Archives mensuelles : décembre 2013

Sommes-nous réellement en 1788 ? (un mot sur monsieur Mélenchon)

Je viens de lire que monsieur Mélenchon a déclaré au Parisien hier : « La France est en 1788 ». Il faisait allusion à « l’injustice fiscale », à la veille d’une manifestation « pour la révolution fiscale ». Fort bien. La manifestation a été un fiasco, malgré les rodomontades habituelles, mais en vérité, je passe mon tour pour évoquer le sujet de l’impôt, me contentant de dire que la question est un poil plus compliquée que ce que scandent les amis de monsieur Mélenchon, pour lesquels il suffirait bien de taxer le capital.

Une nouvelle nuit du 4 août ?

Oui, je passe mon tour, car ma question de ce dimanche est  : sommes-nous en 1788 ? Un premier commentaire, d’évidence ou presque : lorsque l’on lance pareilles analogies, et Dieu sait que ces dernières sont nombreuses et réitérantes, c’est peut-être bien qu’on ne sait pas inventer autre chose. Monsieur Mélenchon se veut et se croit historien des colères populaires, mais je pense, moi, qu’il se complaît surtout dans de vaines mythologies. À le suivre, il faudrait donc recommencer la prise de la Bastille – ce dimanche, Bercy, siège de l’infâme administration fiscale, aurait fait l’affaire – puis la nuit du 4 août, qui mena comme on ne le sait plus guère, à l’abolition des privilèges et des droits féodaux.

Bon, je vous avoue que je trouve cela un poil ridicule. Non qu’il n’y ait de privilèges. Non qu’il n’y ait des classes sociales. Non qu’il ne faille pourfendre l’injustice, et probablement jusqu’à la fin des temps. Mais simplement parce que les mots employés sont désespérément vides d’un sens qui ferait réellement lever ce qu’on appelait dans mes jeunes années les masses. Celles-ci n’étaient pas ce dimanche avec monsieur Mélenchon, qui n’a reçu – il est important de s’en souvenir – que 8 % des voix des inscrits au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup, d’un certain point de vue. Mais l’essentiel reste que sur 100 personnes inscrites sur les listes électorales, 92 ne se sont pas reconnus dans monsieur Mélenchon. Or donc, quand ce tribun parle du peuple, de qui parle-t-il au juste ? Cela n’a rien d’anecdotique, croyez-moi. Ou non. Toute l’histoire des avants-gardes autoproclamées regorge d’exemples où le peuple réel ne se montre pas à la hauteur du peuple imaginaire. Et les conséquences peuvent alors être dramatiques.

Et la santé, bordel ?

Et puis ? Je suis infiniment désolé, mais tout ce qui précède n’était que préambule. Voici : où ont-ils donc la tête, ceux qui prétendent changer le monde avec de si vieux clichés ? Comment se fait-il qu’ils soient à ce point aveugles ? Pourquoi diable ne lancent-ils pas des mobilisations sur tant d’autres questions parfaitement ignorées ? Je ne prendrai qu’une de ces dernières : la santé. Il est hélas indiscutable que nous assistons à une dégradation stupéfiante de la santé des humains. Je parle là, et je vous prie de m’en excuser, des pays du Nord, riches, où existent des chiffres, des colonnes de statistiques, des administrations plus ou moins capables d’utiles compilations.

Eh bien que voit-on ? Un cycle historique s’achève. La croyance si agréable dans une augmentation continue de l’espérance de vie n’était donc qu’une chimère, une chimère de plus. Je ne vais pas m’attarder, car un ouvrage, car des ouvrages seraient nécessaire. Cet excellent Claude Aubert a entrouvert la porte il y a quelques années (Espérance de vie, la fin des illusions, Terre Vivante), mais nul doute que nous ne sommes qu’au début d’un complet renversement. Radotons un peu : nul expert d’aucune sorte ne peut savoir combien de temps les jeunes d’aujourd’hui – disons ceux qui ne dépassent pas quarante-cinq ans – vivront. Voyez, ce ne sont pas des devins. Quand ils tracent de jolies courbes, ils ne font jamais qu’extrapoler à partir d’humains qui meurent aujourd’hui, à des âges en effet de plus en plus avancés.

La danse des molécules

C’est bien joli, mais pleinement absurde, car ces humains nés en 1915 ou 1930 ont formé leur cerveau et le réseau si dense des connexions neuronales, ainsi que leur système nerveux central,  dans un temps qui a disparu. Certes, des pollutions existaient déjà, souvent organiques, mais sans cette invasion planétaire, extravagante, délirante même de la chimie de synthèse. Le grand lâcher de molécules n’avait pas commencé. Ces molécules assemblées par l’homme, inconnues de la Création, se comptent aujourd’hui par millions. Je répète : par millions. Les organismes vivants n’ayant jamais eu à connaître, au cours de l’évolution, de matières aussi singulières et paradoxales que les plastiques ou le DDT, le gaz sarin ou le triclosan, subissent une agression à laquelle rien n’a pu les préparer.

Bien que des preuves directes, massives, indiscutables manquent dans de nombreux domaines, une certitude émerge des décombres. Il y a coïncidence entre l’émergence ou la multiplication de pathologies et l’apparition dans tous les milieux de la vie, jusqu’en Arctique, jusque dans le désert de Gobi, jusque dans les fosses du Pacifique, jusque dans la troposphère et même au-dessus d’elle, de produits délétères, dont beaucoup durent et subsistent au-delà des vies humaines. Un sac plastique bien conservé peut tenir des centaines d’années. Encore faut-il ajouter, mais tout est lié, la junk food et ses innombrables additifs chimiques, la junk food et ses graisses, et son sel, et son sucre, et sa merde.

Deux millions d’Ahzeimer

La dégradation de la santé est-elle manifeste ? Voyons. Je ne vous accablerai pas ici de chiffres. Sauf deux. L’incidence des cancers a augmenté de 107,6 % chez l’homme et de 111,4 % chez la femme entre 1980 et 2012. C’est simplement foudroyant, et ne croyez pas ceux qui parlent, l’air apparemment satisfait, de l’augmentation de l’espérance de vie comme principale explication. Elle a sa part dans le phénomène, mais, et je n’y insiste pas, elle n’explique à peu près rien. Et pensez aux maladies neurodégénératives ! Il y a environ un million – 1 000 000 ! – de cas d’Alzheimer en France, et on en attend 2 millions en 2020, dans sept ans. À quoi il faut ajouter une épidémie de diabète – la France compte environ 4 millions de diabétiques -, une épidémie d’obésité – 7 millions – une épidémie d’asthme – 3 millions -, une très étrange multiplication des cas d’autisme. Encore faudrait-il parler de bien d’autres affections, mais je m’arrêterai pour finir sur le « syndrome de dysgénésie testiculaire » qui renvoie à de nombreuses anomalies de la reproduction, dont la diminution du nombre de spermatozoïdes, l’infertilité croissante, l’hypospadias, la cryptorchidie, le cancer des testicules.

D’ores et déjà, l’espérance de vie en bonne santé, ou plutôt l’indicateur appelé Espérance de vie sans incapacité (EVSI), diminue. Et continuera fatalement de le faire. Dans ces conditions, et pour en revenir au point de départ – monsieur Mélenchon et son hasardeuse comparaison avec 1788 -, que faut-il faire ? Mais bien sûr, inventer des formes nouvelles de mobilisation et d’action. Ainsi, à quoi bon défendre la Sécurité sociale – victoire essentielle du peuple – si l’on ne commence pas par comprendre ce qui se passe ? Le déficit de la Sécu, qui finira par tout emporter, est bien davantage une déroute sanitaire qu’une débâcle financière. L’explosion des maladies chroniques et des invalidités creuse la tombe de cette Grande Conquête plus certainement que les dérives des professions médicales, pourtant bien réelles.

Mettre à bas l’édifice social

Alors, plutôt que prétendre cette imbécilité que la France rejouerait 89 et Valmy, pourquoi ne pas parler de la santé de tous et de chacun ? Ici et maintenant ? Une telle attention au neuf conduirait évidemment à détricoter la pelote et à mettre en question la totalité de l’édifice social. On pourrait ainsi, et j’ose dire aisément, s’attaquer à l’organisation même du pouvoir. Aux puissances industrielles, mais aussi administratives, bureaucratiques, politiques. À  la production elle-même. Au sens de la production d’objets. Au sens de la vie elle-même. C’est alors que nous serions enfin « modernes », pour utiliser un mot que je déteste. C’est alors que nous rendrions hommage aux ancêtres, ceux de 89, ceux de 1871, et tous les autres.

Mais la gauche, qu’elle soit celle de monsieur Mélenchon ou d’ailleurs de tout autre,  a d’autres priorités. N’a-t-on pas vu cette fin de semaine l’intronisation de madame Cosse à la tête d’EELV, à raison de sa proximité avec madame Duflot et monsieur Placé ? Je vais vous dire : si je devais faire un absurde rapprochement chronologique, je ne parlerai sûrement pas de 1788. Dans le meilleur des cas, nous cherchons dans la nuit quelques grains et poudres d’espoir, pensant certains matins en avoir empli nos poches. Dans le meilleur des cas, nous sommes en 1750. Il faut (se) parler, évaluer le meilleur de nos récoltes, suggérer les chemins d’apparence impossible. C’est la seule manière de créer ensemble un imaginaire complet, qui détournerait pour de bon des colifichets de toutes sortes qui finiront par nous tuer. À ces conditions, l’été 1789 reviendra peut-être. Peut-être. Mais s’il revient, il ne fait aucun doute que nous ne le reconnaîtrons pas.