Archives mensuelles : novembre 2007

Faut-il ? (toujours à propos de la grève)

Je pensais ne pas revenir aussitôt sur la grève des transports, mais le courrier en a décidé autrement. Voici ce que m’envoie à l’instant Bernard, que je ne connais pas, je le précise :

Cher Fabrice,

je suppose qu’à chaque fois que votre employeur baisse votre salaire vous manifestez votre accord avec enthousiasme. Donnez-nous régulièrement des nouvelles de la décroissance de vos revenus.
Merci à l’avance

BH

Eh bien, Bernard, je vais vous répondre. Et d’abord sur la forme. Ce n’est pas bien grave, mais je n’accepte pas votre manière d’attaquer. Répondre à un point de vue en tentant de discréditer la personne qui l’exprime est un vieux truc détestable. Je ne vous fais pas la leçon, ou bien elle est aussi pour moi, car il m’est arrivé de faire la même chose. Mais il y a longtemps, et en toute sincérité, je le regrette.

Je pourrais écrire un livre entier en ne parlant que de milliers d’intellectuels qui clamaient leur foi dans la justice tout en profitant de la domination sociale, et parfois du crime. Voulez-vous réellement des exemples ? Et des exemples qui vous laisseraient aussitôt coi ?

Si même j’étais en flagrante contradiction avec mes propos, en quoi cela changerait-il quelque chose à leur sens profond ? Je ne serais qu’un numéro de plus sur l’interminable liste que je tiens à votre disposition. La belle affaire, vraiment ! Mais tel n’est pas le cas, pour comble. Je ne vais pas raconter ma vie ici, mais j’ai connu de près la vraie misère. Je parle de la misère, non de la pauvreté. Et si je considère la première comme  un ennemi personnel, si je ne peux tolérer de croiser son ignoble spectre chez d’autres humains que moi, je pense que l’autre est acceptable. À condition d’être partagée, mais nous en sommes fort loin.

J’ai dans ma vie sociale souvent pratiqué le syndicalisme. Un syndicalisme de combat qui m’a fait prendre à l’occasion des risques. Non pour ma personne, on se doute, mais pour ma place, oh oui ! Et je suis délégué du personnel depuis onze ans, je crois, au moment où j’écris ces lignes. Je sais donc un peu de quoi je parle. Eh bien, Bernard, sachez que je refuse obstinément de me battre sur le terrain des salaires. Mes camarades du syndicat le savent, et ne m’embêtent plus avec cela. De mon côté, je comprends qu’ils continuent de prendre en charge ces revendications-là. Mais moi, et depuis de très longues années, je ne ne peux plus.

Je ne le peux plus, car il n’y aura jamais aucune amélioration de notre sort commun en poursuivant dans cette voie. Ma perception de la crise écologique m’interdit à jamais de prôner quelque augmentation du pouvoir d’achat que ce soit dans les pays riches. Car ce pouvoir d’achat, même chez les pauvres de notre monde, qui restent des riches de la planète réelle, se traduit fatalement par la destruction. Et cette destruction par les objets se retourne fatalement contre les miséreux, auprès desquels je serai jusqu’à ma mort. Si je vous dis que nous avons atteint une limite, vous serez probablement d’accord avec moi. Mais chez moi, mille excuses, ce n’est pas réthorique. Nous y sommes. Tout ce qui est accordé à la consommation matérielle de sociétés scandaleusement – et artificiellement – riches se fait et se fera toujours plus au détriment de l’équilibre général, dont nous dépendons tous.

Avez-vous ou non entendu parler d’empreinte écologique ? Je vous rafraîchis la mémoire. Il faudrait au moins trois planètes pour octroyer notre niveau de vie de Français à l’ensemble des habitants de la terre. Les avons-nous ? Et puisque nous ne les avons pas, que faire de ces sempiternelles réclamations matérielles ? Vous savez probablement qu’un mot savant, paradigme, fait fureur, du moins depuis ces dernières années. Il m’arrive de l’utiliser dans le sens de cadre général de la pensée. Et je plaide, avec d’autres, pour un complet changement de paradigme, c’est-à-dire une nouvelle manière de concevoir l’avenir des humains. Ce paradigme, appuyé sur la connaissance de l’impasse écologique, implique la rupture, y compris de ton.

Je ne défendrai donc pas le mouvement en cours. Est-ce que cela veut dire qu’il faut courber la tête, et l’échine ? Ce serait assez mal me connaître. Je pense, et je dis, y compris auprès des salariés qu’il m’arrive de cotoyer en tant que délégué du personnel, qu’il est d’autres combats que celui en faveur des salaires de tous ordres. Mais c’est une autre histoire, Bernard. Et en attendant, permettez-moi de vous demander de réfléchir davantage que vous ne semblez le faire. Avec mon respect, néanmoins.

Faut-il ? (à propos de la grève)

Le mieux serait que je me taise, car ce que j’ai à dire ne plaira à (presque) personne. Mais voilà, je suis contre la grève. Oh, pas en général, je le précise aussitôt. J’ai souvent espéré, dans le passé de ma jeunesse, des mouvements sociaux aussi massifs que déjantés. Insurrectionnels, pour ne rien vous cacher.

Puis, on cherchera en vain plus grand contempteur de Sarkozy et de son univers que moi, soit dit sans me vanter. Je ne pourrai jamais être de droite, mais je ne suis plus du tout de la gauche. Laquelle, lesquelles – car je parle bien des gauches, de toutes les gauches – éclairent encore, bien faiblement, un monde en ruines. Pendant deux siècles et plus, il ne s’est agi que de produire plus massivement que chez le concurrent. Et de répartir autrement, restons honnête. La gauche assurait qu’elle créerait les conditions de l’abondance, et qu’elle saurait mieux, évidemment, la répandre sur tous et sur chacun.

Mais ce chacun était Français, et l’est resté. Il n’a jamais été question de penser le monde aux dimensions de la planète et de ses peuples. Et maintenant, il est trop tard, car la crise écologique nous a rattrapés et définit sans état d’âme les contours forcés de notre avenir commun. La crise, cette crise décisive, nous montre les limites physiques de l’aventure humaine. Nul n’y peut plus rien.

Alors, la grève des transports ? Je comprends sans peine les cheminots qui veulent partir à la retraite au plus vite. Qui en serait incapable ? Mais je les comprends comme je comprends ceux qui râlent contre le prix de l’essence, qui rogne leur revenu. Ou ceux qui manifestent parce que l’entreprise qui fabrique des chars Leclerc les licencie. Ou ceux qui ne parviennent plus à vendre leur cochon au marché de Plérin.

Bref, je les comprends. Mais pas question de les soutenir pour autant. Car cette grève de transports est une grève du passé. Elle signale à quel point les esprits sont encore englués dans un temps qui ne passe pas. Elle montre comme il est difficile de changer. Car quoi ? Il ne va pas seulement falloir changer, il va falloir muer. L’avenir possible fera de nous des mutants, cela ne fait guère de doute. Les droits que nous nous sommes octroyé doivent être systématiquement appréciés au regard des devoirs que nous accepterons d’assumer.

Certes, il n’est pas question de donner raison à ce gouvernement-là. Car il a tort au-delà de ce que je suis capable d’écrire. Mais un mouvement social dans les transports ne saurait être à ce point autiste. J’aurais aisément pu le soutenir s’il s’était adressé en priorité à la société tout entière. En considérant non seulement son présent, mais aussi son avenir, et sa place dans un monde dévasté.

On aurait pu imaginer les prémices d’un pacte social novateur, remettant en cause la prééminence de la bagnole individuelle, réclamant un plan d’urgence nationale en faveur du train et des transports collectifs, insistant sur la gravité de la crise climatique et les responsabilités désormais planétaires du mouvement social. À ce compte-là, oui, tout le reste pouvait être discuté. À ce compte-là, oui, la société était concernée par le conflit, et d’une manière active, joyeuse, peut-être déterminée.

Mais on est affreusement loin, au cas où cela vous aurait échappé. Le mouvement syndical français est comme pétrifié. Et il mourra, à moins que. À moins qu’il ne décide de parler enfin du monde réel. À moins qu’il ne redevienne ce pour quoi il avait été créé. À moins qu’il ne prenne en charge, enfin, le sort de chacun. Ici, là-bas, pour aujourd’hui et pour demain.

Le Nouvel Observateur et la bagnole

J’ai lu avec passion, en son temps, Michel Bosquet. C’est-à-dire il y a trente ans et plus, bien que j’ai quelque mal à le croire. Je vous rassure si besoin, j’étais très jeune. Très.

Bosquet avait un autre nom : André Gorz, auteur de fulgurances qui m’ont irrigué le cerveau au long du temps. Je pense à Métamorphoses du travail ou bien encore à Adieux au prolétariat (chez Galilée, les deux). Mais j’ai connu Bosquet avant Gorz. C’est sous ce nom que ce brave signait dans Le Nouvel Observateur, en pionnier de l’écologie. C’est sous ce nom qu’il participa en 1973 à la création du journal Le Sauvage, avec une poignée d’autres, dont Alain Hervé, que je salue au passage.

Bosquet était alors, et il l’est resté jusqu’à sa mort, un critique enthousiaste de la bagnole individuelle. À l’automne 1973, dans Le Sauvage justement, il écrivait ceci, que je vous suggère de déguster à la petite cuiller : « Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle pas un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’“État” qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à son aise en ville et partir en même temps que tous les autres, à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens “privatifs”, n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? »

J’aimerais m’arrêter, et me contenter d’applaudir, ce serait mérité. Mais Bosquet a été l’un des fondateurs du Nouvel Observateur, en 1966, avec Jean Daniel. Et ce dernier, au moment du suicide de Bosquet-Gorz le 24 septembre dernier, lui a rendu un hommage ému, et sincère je n’en doute pas une seconde. Mais comme je suis un très mauvais sujet, je me demande si Michel Boquet ne méritait pas une épitaphe différente.

Le Nouvel Observateur est en effet devenu l’organe central de la défense du monde réel et de ses objets. Je dois reconnaître que le mot central est polémique, car la place est convoitée. Je le conserve néanmoins : je lis chaque semaine ce journal, du moins je parcours ses pages, et je ne parle pas à la légère.

Passons rapidement, car c’est en fait le moins important, sur le propos général des articles. Il semble, mais cela m’est totalement indifférent, que l’hebdomadaire soit social-démocrate rose pâle. Sarkozy est vilain, mais Cécilia est si belle. Jean Daniel est grand, mais les humains sont à ce point des nains que c’en est navrant. Le Nouvel Observateur est par ailleurs, ce qui est d’une autre portée, totalement aveugle face à la question primordiale de notre époque : la crise écologique, bien sûr. Ses journalistes peuvent être de bons professionnels – cela se voit, je ne citerai pas de noms – ou d’authentiques faiseurs, et même parfois, rarement, des faisans, mais un lien les réunit tous. Et ce lien, c’est la manière dont, au cours des vingt dernières années, ce journal n’aura pas parlé de la crise de la vie sur terre.

Sans doute y reviendrai-je. Mais dès ce matin, je vous propose de feuilleter avec moi le numéro 2244, qui couvre la semaine du 8 au 14 novembre 2007. Oublions les pubs pour les montres de luxe, Vuitton, Roche-Bobois et même EDF, ne soyons pas chien. Pages 20 et 21, entre deux sanglots de zeks de l’ancienne Union soviétique, rescapés du Goulag, une belle pub pour BMW (le plaisir de conduire). Page 23, de nouveau, une réclame pour la TDI BlueMotion de BMW, « ce beau paradoxe ». Page 25, un coucou à Michelin (Une nouvelle façon d’avancer), tandis que sur la page 24 qui lui fait face, Soljenitsyne nous regarde depuis la lointaine année 1960, abrité sous sa veste rapiécée de prisonnier politique.

Page 27, la nouvelle Laguna de Renault n’est « jamais trop exigeante ». Page 41, Toyota veut absolument « préserver l’équilibre délicat entre l’homme et la nature ». Page 43, on est « charmé ou ébloui ou émerveillé ou fasciné ou subjugué » par la C6 de Citroën. Page 45, grâce à « un coup de pouce à vos envies d’évasion », vous êtes – et je suis – invité à acheter le nouveau 4X4 Freelander 2 de Land Rover. Page 46, innovation. Jusque là, les pages de pub étaient toutes sur la partie droite du magazine, de manière à mieux les valoriser auprès des annonceurs. Mais la page 47 étant déjà prise par l’immortel éditorial du patron, Jean Daniel soi-même, et pour bien marquer qui commande à bord, la pub se contente de la partie gauche. Page 46, donc, en regard d’une photo où Jean Daniel a miraculeusement rajeuni de vingt-cinq ans au moins, la nouvelle Mazda 2, qui « bouscule les traditions ».

Page 49, nous retrouvons cet excellent principe de la page de droite. Vexant pour l’autre éditorialiste maison, Jacques Julliard, qui doit se contenter de la page 48. Mais enfin, quel souffle, tout de même ! Julliard prend la défense du droit humanitaire, partant de l’exemple du Darfour. Page 49, pour y revenir, la Captiva Art Brut de Chevrolet (le modèle en photo vaut 34 780 euros) est « un vrai plus ».

Vous en avez marre ? Moi aussi. Je laisse tomber la Volvo V50, EgyptTravel, Iberia, la croisière aux Caraïbes pour 7 jours, Srilankan Airlines, qui dessert trois fois par semaine les Maldives. Je laisse tomber, car cela ne sert à rien de s’énerver contre l’involution obscène du Nouvel Observateur. Mais au moins, qu’il me soit permis d’écrire ici que ce journal jouit, chaque semaine, de l’état du monde tel qu’il est. Qu’il en profite, qu’il en redemande, qu’il se battra jusqu’à la mort pour que tourne encore une fois, encore un jour de plus, la roue gigantesque qui écrase les gueux, les arbres, les bêtes. Je ne sais plus qui a écrit : « Si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Je ne sais plus. Peut-être m’enverrez-vous la réponse ? En tout cas, telle est bien l’une de mes devises. Pas par moi.

El lobito bueno (un petit loup très gentil)

Je chantonne ce texte depuis un paquet d’années, croyez-moi. Il s’agit d’un joli pied de nez écrit par José Agustín Goytisolo, dont voici la première strophe : Érase una vez/un lobito bueno/al que maltrataban/todos los corderos.

Il était une fois un gentil petit loup qui était maltraité par tous les moutons. Quand je chante à pleins poumons cette blague, car cela m’arrive, le roi n’est pas mon cousin. Et, je le précise, je ne chante pas si mal. Bref, un gentil petit loup. C’est à cet animal imaginaire que je pensais tout à l’heure en découvrant que l’Espagne vient d’autoriser la chasse au loup au sud du fleuve Duero. Où est-ce ? Au nord de Madrid, et c’est une frontière naturelle qui barre en deux cette partie de l’Espagne. Le fleuve, vous m’avez compris.

Là-bas, le loup se porte assez bien. Au nord en tout cas du Duero, l’espèce reconquiert d’année en année de nouveaux territoires. Malgré les tirs, le piégeage, le poison. Oui, malgré. Mais au sud, son avancée risque fort d’être stoppée, car les autorités de la région Castilla y León ont décidé de réagir. Et de légaliser la chasse au loup, jusqu’ici considéré comme une espèce protégée. Oh, les raisons du massacre à venir sont excellentes, comme de juste. Le bétail est constamment menacé, les éleveurs n’en peuvent plus, le pastoralisme ne s’en relèvera pas, etc.

Sûr, je pourrais ricaner. Le gouvernement espagnol – socialiste – et la Junta de Castilla y León – de droite – sont parfaitement incapables d’aider les éleveurs à seulement survivre. Avec ou sans loup. Et bien entendu, je suis du côté du loup, et pas de celui du fusil. Mais j’ai envie, ce lundi lumineux de novembre, de rendre un hommage à l’athlète, au combattant, à l’intraitable Canis lupus.

Oui, je le confesse, je suis admiratif. À peine fiche-t-on la paix – un peu – à l’animal, qu’il repart au front, franchissant fleuves, routes, lignes de chemins de fers, villes et villages. Gloire à toi, le grand sauvage ! Gloire ! Dans ce monde où la plupart des discours sentent la mort, l’épopée du loup d’Espagne, ce considérable réfractaire aux lois humaines, me fait sourire continûment. Il est la vie, intrépide, insolente, anarchiste. ¡Viva la Anarquía!

Je ne vous ai pas dit, pas encore, que j’écris des histoires pour les enfants. Et je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne le retour du loup en France. En exclusivité mondiale, je vous livre ci-dessous quelques lignes de ce texte. Pas la peine de s’énerver, il n’est pas publié. Mais vous me donnerez un avis, n’est-ce pas ?

La naissance de Zingaro

« Tu veux vraiment savoir qui je suis ? D’où je viens ? Et mon nom ? Et mon âge ? Oh, tout ça n’a pas grande importance, si tu veux mon avis. La seule chose qui compte, c’est l’histoire que je vais te raconter. Tu peux être sûr d’une chose : je n’étais jamais très loin de cette grande aventure et je suis ce qu’on appelle un bon témoin. Crois-moi, les choses se sont vraiment passées comme je vais te les décrire. J’ai peut-être oublié un ou deux détails, mais ce n’est même pas sûr, car j’ai bonne mémoire, pour un vieux. Oui, une bonne mémoire.
Quand tout a commencé, j’étais jeune, très jeune, et notre ami tout autant. Le pays d’où il est parti est un beau pays. Une montagne de rêve où poussent depuis toujours de grands arbres. Des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des pins, et au bord des eaux, des saules et des peupliers. Je me souviens, aujourd’hui encore, du vent sifflant dans les feuilles et du cri des grenouilles quand chantait le printemps. Notre ami Zingaro aimait plus que tout s’installer au bord du ruisseau qui se jette dans le lac d’en bas, à quelques sauts à peine de la tanière. Je l’appelle Zingaro pour que tu me comprennes bien, parce qu’en réalité, notre ami n’a aucun nom. Aucun. Mais Zingaro lui va bien, je trouve.
Dès le premier printemps, dès son premier mois d’avril au royaume des fleurs et des chants d’oiseaux, il aimait plus que tout le grand dehors. Il n’était encore qu’un minuscule mollasson incapable de manger autre chose que de la bouillie, ce jour où je l’ai vu de mes yeux approcher du torrent et s’allonger dans les herbes tendres. Il adorait déjà le bouillonnement, le changement, les bonds du courant et l’aile bleue des libellules au ras des flots.
Mais il savait aussi cacher son jeu. Car dès cette première sortie, alors que tout le monde aurait pu le croire endormi dans le pré, accroché à ses rêves, il a saisi un petit crapaud qui passait à portée de pattes, et il l’a croqué. Croqué d’un coup d’un seul ! Que veux-tu que je te dise ? Le loup n’est pas un mouton. Et ce n’est pas non plus un berger. C’est un vagabond-né, un coureur de fond qui a besoin de soigner ses muscles en permanence. S’il mange tout ce qu’il trouve, sans jamais faire le difficile, c’est qu’il n’est jamais sûr de rien. Surtout pas du lendemain.
Bon. Zingaro était un petit malin. Peut-être un peu plus malin que ses trois sœurs. Que ses deux sœurs, je veux dire. Car si sa mère avait bien donné naissance à quatre louveteaux, dont un seul mâle, Zingaro, l’une des petites est morte au bout de quelques jours. Elle tétait sa maman, comme les autres, mais en donnant l’impression qu’elle n’en avait pas envie. Elle préférait dormir, dormir, dormir, pendant que les autres engloutissaient le bon lait maternel. Et un jour, elle n’a plus relevé le museau. C’est comme ça que la vie part, chez les loups.
Donc, un petit malin. Au bout d’un mois, il commençait à sortir du trou creusé sous les racines d’un hêtre géant, dans la pente. En poussant des petits cris de joie. Il se sentait victorieux, je crois, il s’imaginait plus grand qu’il n’était. Mais il faut bien avouer qu’il a su chasser très vite le mulot.
Je t’explique, tu comprendras mieux. Un jour qu’il avait un peu plus de deux mois, pas davantage, Zingaro s’est aventuré seul à la lisière du petit bois où se trouvait la tanière. Comme c’était grand ! Comme c’était vaste ! À perte de vue, on ne voyait que de l’herbe ondulante, une sorte de crinière surmontée de tiges de fleurs que le vent de mai balayait avec douceur. On entendait les abeilles, de temps à autre ces acrobates de chocards à bec jaune faisaient les imbéciles dans les airs, et en écarquillant, on pouvait apercevoir plus bas, vers la plaine, un troupeau de moutons.
Mais je suis bête, peut-être que tu ne connais pas le chocard ? Si je te dis que je l’ai parfois confondu avec le crave, tu vas me prendre pour un fou. C’est juste pour te dire que j’ai de bons yeux, parce que la différence entre les deux, il faut la trouver. Sauf que le crave a un bec rouge, et le chocard un bec jaune. À part cela, le chocard est un acrobate comme tu en verras peu. Bien souvent, il vole en bande, avec je ne sais combien de frères et d’amis. Et zoup ! il pique la tête la première en tirant sur l’une de ses ailes pour mieux tomber.
Car il tombe, crois-moi. Comme une pierre. Une fois, deux fois, cinquante fois. Ou bien il se frotte la plume contre une falaise, à toute vitesse, à toute allure, comme s’il avait besoin qu’on lui gratte le ventre à l’instant même, à la seconde. On le voit aussi se retourner en plein vol, cinq ou six fois de suite, ou bien attendre entre deux tranches d’air un courant chaud qui le fera grimper plus haut que la montagne. Je crois bien que si le chocard avait des dents, il rirait tout le temps.
J’oubliais : il aime la pierre, le caillou, la roche. C’est son pays, c’est son royaume. Quelquefois, installé sur des cailloutis, il plonge le bec entre les fentes d’un rocher, et tchic ! il en retire un petit escargot ou un gros insecte. Tu peux le croire ? À d’autres moments, il dépose au même endroit les restes d’une souris morte ou des miettes de je ne sais quoi qu’il a récupérées je ne sais où. Et il revient picorer quand il a faim. Sans le roc, le chocard serait une fourmi. La preuve, c’est qu’il dépose ses nids et donc ses petits dessus. En plein dessus le roc. Si tu veux tout savoir, il m’est arrivé de rêver que j’étais un chocard. Oui, moi.
Bon, excuse-moi, j’ai l’impression de m’être perdu en route. Je te parlais d’un mulot, non ? Zingaro avait encore les yeux bleus, à ce moment-là. Et ce jour dont je voulais te parler, tout soudain, il s’est arrêté, l’œil fixé sur un point invisible, les oreilles et le museau comme rassemblés dans la même direction. Tu l’aurais vu, la tête sortant à peine de la pelouse ! Il donnait envie de rigoler. Pourtant, ce n’était pas une plaisanterie.
Rageusement, grattant le sol, enfouissant le museau dans le trèfle, il s’est mis à avancer, de plus en plus vite, puis à courir aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient. Figure-toi qu’il avait senti une trace, le passage d’un mulot dans le labyrinthe de la prairie. Il faut voir clair, crois-moi, car le mulot est un nain, et celui-là était un petit nain, si tu veux bien me permettre. Que faisait-il dehors à cette heure, lui qui ne sort en général qu’à la nuit ? Mystère. Mais Zingaro ne prit pas la peine de demander : il lui sauta dessus sans hésiter, et… Le reste, tu peux le deviner tout seul ».

Le lent débit de l’eau (une noyade)

Extraordinaire Grenelle de l’Environnement. Je ne pensais pas, en vérité, vous infliger encore un texte sur le sujet, mais hier samedi, au téléphone, tout soudain, X. J’écris X, car il ne voudrait probablement pas que je le cite. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, à la suite de sérieuses anicroches qui n’ont rien à voir ici. X est l’un des acteurs principaux de la protection de la nature en France, l’un des plus importants responsables associatifs de notre pays.

Et il venait aux nouvelles, ayant lu quelques envolées de mon blog, souhaitant savoir, apparemment, ce que j’avais en tête concernant l’état du mouvement. Mais nous avons aussi parlé d’autres choses, et à un moment, X m’a expliqué pourquoi, selon lui, la question de l’eau était restée à la porte du Grenelle. Là, j’ai eu un début d’illumination. Car en effet, où est donc passée l’eau au cours de ces semaines héroïques qui ont vu triompher la télé et SAS Sarkozy ?

Nul groupe de travail, nulle avancée, pas la moindre décision significative. X m’a donc donné sa version, que je crois volontiers. Dans les coulisses, où tout le Grenelle s’est en fait réglé, bien loin de nous, la FNSEA a dealé, car c’est là l’une de ses activités principales. En échange de fausses concessions sur les OGM, nécessaires au tintamarre médiatique, le syndicat paysan a exigé que l’explosive question de l’eau ne soit pas posée. Je dois dire que cela se tient.

Car l’eau a de la mémoire, elle. Elle conserve la trace de tous les outrages, elle est un témoin (de moins en moins) vivant. Y a-t-il besoin de le démontrer ? Je ne prendrai que trois exemples, les premiers qui me viennent à l’esprit. La nappe d’Alsace, pour commencer. C’est le plus grand réservoir d’eau potable en Europe, le saviez-vous ? Il s’agit d’un pur trésor, légué par la géologie, et que nous dilapidons sans aucun état d’âme. Surtout, disons-le, l’agriculture intensive, qui l’a farcie de nitrates et de pesticides. Son état réel est dramatique, mais chut ! La dernière campagne de prélèvements, en 2002-2003, révèle que 43 % des points vérifiés dépassent la concentration de 25 mg de nitrates par litre d’eau. Et 11 % celle de 50 mg qui implique un traitement coûteux avant de la rendre potable. J’ajoute que personne ne sait ni ne peut savoir ce qui est en train de se passer dans cette masse d’eau formidable. La seule certitude, c’est notre folie. Nous tuons l’idée même de l’avenir. La pollution de la nappe alsacienne continue sans aucun cri de révolte.

Deuxième exemple, le Marais poitevin. Mes amis Yves et Loïc Le Quellec, Babeth et Christian Errath, le savent bien mieux que moi. La deuxième zone humide de France – ses immenses prairies, sa splendide avifaune, sa culture comme son histoire – a été assassinée par le maïs intensif. Et par les subventions. Et par des administrations d’État au service d’une idéologie, celle du progrès et des rémunérations accessoires. Je ne décrirai pas ici ce qu’il faut oser appeler une tragédie. Le Marais poitevin fut, de profundis.

Troisième exemple, celui de la pollution du Rhône par les PCB, c’est-à-dire le pyralène. Nous nous éloignons ici de l’agriculture, il est vrai. Mais c’est de l’eau que je souhaitais avant tout parler. La pollution du Rhône révèle un secret de Polichinelle : les sédiments du fleuve, sur des centaines de kilomètres, sont gravement contaminés par l’un des pires poisons chimiques connus, le pyralène. Une première alerte, en 1985, avait permis aux services de l’État, une première fois, de balader les nigauds que nous sommes.

Sera-ce différent cette fois ? Non, et malgré les moulinets médiatiques de personnages éminents, au premier rang desquels Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’Écologie. Ne croyez pas que je lui en veuille spécialement. Elle est visiblement sincère, ce qui donne toute sa force au processus d’escamotage en cours. Le même principe éternel est à l’oeuvre : cellule de crise, réunions de crise, et surtout communication et falbalas, selon le procédé sarkozien bien connu.

Il faudrait, pour sortir si peu que ce soit de ce schéma, pointer les véritables responsabilités. Et c’est impossible, car cela est explosif. Je note la présence dans le dossier du Rhône du président en titre du Cemagref, l’ancien préfet Thierry Klinger. Vu le rôle qu’il a joué dans le dossier des pesticides (voir le livre que j’ai écrit avec François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français), je crois pouvoir écrire que la pollution par les PCB est dans de bonnes mains.

Au-delà, sachez que de nombreux acteurs souhaitent charger la barque d’une entreprise de dépollution, la Tredi, installée dans l’Ain, à Saint-Vulbas. Pendant des décennies, la Tredi a traité des milliers de transformateurs chargés de pyralène, qu’il fallait décontaminer après l’interdiction des PCB. Beaucoup affirment que la source principale de la pollution du Rhône proviendrait de cette activité-là. Et, de fait, notre grand fleuve est tout proche, et des rejets importants de pyralène ont bien eu lieu.

Alors, coupable ? Je crois que je vais vous surprendre, mais j’assumerai ici la défense de la Tredi. Laquelle est une entreprise, ce qui implique bien des entorses aux règles et aux normes. Mais sachez que cette entreprise a, dans les années 70 et 80 tout au moins, constamment travaillé sous le regard de l’administration publique. Notamment la Drire – anciennement direction de l’industrie, dépendant du ministère du même genre – et les services centraux de ce qu’on appelait alors le ministère de l’Environnement. C’est-à-dire le Service de l’environnement industriel ainsi que la Direction de la prévention des pollutions et des risques.

Parmi les responsables de l’époque, permettez-moi de citer trois noms. Le premier est celui de Thierry Chambolle, qui fut Directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement de 1978 à 1988, avant de rejoindre, en cette même année 1988, le staff de (haute) direction de la Lyonnaise des eaux, dont il contrôlait pourtant une partie des activités. Il travaille aujourd’hui pour Suez, mais aussi pour l’État, puisqu’il préside le comité scientifique du BRGM, le Bureau des recherches géologiques et minières. C’est un ingénieur du corps des Ponts.

Le deuxième personnage s’appelle Jean-Luc Laurent, et il a eu à connaître, dès la fin des années 70, de la stupéfiante affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire). Laurent, ingénieur des Mines, était le chef adjoint de l’autorité de surveillance des installations dites classées – en l’occurrence, la décharge – à la Drir, nom utilisé à l’époque par l’administration. C’est à ce titre qu’il a supervisé un terrifiant programme expérimental, sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Retenez que 150 tonnes de déchets violemment toxiques ont été enterrés à proximité des habitations, dans des conditions indignes d’une démocratie. J’ai écrit voici vingt ans que des déchets provenant de l’explosion de Seveso en faisaient partie. Laurent le savait-il ? Je n’en sais rien. Mais il a été par la suite Directeur de l’eau au ministère de l’Environnement, poste stratégique s’il en est.

Mon troisième personnage est Philippe Vesseron. Ingénieur des Mines lui encore, il a été longtemps Directeur de la prévention des pollutions au ministère de l’Envrionnement, tout comme Chambolle. Puis directeur de l’IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire). Il est l’actuel président du BRGM. Comme le monde est petit. Vesseron a été un acteur clé de l’affaire des déchets de Seveso en France, et il l’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’incroyable dossier de Montchanin.

S’il est un lien entre mes invités de ce jour – et sachez-le, il y en a plus d’un -, c’est bien celui du traitement des déchets industriels et de la qualité de nos eaux. Je me vois en premier lieu obligé de vous surprendre à nouveau : ces gens-là sont responsables, mais sont-ils à ce point coupables ? Cela se discute. Car dans les années 70 et 80, où tant de pollutions invisibles mais majeures se sont répandues en France, tout le monde se foutait de tout. Et ces très hauts fonctionnaires, tout comme le héros de Vian La Gloïre, se chargeaient pour nous de la sale besogne. Ils ont assumé, comme on dit de nos jours. Je n’oserai dire que je leur en suis reconnaissant, mais enfin, ils ont oeuvré.

Le malheur, c’est que, chemin faisant, il leur a fallu s’accomoder d’une situation de pleine folie. Et comme la France entière leur laissait la bride sur le cou, ils ont avancé sans jamais rendre le moindre compte à une société indifférente. Or, sur la route, il y avait de bien étranges personnages. Des courtiers en déchets dangereux, avec lesquels il fallait bien toper. Mais oui ! Entre deux portes, sur un coin de table, sans jamais rien contresigner vraiment, que je sache du moins.

Parmi cette faune, Bernard Paringaux, aujourd’hui décédé. Ancien agent secret, à moins qu’il ne le soit resté, Paringaux est la personnalité centrale du scandale des déchets de Seveso. Mais c’est aussi et surtout un homme qui a gagné une fortune en dispersant aux quatre coins de la France les pires résidus de notre monde industriel, y compris nucléaires. Chambolle, Laurent et Vesseron l’ont bien connu. Et c’était inévitable, je le précise, car les égoutiers n’étaient pas si nombreux.

N’empêche que les dégâts sont là, et largement devant nous, je vous l’assure. Je ne prendrai qu’un exemple, qui nous ramène à la pollution du Rhône. À Dardilly, petite commune au nord de Lyon, une décharge a ouvert ses portes en 1975. La décharge des Bouquis est un tel scandale qu’un livre serait nécessaire. Je suis obligé de me limiter à deux ou trois phrases. Là-bas, pendant des années, Paringaux a déversé par milliers de tonnes ce qu’il voulait, sans contrôle. De l’arsenic, du baryum, du vanadium, de la pyridine, et un nombre colossal de substances cancérigènes.

Dont du pryralène ? Je n’en ai pas de preuve directe, mais j’ai d’excellentes raisons de le penser. À la fin de l’année 1989, je me suis rendu à Dardilly. Plus personne ne « gérait » le site, abandonné. Il y avait, dans une zone saturée en eau, 100 000 m3 de déchets. Et 50 000 m3 d’eau très lourdement polluée risquaient à tout instant de franchir une digue non étanche, avant de polluer les cours d’eau et les nappes d’alentour.

La décharge de Dardilly a-t-elle été dépolluée ? Vous savez bien que non. Au début 2007, la situation, telle que rapportée par une association locale, était celle-ci : « Le vrai problème, qui devrait nous préoccuper en priorité, demeure, à savoir que la décharge continue à polluer, que l’on ne connaît toujours pas la nature exacte de la pollution et que rien n’est fait à ce jour, pour protéger les Dardillois » (www.dardilly-environnement.org).

Vous n’avez guère besoin de moi pour la conclusion. La pollution par les PCB du Rhône est le résultat d’un inconcevable laxisme. Certes, il ne faut pas commettre d’anachronisme, et ne pas accabler, en tout cas pas a priori les responsables du désastre. Mais les questions fondamentales demeurent. Combien y a-t-il de Dardilly le long du Rhône et de ses affluents ? Ceux qui avaient la charge du contrôle, et qui ont si complètement failli, sont-ils en situation, aujourd’hui, d’apurer les comptes ? N’y a-t-il pas besoin, avant toute chose, d’une vaste opération Vérité ? Ne comptez pas sur le ministère de l’Écologie pour nous y aider. Car il ne saurait être juge et partie. Ou la justice, ou le travestissement. Je ne m’attends pas de sitôt à l’annonce du printemps.

PS : Ayant commis une erreur au moment de la rédaction, je la rectifie le lundi 13 décembre 2010. Thierry Chambolle est ingénieur des Ponts, et non des Mines. Mes excuses.