout industriels » à l’agriculture. Un professeur de médecine – sa profession première -, dans un monde qui compte un milliard d’affamés chroniques.

La suite. Le 21 octobre 2009, à 23 heures, parlant probablement devant trois vieillards ressemblant aux Assis de Rimbaud  – Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… -, il déclame :  « Aujourd’hui, on le sent avec les perspectives qui se dessinent, le monde industriel n’est plus étranger au monde de l’agriculture. Il arrive même à ceux-ci d’entrer en résonnance : on parle parfois d’agro-industrie ! Voilà que la nouvelle industrie, intimement liée à la problématique de l’agriculture, apparaît (…) Regardez la nouvelle industrie ! La chimie, par exemple, est une chimie verte. Adieu la chimie du charbon et de l’acier ! Adieu, probablement, les tours de cracking distillant du pétrole : c’est la production agricole qui sera « enfournée » dans ces nouvelles tours. On voit ainsi bouger la nature de l’industrie, qui revient vers la production agricole. La syncrétie entre les mondes agricole et industriel se trouve ainsi créée, régénérant la ruralité ». J’ai laissé les fautes de syntaxe et d’orthographe, dont je ne me sens pas responsable. Pour le reste :  tant d’inepties et d’horreur en si peu de phrases !

Ce sont ces deux hommes, croisés de l’industrie, militants de l’atome et des biocarburants, qui viennent donc de rendre public un rapport sur les pesticides qui va à l’encontre de tout ce qui se publie de sérieux sur le sujet depuis vingt ans. Ils auront même oublié en route l’expertise de l’Inra de 2005, qui pour la première fois mettait lourdement en cause ces poisons hélas certains. Mais nos deux hommes sont ailleurs, en compagnie qui sait, et notent sans état d’âme qu’ils « souhaitent rappeler les bénéfices de l’usage des pesticides et invitent les pouvoirs publics à anticiper les conséquences d’une diminution trop brutale de l’utilisation des pesticides en France ».

Encore faut-il entrer dans le détail de ce texte qui ouvre sur une forme d’aveu. Lisons ensemble une petite partie de l’introduction du rapport. Voici ce qu’ils écrivent dès la page 9, à l’entrée dans un texte de 195 pages : «  Les pesticides ont constitué un progrès considérable dans la maîtrise des ressources alimentaires. Ils ont grandement contribué à l’amélioration de la santé publique en permettant, d’une part, d’éradiquer ou de limiter la propagation de maladies parasitaires très meurtrières (lutte contre les insectes, vecteurs de ces maladies) et en garantissant, d’autre part, une production alimentaire de qualité ». C’est tout simplement extraordinaire. Avant que de développer leur « travail », ils savent. Les pesticides, c’est bon. Après une telle pétition de principe, que peut-on espérer de ce qui suit ? Exact : rien.

La suite n’est là que pour montrer tout le sérieux de l’entreprise. Et nous voici déjà rendus en page 189, pour la conclusion, dont je vous propose les premiers mots : « La mise sur le marché, au milieu du XXe siècle, de produits phytopharmaceutiques a permis aux agriculteurs de disposer de moyens efficaces et rentables pour lutter contre les diverses pressions parasitaires que subissent les cultures. L’augmentation significative des rendements des terres agricoles en résultant, bénéficie également au consommateur de produits frais ou transformés, qui se voit proposer une nourriture abondante et peu chère ». Relisons, chers lecteurs de Planète sans visa. L’introduction et la conclusion ne sont-elles pas proprement identiques ? Ite missa est. Je dirais même plus : Cum tacent, consentiunt. Ce qui veut dire : celui qui se tait consent.

PS : Pour écrire Révélations sur un scandale français, j’ai demandé et obtenu un entretien avec Jean-Charles Bocquet, directeur à Paris de l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP). Derrière ce gentil sigle se dissimule – mal – 98 % du chiffre d’affaires des pesticides en France. Ce charmant monsieur Bocquet m’a reçu le 30 août 2006, et après une petite heure d’entretien, il s’est levé, et m’a dit en souriant : « Vous m’excusez ? Je dois aller faire du lobbying au Sénat ».

Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.

Avisse à la population sur l’art de faire durer le développement

Cela ne me fait pas tant rire que cela, mais force est d’avouer que c’est drôle. Probablement suis-je au fond un bien mauvais coucheur. En tout cas, rappelez-vous : en septembre 2007, au cours de ce décidément impayable Grenelle de l’Environnement, la plupart des associations écologistes de la place ont échangé miroirs, rubans et colifichets contre une magnifique opération politicienne. D’un côté, elles recevaient l’onction des huissiers et de l’amuseur-en-chef de l’Élysée. Et de l’autre, ce dernier pouvait annoncer sous les vivats une « révolution écologique » française.

Encore bravo à tous les comédiens pour leur numéro. Et n’oublions pas ceux qui, dans les coulisses, s’occupaient du décor. Nous sommes en décembre 2009, et le Grand Emprunt national tant attendu sort enfin des bureaux scellés où il était enfermé. Premier constat décoiffant : certains parlent de 35 milliards, d’autres de 22. Le vrai chiffre est 22 – contre 100 envisagés par une partie de la droite -, auxquels il faut ajouter 13 milliards qui devraient être remboursés par les banques. De toute façon, quelle importance ? 5 milliards devraient – qui vérifiera jamais ? – aller au « développement durable ». Après tout, rions de bon cœur, ce sera toujours ça de pris. On va refiler de l’argent à tous les instituts publics et boîtes privées qui nous ont mené à la situation présente, parmi lesquels le CEA, Total, l’Ademe, l’Inra, l’IFP, etc (ici).

On parle pêle-mêle de séquestration de CO2 avec essais à Lacq, dans les Landes. De biocarburants bien entendu, de nucléaire évidemment. Oh la jolie farce ! Pour bien cadrer l’opération, il fallait un expert, et l’État impartial en avait un, par chance, sous la main. Ce sera le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Le CEA, c’est historiquement l’armée dans ce qu’elle a de plus opaque et secret, pour la raison évidente qu’on lui doit notre bombe atomique. Le CEA a joué également un rôle clé dans le triomphe de Superphénix, dont nul ne sait combien de milliards d’euros il nous aura coûté après démantèlement, s’il a lieu un jour. 10 ? 100 ?

En pleine possession de sa prodigieuse intelligence, l’homme qui ignorait en 2007 combien de sous-marins d’attaque nucléaires nous avons, Nicolas Sarkozy soi-même, vient d’annoncer que le CEA changeait de nom. Autre temps, autre nom. On efface tout et on recommence. Le CEA devient le « Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives ». Attention les yeux, car voici venir un court cours de philologie. Alternatif est, dans cet usage, discutable, car il signifie dans l’intitulé remplacement, alors que ce mot désigne en théorie un choix entre deux possibilités. Mais ce n’est pas le plus intéressant. Non. Ma question est celle-ci : qui diable a pu imposer une telle expression ? Elle n’a rien d’évident. Il aurait été évident d’écrire : « et aux énergies renouvelables », ce qui, au passage, aurait fait plaisir aux écolos-gogos. Oui, qui ? Moi, je fais l’hypothèse que la nomenklatura qui dirige le CEA n’aura pas supporté le mot renouvelable, qui est trop connoté, qui évoque clairement le langage de l’adversaire. Je peux me tromper, évidemment, mais permettez-moi de penser au poids de la culture militaire dans les hautes sphères de cette belle institution.

Au-delà, et finalement, c’est bien l’essentiel, le choix du mot « alternatives » fonctionne tel un lapsus scriptae de première force. Car il s’agit bel et bien de remplacer ce qui est. Et donc, de continuer à l’avenir de consommer comme des abrutis sans jamais mettre en cause notre modèle criminel et suicidaire de gaspillage énergétique. Il s’agit de suivre la même route, avec les mêmes objectifs, avec les mêmes acteurs. Vous le saviez déjà ? Crotte, moi qui voulais faire le malin. Si vous avez le temps, lisez quelques phrases piochées sur le site même du CEA (ici) : ne me dites pas que nous sommes tombés en de mauvaises mains. Et vive l’atome, au fait !