Archives mensuelles : janvier 2010

Ce que personne ne veut savoir (sur le pouvoir)

J’espère que vous serez aussi soufflé que je l’ai été. Car je l’ai été. Je croyais plutôt bien connaître les mécanismes – certains demeurant cachés – du monde réel, dont si peu parlent. Mais j’ai néanmoins découvert que je demeurais loin de compte. Je veux parler de l’OpesC. Cet Observatoire politico-économique des structures du Capitalisme (OpesC) analyse pour nous l’organisation des grandes entreprises et leur influence sur la marche de la société (ici).

Je vous invite à regarder de près la structure des réseaux patronaux relevant du principal indice boursier, le fameux CAC 40 (ici). Il s’agit d’un écheveau tendu comme l’acier, dans lequel 500 administrateurs et 95 dirigeants exécutifs – au 31 décembre 2009 – font régner leur loi sans nul contrepouvoir (ici). Vu de près, il y a quelque chose de répugnant à considérer cette consanguinité générale. Si on laisse de côté quelques héritiers, comme Martin Bouygues ou Arnaud Lagardère, qui ne sont jamais que les fils de leurs pères, force est de constater que les sources de la domination économique sont étonnamment limitées. Pour aller à l’essentiel, il faut parler de Polytechnique et des spécialisations qui lui sont liées, à commencer par le corps des Ponts et Chaussées et celui des Mines, mais sans oublier les Télécoms ni même les Écoles normales supérieures; de l’École nationale d’administration (ENA) et de ses pseudopodes, comme l’Inspection générale des finances; à quoi il faut ajouter comme sésame, pour quantité de ceux précités, les cabinets ministériels.

En France, rien n’est mieux que d’avoir fait partie d’un cabinet de ministre. Voir le cas splendide de Jean-Marie Messier. Polytechnicien, énarque et inspecteur des finances – on ne se refuse rien-, cet excellent homme a d’abord été, en 1986, directeur de cabinet d’un ministre de droite oublié, Camille Cabana. Oui, mais Camille était en charge de la privatisation de ce qui avait été nationalisé par les socialistes, et je crois pouvoir dire que Messier ne perdit pas son temps. Il rejoignit juste après le cabinet de Sa Courtoise Suffisance Édouard Balladur, alors ministre de l’Économie, cette fois en qualité de simple conseiller technique. Mais en charge une fois encore de la privatisation des entreprises et des banques encore sous le contrôle de l’État. L’année suivant ces nobles occupations, en 1989, Messier devenait banquier d’affaires chez Lazard.

Ne croyez pas – mais vous ne le croyez pas – que Messier soit l’exception. Il est au contraire la règle. France Telecom, BNP, Air France, Renault, Saint-Gobain, Veolia, GDF-Suez, EDF sont pleins comme des œufs de ceux qu’on nous présentait jadis comme de grands serviteurs de l’État. Rire. Rire amer autant qu’impuissant. Voyez le cas banal de la BNP, qui est tout de même la première banque de la zone euros en termes de dépôts. Eh bien, trois de ses dirigeants, et un ancien de la maison, qui y garde des liens puissants, sont répartis dans le conseil d’administration de 12 des plus grosses entreprises françaises. Parmi lesquelles Total, Axa, EADS, Lafarge, Veolia, Suez Environnement, Carrefour (ici), etc.

Arrêtons-nous une seconde sur le cas Lafarge, ce cimentier accusé un peu partout de saloper le monde, des dunes de Gâvres (Morbihan) aux forêts résiduelles du Bangladesh. Un homme de BNP siège en son conseil. Or la BNP est l’une des banques principales du groupe. Question de demeuré : une telle proximité est-elle saine du point de vue de l’intérêt collectif et à long terme de la société des hommes ? Encore trois mots pour la route, tirés d’un article du journal Le Monde daté du 12 janvier 2010 : « Les nominations croisées témoignent de la consanguinité dénoncée. M. Pébereau siège chez Saint-Gobain, société dont le président, Jean-Louis Beffa, est au conseil de BNP Paribas. M. Beffa siège au conseil de GDF Suez, dont le PDG, Gérard Mestrallet, est au conseil de Saint-Gobain. Claude Bébéar, président d’Axa, est au conseil de BNP Paribas quand M. Pébereau siège à celui d’Axa – ces deux institutions financières ont aussi des participations croisées. Les exemples sont multiples ».

Ce que je peux ajouter ce jour provient d’un article écrit au début de Planète sans visa (ici). Je racontais une histoire d’eau, que vous lirez si cela vous intéresse. Je présentais en tout cas trois personnages qui nous ramènent – ô combien ! – au sujet du jour. Voici un extrait : « Parmi les responsables de l’époque, permettez-moi de citer trois noms. Le premier est celui de Thierry Chambolle, qui fut Directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement de 1978 à 1988, avant de rejoindre, en cette même année 1988, le staff de (haute) direction de la Lyonnaise des eaux, dont il contrôlait pourtant une partie des activités. Il travaille aujourd’hui pour Suez, mais aussi pour l’État, puisqu’il préside le comité scientifique du BRGM, le Bureau des recherches géologiques et minières. C’est un ingénieur du corps des Mines.

Le deuxième personnage s’appelle Jean-Luc Laurent, et il a eu à connaître, dès la fin des années 70, de la stupéfiante affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire). Laurent, ingénieur des Mines lui aussi, était le chef adjoint de l’autorité de surveillance des installations dites classées – en l’occurrence, la décharge – à la Drir, nom utilisé à l’époque par l’administration. C’est à ce titre qu’il a supervisé un terrifiant programme expérimental, sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Retenez que 150 tonnes de déchets violemment toxiques ont été enterrés à proximité des habitations, dans des conditions indignes d’une démocratie. J’ai écrit voici vingt ans que des déchets provenant de l’explosion de Seveso en faisaient partie. Laurent le savait-il ? Je n’en sais rien. Mais il a été par la suite Directeur de l’eau au ministère de l’Environnement, poste stratégique s’il en est.

Mon troisième personnage est Philippe Vesseron. Ingénieur des Mines lui encore, il a été longtemps Directeur de la prévention des pollutions au ministère de l’Envrionnement, tout comme Chambolle. Puis directeur de l’IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire). Il est l’actuel président du BRGM. Comme le monde est petit. Vesseron a été un acteur clé de l’affaire des déchets de Seveso en France, et il l’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’incroyable dossier de Montchanin ».

Je ne peux que vous inviter, si cela vous chante, à lire un autre article qui présente une réforme radicale, mais dont tout le monde se contrefout, du ministère de l’Écologie (ici). Nous sommes dans le sujet ? Pardi ! je ne vous ferais pas un sale coup comme celui-là. Vous y verrez au passage qui dirige la France, et dans quelle direction nous allons. Tandis que Borloo amuse la galerie et tape sur l’épaule de ses nouveaux amis de l’écologie officielle. Tandis que Sarkozy se proclame écologiste planétaire. Tandis que la pantomime règne en tout lieu ou presque, le pouvoir réel poursuit son entreprise de concentration, prélude certain à un surcroît de destruction. Car ceux qui se coalisent dans les coulisses pour gagner plus d’argent et conquérir davantage de force, ceux-là n’ont jamais lu ni ne liront jamais une ligne sur la nature vraie, vivante, sauvage, qui pourtant nous accorde depuis les débuts de l’aventure humaine d’innombrables services gratuits. Chez eux, il est vrai, ce qui est gratuit n’existe pas.

Les gens qui dirigent en réalité ce pays ne seront arrêtés, s’ils le sont un jour, que par un mouvement dont nous n’avons pour l’heure aucune idée. S’il advient jamais, je le souhaite non-violent, mais ce que je veux ou pas est égal. En tout cas, l’une des premières tâches d’un mouvement écologiste qui se serait libéré des ors et honneurs, qui prendrait sa responsabilité historique au sérieux, consisterait à dresser le tableau précis des 1 000 personnes – pas davantage – qui tiennent les postes clés de la France. Et qui, par inculture et bêtise, ajoutent chaque jour qui passe une décision funeste à la liste sans fin de ce qu’il faut bien nommer des méfaits. Malgré leurs grandes écoles et leur arrogance, ils sont bel et bien des imbéciles. Peut-on être à la fois imbécile et criminel ? Oh oui ! Les deux. Debout ? Il faudrait.

Un mot sur ce train magnifique qui faillit bien exister

J’assume sans état d’âme le mot de nostalgie. C’est une mélancolie, donc une tristesse. C’est un plaisir aussi, lié au souvenir de ce qui fut. C’est un regret enfin, celui d’une histoire qui s’arrêta, qu’on arrêta plutôt. Je comprends très bien ceux qui vantent l’automobile. Je comprends encore plus aisément ceux qui démontrent – en vérité, sans mal – que cet engin est désormais inévitable dans un grand nombre de situations. Mais moi, je déteste la bagnole et l’univers qu’elle a décidé pour nous. Car bien entendu, l’objet imaginé il y a un peu plus de cent années s’est emparé de nos destins jusqu’à les changer de fond en comble. Il est devenu une force matérielle. Il a fini par prendre toutes les décisions que nous n’osions assumer.

Sans la bagnole, point de villes tentaculaires et de banlieues sordides s’étendant jusqu’à l’horizon. Point de travail exténuant des millions d’êtres entre un point où l’on est censé vivre sa vie d’homme ou de femme et celui où l’on vend sa force de travail. Sans elle, pas de ces milliers de routes et d’autoroutes qui morcellent le paysage à l’infini et rendent peu à peu impossibles les rencontres entre animaux de territoires différents. Pas de centres commerciaux criminogènes aux abords de ces pauvres assemblages qui ne rappellent la ville que pour mieux la ridiculiser. Pas d’entrée ni de sortie urbaines où la publicité fait le trottoir, chaque trottoir, tous ces trottoirs que personne n’arpente ni n’arpentera.

La voiture individuelle est une immense défaite de l’humanité. Une déroute de la beauté. Un déni de liberté et de mouvement, quelles que soient les apparences. La voiture tue davantage que des vies. Elle massacre la perspective, elle attaque jusqu’aux rêves d’avenir que nous pourrions avoir. Car en effet, même les yeux fermés, il me paraît impossible d’imaginer un futur désirable dans lequel la voiture automobile jouerait encore le premier rôle. Gaspillerait une notable fraction de nos revenus. Dilapiderait ce qui reste encore de pétrole dans les cuves de la planète. Moi, quand je rêve pour de bon, je songe au train.

Le train est la preuve indiscutable qu’une autre voie de transport était possible. Il fut un temps, proche encore, où une multitude de lignes, parfois microscopiques, sillonnaient le paysage. J’en connais personnellement trois. L’une, qui reliait jadis Audierne à Douarnenez, par le Goyen, un petit fleuve côtier. Il en est des traces, que j’admire à chaque passage. La deuxième part d’Alzon, dans le Gard, et monte – montait – sur le plateau du Larzac, et au-delà. La troisième, qu’on appelle la Petite ceinture, encerclait Paris. Elle a encore, en quelques lieux de la capitale, des fulgurances de ce passé si proche.

Ces trains n’allaient pas vite, mais ils avançaient, régulièrement, et s’arrêtaient tous les quelques kilomètres sans faire de manières. Ils étaient le sang, la circulation sanguine de ce pays. Ils étaient un réseau, un chevelu qui menait parfois à de simples villages (ici). À partir de ce réseau d’une densité étonnante, il eût été possible d’envisager une France tout autre. De bâtir un pays qui n’aurait guère ressemblé à celui que nous connaissons. Rien ne nous aurait obligé à conserver ce train-là. Nous aurions pu, éventuellement, imaginer davantage de vitesse, bien plus de destinations, un confort toujours plus grand. Rien n’était fatal. Rien n’était joué. Rien n’était interdit.

Au lieu de quoi, nous avons choisi la bagnole, qui détruit l’espace et la vie des hommes, sur la terre entière désormais. Je dédie ces quelques mots à ceux qui n’ont pas réalisé que la voiture individuelle a une histoire. Qu’elle est une histoire. Qu’elle est le produit de choix, d’arbitrages, d’orientations, de désirs, de propagandes diverses. Qu’ayant eu un début, elle aura aussi une fin. La question que je me pose est celle-ci : de quel côté se situer ? Dans le parti de la résistance à ce changement qui vient de toute manière, et qui signera la mort de cette grande mythologie nationale et mondiale ? Ou plutôt dans celui du mouvement, du soutien décidé, éclairé, volontaire à la destruction du monstre ? Moi, bien entendu, j’ai choisi.

Ce renouvelable qui ne sert qu’à continuer (le syndrome chinois)

Deux nouvelles, tout aussi incroyables qu’elles sont cohérentes, comme il ne sera pas difficile de le démontrer. La première, c’est que la Chine est devenue le premier exportateur de notre planète (ici). Il faut avouer que l’on se retient à la table pour éviter de tomber à la renverse. Jugez : en 2009, le commerce mondial s’est rétracté de façon spectaculaire, au point que la Chine elle-même a vu ses exportations baisser de 17 % en valeur.

Résultat malgré tout : la Chine est devenue le plus grand pays exportateur de la planète. Devant l’Allemagne, avec pas moins de 10 % de toutes les exportations mondiales de marchandises. Ses ports sont remplis de porte-conteneurs qui partent dans toutes les directions du monde, surchargés de vêtements, de chaussures, de meubles, de jouets. Au rythme actuel, la Chine pourrait atteindre 25 % des exportations mondiales d’ici dix ans. Bien entendu, une flambée d’une telle puissance ne s’obtient qu’en pressurant comme des citrons les écosystèmes sur lesquels tout repose. Ceux de Chine, dont personne ne semble soupçonner l’état effroyable. Ceux de l’Asie du Sud-Est, où la Chine est désormais reine. De plus en plus, ceux d’Afrique, où Pékin place des pions dans les lieux les plus improbables.

Ajoutons que la Chine ne tardera pas à vendre au monde toute la gamme des produits dits à « haute valeur ajoutée » que nous sommes si heureux de lui fournir en fermant les yeux et en nous bouchant le nez. Sous très peu d’années, ce pays livrera au reste du monde des voitures individuelles, avant que ne vienne le tour des locomotives high tech et des avions. Ce n’est qu’une question de temps. Il existe actuellement quatorze groupes automobiles chinois (ici). Franchement, le saviez-vous ? Au moment où j’écris ces lignes, Giant Motor Company (GMC), qui représente les firmes chinoises Zotye, Zongchen et Shangai Maple Automobile (SMA), triomphe en Algérie (ici). Le reste viendra.

Je vous avais parlé de deux nouvelles, et voici donc la seconde : fin 2009, la Chine est devenue le troisième installateur d’éoliennes dans le monde, après l’Allemagne et les États-Unis. « En termes d’ampleur et de rythme, le développement de l’éolien en Chine est absolument sans équivalent dans le monde » déclarait il y a quelques semaines Steve Sawyer, secrétaire général du Global Wind Energy Council (ici). Dès la fin de 2011, la Chine pourrait bien être champion du monde en « capacité éolienne installée ». Si nous parlions de la France, ce serait le moment parfait de pousser un retentissant cocorico. Sarkozy tomberait dans les bras de Bayrou qui tomberait dans ceux de Ségolène Royal, et la scène s’achèverait sous la pyramide du Louvre, au son des bouteilles de champagne sablées une à une.

Mais nous sommes en Chine. Un pays dont la production de charbon a plus que doublé de 1990 à 2006, passant de un milliard de tonnes environ à 2,15 milliards de tonnes. En 16 ans, rien que 16 ans. 70 % de l’électricité chinoise provient de ce monstre, dont la combustion est l’un des très grands responsables du dérèglement climatique. Pour la seule année 2005, 117 nouvelles centrales électriques fonctionnant au charbon ont été ouvertes. La raison simple qui explique l’attitude chinoise à Copenhague est celle-ci : personne n’a intérêt à arrêter cette machine. Nul. Les bureaucrates chinois parce qu’ils sont assis sur une poudrière sociale qui pourrait les réduire à néant. Nos oligarchies du Nord pour la raison que la Chine continue à importer nos produits, ce qui maintient artificiellement le niveau de vie délirant que nous nous sommes octroyé au détriment des autres humains, des autres espèces, et de la beauté du monde.

L’exemple chinois a ceci de fascinant qu’il dit la vérité brute de ce monde. Il n’est pas, il n’a jamais été question d’accorder la priorité aux énergies renouvelables. Ni là-bas, ni ici même. La logique à l’œuvre – celle de la destruction – impose d’utiliser tout ce qui peut l’être. Demain n’existe pas. Seul compte le festoiement d’aujourd’hui. On se croirait à la table de Philippe d’Orléans, entre orgie et festin. La Chine empile ses sources d’énergie sans en sacrifier aucune, car son intention est de devenir The Big One. La France, qui n’a pas une chance à ce jeu, ajoute néanmoins, elle aussi, tous ses moyens les uns aux autres. Nous avons eu le charbon. Nous avons le pétrole et le nucléaire. Nous avons et aurons des barrages sur le moindre cours d’eau, et des milliers d’éoliennes et des millions de panneaux photovoltaïques.

Oui, nous aurons tout cela. Tout. Sauf si parvient à naître un mouvement social capable de comprendre – et de défendre – l’idée que la seule énergie réellement renouvelable, c’est l’esprit humain. Là est la source, pratiquement inépuisable. Là est le salut. Là est la seule voie que je puisse, moi, entrevoir. Il faut évidemment changer de monde, et accepter au plus vite de moins utiliser cette manne que l’on croyait jadis inépuisable, cette manne que l’on appelle aussi la planète Terre. Que faire ? Mais tout miser sur le don, l’échange, la coopération, la solidarité, l’empathie, la compassion, la gratuité. Ces mots puissants, ces mots surpuissants sont notre seule chance. Nous avons intérêt à nous en souvenir les jours sombres où la détresse s’empare de nos pauvres cervelles.

PS : Total, notre Total à nous, est en relations d’affaires avec l’entreprise pétrolière chinoise CNPC. Laquelle est responsable d’une marée noire qui vient de gravement polluer le Fleuve jaune, menaçant l’approvisionnement en eau de millions d’habitants.

Le retour (gagnant) de Mickey Rocard

Fa-bu-leux. Il n’y a que les anciens comme moi qui peuvent se souvenir du rôle qu’a pu jouer Rocard en France, entre disons 1969 et 1994. 1969 est la date d’une élection présidentielle au cours de laquelle s’affrontèrent, dans un deuxième tour baroque, Georges Pompidou et Alain Poher. Un tel événement s’est-il vraiment produit ? Je ne saurais le jurer. Tête de Pompidou, qui n’avait pas bougé un orteil de la guerre, et qui ne supportait donc pas que l’on fasse l’éloge de la résistance antifasciste. Tête de Poher, qui finirait sa vie président du Sénat, s’endormant au milieu des réunions les plus importantes de ce petit club de vieux.

Rocard avait 38 ans, et représentait au premier tour le Parti socialiste unifié (PSU), qu’il allait donner en pâture aux crocodiles sociaux-démocrates en 1975, pour se faire une place dans le marigot. Des flopées de gens – pas moi, oh pas moi ! – crurent dans ce personnage de l’après-68, le voyant comme une synthèse miraculeuse de l’imagination, de la volonté et du courage en politique. Pauvres d’eux, tout de même. Pendant vingt années, au PS, Rocard endura tous les coups tordus, toutes les vacheries du clan miterrandien, sans compter l’infini mépris dans lequel le tenait le grand maître lui-même. En 1988, tactique en diable, Mitterrand le nomma à Matignon pour mieux affirmer l’insignifiance du malheureux. Laquelle apparut, il faut bien l’avouer.

Cet homme, qui avait rêvassé de devenir président, se retrouva à la tête d’un parti socialiste moribond, avant de subir une déculottée aux élections européennes de 1994 – un peu plus de 14 % des voix seulement – qui le fit sortir du champ, définitivement. C’est ce gentil petit télégraphiste-là qui porte désormais certains messages de notre président chéri actuel, Nicolas le Premier. Rocard est en effet, ou a été, ambassadeur de France chargé des négociations internationales sur l’Arctique et l’Antarctique, président d’une « conférence d’experts sur l’institution d’une taxe carbone », et grand ordonnateur, avec son désormais copain Alain Juppé, de cet magnifique emprunt national que nul autre pays ne nous envie.

Il ne faut pas tirer de conclusions hâtives de ce qui précède. Rocard est un comique authentique. Dans un entretien encore tout chaud donné à l’AFP, il distribue bons et mauvais points à propos de la crise écologique. De ce que ce grand homme miniature perçoit de la crise écologique (ici). Top fun ! L’AFP, agence de référence s’il en est, présente Mickey comme un homme qui « travaille de longue date sur la question du réchauffement climatique, de la mise en place – lorsqu’il était à Matignon – de la Mission de l’effet de serre à ses travaux récents sur la taxe carbone ». Et le plus extravagant est que c’est vrai. Cela fait longtemps qu’il travaille, comme savent le faire les politiciens, sur le dérèglement climatique. Disons vingt ans.

Et c’est là que les hoquets de rire arrivent, en tout cas chez moi. Car ce même Rocard, malgré vingt années de dur labeur sur l’effet de serre, a néanmoins déclaré sur France-Info en août 2009 un propos qui démontre qu’il confond rigoureusement tout. Dans le galimatias ci-dessous, à l’insu de son plein gré je n’en doute pas, il mélange deux phénomènes totalement différents l’un de l’autre. À savoir, d’un côté, l’effet de serre. Et de l’autre, la couche protectrice de l’ozone stratosphérique qui entoure, de moins en moins, la Terre. Mais lisez : « Le principe, c’est que la terre est protégée de radiations excessives du soleil par l’effet de serre, c’est à dire une espèce de protection nuageuse, enfin protection gazeuse qui dans l’atmosphère est relativement opaque aux rayons du soleil. Et quand nous émettons du gaz carbonique ou du méthane ou du protoxyde d’azote, un truc qu’il y a dans les engrais agricoles, on attaque ces gaz, on diminue la protection de l’effet de serre et la planète se transforme lentement en poële à frire. Le résultat serait que les arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants pourront plus vivre. La vie s’éteindra à sept huit générations, c’est complètement terrifiant. »

Dans l’entretien de janvier 2010 qui est le point d’origine de ce papier, Rocard raconte n’importe quoi, comme à sa plaisante habitude. Il dit ainsi que la « fougue médiatique » aurait été trop forte pour annuler un sommet dont l’échec était prévisible depuis six mois. Excellent. Un, bien entendu, on n’a pas entendu Rocard nous prévenir que nous courions à l’échec. Deux, faire de la « fougue médiatique » une force menant le monde me semble un remarquable travail d’imagination. Trois, de loin la chose la plus importante, Rocard est désespérément largué.

Il enfile les perles comme d’autres font des ronds de fumée. C’est réellement extraordinaire de lire un type qui eût pu être président – Chirac l’a bien été, Sarkozy l’est – démontrer à ce point l’inconsistance de sa pensée. « Pitié: l’ONU n’y est pour rien », dit-il à propos des responsabilités dans l’échec de Copenhague. Pourquoi ? On ne le saura pas. En revanche, et concernant la suite des événements sur le front climatique, Rocard nous livre le fond de sa pensée, précisément sans fond : « Ce n’est pas une affaire de sursaut, c’est une affaire de conscience ». Je rassure ceux qui chercheraient en vain, il n’y a rien à comprendre. Tant mieux, d’ailleurs.

Pour le reste, quoi ? Eh bien, Rocard en est convaincu : il faut se dépêcher, car la roue tourne. Nous voilà bien, tout éblouis par la profondeur de champ, tourneboulés par la pertinence de notre penseur de chevet. Qu’on me permette de citer les derniers mots de ce papier d’anthologie pure : « Or, estime-t-il, la question centrale est celle de la chaîne alimentaire. Un scientifique canadien a publié un papier intitulé : Dans 30 ans plus de poisson ? C’est peut-être là le plus grand danger: la disparition générale du poisson serait une catastrophe planétaire ».

Je crois devoir parler d’apothéose. D’abord pour la raison que Rocky-la-science ne se souvient même pas du nom du scientifique dont il parle. Tout de même. Si l’on s’appuie sur un article pour adresser un message à l’humanité, il me semble qu’il serait préférable de citer son auteur. Mais je vous rassure : Mickey n’a pas lu cet article, et en sera resté au titre. Qui est une question, laquelle ne veut rien dire. On croirait un cri d’alarme lancé vers 1965, ou mieux en 1969, quand Rocard se lançait dans la course à l’échalote des présidentielles. Des alertes de ce type, le monde en a connu des centaines depuis cette époque, dont s’est contrefoutu Rocard lorsqu’il était aux manettes et pouvait, éventuellement, limiter la puissance de la pêche industrielle.

Voilà que les décennies ont passé, que Rocky est vieux, et que tout a changé. Tout. Parler de la fin du poisson – sous-entendu, dans nos assiettes – est une ringardise de plus. Ce qui se passe, et que saurait Mickey s’il lisait autre chose que les œuvres complètes du président Sarkozy, c’est que les écosystèmes marins sont désormais atteints dans leurs équilibres essentiels. Autrement dit, la seule chose qui aurait, à ce stade, le moindre sens, serait de réclamer la fin immédiate de toutes les subventions publiques à la pêche industrielle. Et un moratoire d’au moins dix ans sur cette économie de pillage, de manière à voir ce qui peut encore être sauvé.

Mais Rocard parle comme n’osaient pas parler les écologistes inspirés d’il y a quarante ans. Pour la raison simple qu’il n’est pas, qu’il n’a jamais été et ne sera jamais un écologiste. Comme la totalité de la classe politique française, gauche et droite confondues. Je rabâche ? Je rabâche.

Le lobby de la viande fourbit sa revanche

Croyez-moi, en tout cas lisez-moi : il se prépare quelque chose dans les coulisses de notre monde. En la circonstance, à propos de la bidoche industrielle. Laurence Mermet – des bises ! – m’envoie copie du journal professionnel Réussir bovins viande, de janvier 2010 (ici, grâce à Hacène). Le journal sonne directement l’hallali contre « les attaques anti-viande ». Et précise : « Cette recrudescence des attaques a commencé avec le livre à charge du journaliste Fabrice Nicolino, Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde. Une offensive sans nuance, ne serait-ce que dans son titre péjoratif, qui a été perçue dans le monde de l’élevage comme une volonté particulièrement injuste de nuire ».

Même si c’est dur, pas question de rire. Ces gens-là font semblant de croire que je mets sur le même plan un éleveur broyé par la machine industrielle et la machine elle-même. Tout est du même tonneau. Le journal attaque Mc Cartney, le président du Giec Rajendra Pachauri, et il aurait attaqué le pape de Rome si celui-ci avait osé dire un mot sur la viande industriellement produite. Le titre de l’article n’est pas piqué des hannetons : « Réagir vite, fort et collectivement ». J’en tremble. Ces gens-là ne sont visiblement pas tranquilles, qui font le parallèle avec la crise de la vache folle, estimant que le mouvement en cours « pourrait être tout aussi dévastateur ». Mazette ! On ne se rend pas compte de sa puissance. Mais la leur est bien plus grande encore. Sans hésiter, la filière bovine promet une mobilisation tous azimuts des éleveurs, des bouchers, des abatteurs et bien entendu des…élus, qui vont être travaillés au corps pour contenir ce que le journal présente comme « une vague de fond ».

Vous imaginez bien que les innombrables relais politiques de l’élevage industriel ne vont pas tarder à donner de la voix. Il est déjà une étrange déclaration d’un certain Bernard Vallat, directeur général de l’OIE depuis 2000. Je vous présente, en commençant par l’OIE, ou Office international de la santé animale, comme son acronyme ne le dit pas. Il faut dire que l’OIE, créé en 1924 à Paris, s’est longtemps appelé Office international des épizooties (OIE). Ce que c’est ? Une grosse machine étatique et bureaucratique, qui rassemble des membres désignés par leurs gouvernements respectifs. L’OIE compte 167 membres, qui sont réunis une fois par an à Paris. Il s’agit d’une structure presque inconnue, mais dont le poids, à mesure que se répandent les épizooties, dont certaines menacent de se changer en pandémies, augmente d’année en année. Les considérations politiques y priment, et comment pourrait-il en être autrement dans un cénacle de cette sorte ?

Quant à Vallat, vétérinaire de son état, il est fonctionnaire de la France depuis près de quarante ans. Je serais ravi de savoir comment sa carrière internationale a été remplie avant 2000, date de sa nomination à la tête de l’OIE. En tout cas, il a visiblement bien œuvré dans des pays du Sud, notamment africains. Et il ne s’est pas occupé seulement du bétail, mais aussi de pesticides, ce qui me le rend d’emblée sympathique. Estiva – merci à elle – me signale une bien étrange information (ici). En deux mots, Vallat veut réunir des experts pour étudier les rapports entre élevage, écosystèmes et changement climatique.

Pourquoi pas ? Mais surtout pourquoi. Pourquoi maintenant. Il existe une source fiable en ce domaine, ce qui ne veut pas dire indiscutable : la FAO. Comme je l’ai écrit dans mon livre, et répété depuis, un rapport FAO de 2006 (ici) établit que l’élevage mondial est responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire dues à l’homme. Chose éminemment curieuse, alors que la FAO dispose de centaines de traducteurs de qualité, ce rapport n’a été traduit en français qu’en 2009, et peut-être parce que des voix de plus en plus nombreuses s’étonnaient d’une telle distraction (le texte français).

Quoi qu’il en soit, ce texte de la FAO est une pièce maîtresse dans la critique résolue de l’élevage industriel. On doit donc se demander ce que vise au juste l’OIE en lançant une nouvelle expertise. Bien que l’envie me démange, je vais tâcher de ne pas faire de procès d’intention à Bernard Vallat. Nous allons donc attendre, mais en restant aussi vigilants qu’il sera possible. Quelque chose me tarabuste pourtant. Annonçant sa nouvelle étude, Bernard Vallat, fonctionnaire de l’État français, a déclaré : « On va devoir produire plus d’animaux pour nourrir la planète quoiqu’il arrive ». Je trouve cela très bien, de commencer de la sorte un travail aussi fondamental. Notons pour commencer l’usage du mot produire qui renvoie si justement à l’univers de l’usine et des engrenages. Notons également ce puissant impératif moral, forcément moral, qui pousse les philanthropes de notre temps à vouloir nourrir la planète. Avec de la viande, quand il n’y a déjà pas assez de céréales.

Enfin, admirons ensemble le quoi qu’il arrive. Autrement dit, il n’y a de toute façon rien à faire, car la messe est dite, et le vin servi, qui sera de toute façon bu. Est-ce une manière juste, est-ce une façon admissible de préparer le terrain à un travail authentique ? Ne s’agirait-il pas au bout du compte d’une sorte de conclusion a priori ? Voilà qu’il me vient des doutes. Voilà que je me demande si l’industrie de la viande n’est pas en train de préparer une riposte à la hauteur des enjeux colossaux de ce qui pourrait bien s’appeler demain la « crise de la viande ». Je ne me réjouis pas, malgré ce que dit et répète le lobby dans mon dos – j’ai des informateurs, voyez-vous -, de la peine d’éleveurs qui se demandent avec angoisse de quoi demain sera fait. Je me réjouis pas, mais la consommation de viande bovine aurait baissé de 4,6 % en octobre 2009 par rapport à 2008. Et de 5 % en novembre. Il serait ridicule de penser que mon livre en est le responsable, car une telle évolution se prépare dans les profondeurs de la société. Simplement, Bidoche aura permis de cristalliser le refus du grand massacre des animaux par l’industrie.