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Chimie, pesticides, air, pollutions en tous genres

Le lent débit de l’eau (une noyade)

Extraordinaire Grenelle de l’Environnement. Je ne pensais pas, en vérité, vous infliger encore un texte sur le sujet, mais hier samedi, au téléphone, tout soudain, X. J’écris X, car il ne voudrait probablement pas que je le cite. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, à la suite de sérieuses anicroches qui n’ont rien à voir ici. X est l’un des acteurs principaux de la protection de la nature en France, l’un des plus importants responsables associatifs de notre pays.

Et il venait aux nouvelles, ayant lu quelques envolées de mon blog, souhaitant savoir, apparemment, ce que j’avais en tête concernant l’état du mouvement. Mais nous avons aussi parlé d’autres choses, et à un moment, X m’a expliqué pourquoi, selon lui, la question de l’eau était restée à la porte du Grenelle. Là, j’ai eu un début d’illumination. Car en effet, où est donc passée l’eau au cours de ces semaines héroïques qui ont vu triompher la télé et SAS Sarkozy ?

Nul groupe de travail, nulle avancée, pas la moindre décision significative. X m’a donc donné sa version, que je crois volontiers. Dans les coulisses, où tout le Grenelle s’est en fait réglé, bien loin de nous, la FNSEA a dealé, car c’est là l’une de ses activités principales. En échange de fausses concessions sur les OGM, nécessaires au tintamarre médiatique, le syndicat paysan a exigé que l’explosive question de l’eau ne soit pas posée. Je dois dire que cela se tient.

Car l’eau a de la mémoire, elle. Elle conserve la trace de tous les outrages, elle est un témoin (de moins en moins) vivant. Y a-t-il besoin de le démontrer ? Je ne prendrai que trois exemples, les premiers qui me viennent à l’esprit. La nappe d’Alsace, pour commencer. C’est le plus grand réservoir d’eau potable en Europe, le saviez-vous ? Il s’agit d’un pur trésor, légué par la géologie, et que nous dilapidons sans aucun état d’âme. Surtout, disons-le, l’agriculture intensive, qui l’a farcie de nitrates et de pesticides. Son état réel est dramatique, mais chut ! La dernière campagne de prélèvements, en 2002-2003, révèle que 43 % des points vérifiés dépassent la concentration de 25 mg de nitrates par litre d’eau. Et 11 % celle de 50 mg qui implique un traitement coûteux avant de la rendre potable. J’ajoute que personne ne sait ni ne peut savoir ce qui est en train de se passer dans cette masse d’eau formidable. La seule certitude, c’est notre folie. Nous tuons l’idée même de l’avenir. La pollution de la nappe alsacienne continue sans aucun cri de révolte.

Deuxième exemple, le Marais poitevin. Mes amis Yves et Loïc Le Quellec, Babeth et Christian Errath, le savent bien mieux que moi. La deuxième zone humide de France – ses immenses prairies, sa splendide avifaune, sa culture comme son histoire – a été assassinée par le maïs intensif. Et par les subventions. Et par des administrations d’État au service d’une idéologie, celle du progrès et des rémunérations accessoires. Je ne décrirai pas ici ce qu’il faut oser appeler une tragédie. Le Marais poitevin fut, de profundis.

Troisième exemple, celui de la pollution du Rhône par les PCB, c’est-à-dire le pyralène. Nous nous éloignons ici de l’agriculture, il est vrai. Mais c’est de l’eau que je souhaitais avant tout parler. La pollution du Rhône révèle un secret de Polichinelle : les sédiments du fleuve, sur des centaines de kilomètres, sont gravement contaminés par l’un des pires poisons chimiques connus, le pyralène. Une première alerte, en 1985, avait permis aux services de l’État, une première fois, de balader les nigauds que nous sommes.

Sera-ce différent cette fois ? Non, et malgré les moulinets médiatiques de personnages éminents, au premier rang desquels Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’Écologie. Ne croyez pas que je lui en veuille spécialement. Elle est visiblement sincère, ce qui donne toute sa force au processus d’escamotage en cours. Le même principe éternel est à l’oeuvre : cellule de crise, réunions de crise, et surtout communication et falbalas, selon le procédé sarkozien bien connu.

Il faudrait, pour sortir si peu que ce soit de ce schéma, pointer les véritables responsabilités. Et c’est impossible, car cela est explosif. Je note la présence dans le dossier du Rhône du président en titre du Cemagref, l’ancien préfet Thierry Klinger. Vu le rôle qu’il a joué dans le dossier des pesticides (voir le livre que j’ai écrit avec François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français), je crois pouvoir écrire que la pollution par les PCB est dans de bonnes mains.

Au-delà, sachez que de nombreux acteurs souhaitent charger la barque d’une entreprise de dépollution, la Tredi, installée dans l’Ain, à Saint-Vulbas. Pendant des décennies, la Tredi a traité des milliers de transformateurs chargés de pyralène, qu’il fallait décontaminer après l’interdiction des PCB. Beaucoup affirment que la source principale de la pollution du Rhône proviendrait de cette activité-là. Et, de fait, notre grand fleuve est tout proche, et des rejets importants de pyralène ont bien eu lieu.

Alors, coupable ? Je crois que je vais vous surprendre, mais j’assumerai ici la défense de la Tredi. Laquelle est une entreprise, ce qui implique bien des entorses aux règles et aux normes. Mais sachez que cette entreprise a, dans les années 70 et 80 tout au moins, constamment travaillé sous le regard de l’administration publique. Notamment la Drire – anciennement direction de l’industrie, dépendant du ministère du même genre – et les services centraux de ce qu’on appelait alors le ministère de l’Environnement. C’est-à-dire le Service de l’environnement industriel ainsi que la Direction de la prévention des pollutions et des risques.

Parmi les responsables de l’époque, permettez-moi de citer trois noms. Le premier est celui de Thierry Chambolle, qui fut Directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement de 1978 à 1988, avant de rejoindre, en cette même année 1988, le staff de (haute) direction de la Lyonnaise des eaux, dont il contrôlait pourtant une partie des activités. Il travaille aujourd’hui pour Suez, mais aussi pour l’État, puisqu’il préside le comité scientifique du BRGM, le Bureau des recherches géologiques et minières. C’est un ingénieur du corps des Ponts.

Le deuxième personnage s’appelle Jean-Luc Laurent, et il a eu à connaître, dès la fin des années 70, de la stupéfiante affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire). Laurent, ingénieur des Mines, était le chef adjoint de l’autorité de surveillance des installations dites classées – en l’occurrence, la décharge – à la Drir, nom utilisé à l’époque par l’administration. C’est à ce titre qu’il a supervisé un terrifiant programme expérimental, sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Retenez que 150 tonnes de déchets violemment toxiques ont été enterrés à proximité des habitations, dans des conditions indignes d’une démocratie. J’ai écrit voici vingt ans que des déchets provenant de l’explosion de Seveso en faisaient partie. Laurent le savait-il ? Je n’en sais rien. Mais il a été par la suite Directeur de l’eau au ministère de l’Environnement, poste stratégique s’il en est.

Mon troisième personnage est Philippe Vesseron. Ingénieur des Mines lui encore, il a été longtemps Directeur de la prévention des pollutions au ministère de l’Envrionnement, tout comme Chambolle. Puis directeur de l’IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire). Il est l’actuel président du BRGM. Comme le monde est petit. Vesseron a été un acteur clé de l’affaire des déchets de Seveso en France, et il l’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’incroyable dossier de Montchanin.

S’il est un lien entre mes invités de ce jour – et sachez-le, il y en a plus d’un -, c’est bien celui du traitement des déchets industriels et de la qualité de nos eaux. Je me vois en premier lieu obligé de vous surprendre à nouveau : ces gens-là sont responsables, mais sont-ils à ce point coupables ? Cela se discute. Car dans les années 70 et 80, où tant de pollutions invisibles mais majeures se sont répandues en France, tout le monde se foutait de tout. Et ces très hauts fonctionnaires, tout comme le héros de Vian La Gloïre, se chargeaient pour nous de la sale besogne. Ils ont assumé, comme on dit de nos jours. Je n’oserai dire que je leur en suis reconnaissant, mais enfin, ils ont oeuvré.

Le malheur, c’est que, chemin faisant, il leur a fallu s’accomoder d’une situation de pleine folie. Et comme la France entière leur laissait la bride sur le cou, ils ont avancé sans jamais rendre le moindre compte à une société indifférente. Or, sur la route, il y avait de bien étranges personnages. Des courtiers en déchets dangereux, avec lesquels il fallait bien toper. Mais oui ! Entre deux portes, sur un coin de table, sans jamais rien contresigner vraiment, que je sache du moins.

Parmi cette faune, Bernard Paringaux, aujourd’hui décédé. Ancien agent secret, à moins qu’il ne le soit resté, Paringaux est la personnalité centrale du scandale des déchets de Seveso. Mais c’est aussi et surtout un homme qui a gagné une fortune en dispersant aux quatre coins de la France les pires résidus de notre monde industriel, y compris nucléaires. Chambolle, Laurent et Vesseron l’ont bien connu. Et c’était inévitable, je le précise, car les égoutiers n’étaient pas si nombreux.

N’empêche que les dégâts sont là, et largement devant nous, je vous l’assure. Je ne prendrai qu’un exemple, qui nous ramène à la pollution du Rhône. À Dardilly, petite commune au nord de Lyon, une décharge a ouvert ses portes en 1975. La décharge des Bouquis est un tel scandale qu’un livre serait nécessaire. Je suis obligé de me limiter à deux ou trois phrases. Là-bas, pendant des années, Paringaux a déversé par milliers de tonnes ce qu’il voulait, sans contrôle. De l’arsenic, du baryum, du vanadium, de la pyridine, et un nombre colossal de substances cancérigènes.

Dont du pryralène ? Je n’en ai pas de preuve directe, mais j’ai d’excellentes raisons de le penser. À la fin de l’année 1989, je me suis rendu à Dardilly. Plus personne ne « gérait » le site, abandonné. Il y avait, dans une zone saturée en eau, 100 000 m3 de déchets. Et 50 000 m3 d’eau très lourdement polluée risquaient à tout instant de franchir une digue non étanche, avant de polluer les cours d’eau et les nappes d’alentour.

La décharge de Dardilly a-t-elle été dépolluée ? Vous savez bien que non. Au début 2007, la situation, telle que rapportée par une association locale, était celle-ci : « Le vrai problème, qui devrait nous préoccuper en priorité, demeure, à savoir que la décharge continue à polluer, que l’on ne connaît toujours pas la nature exacte de la pollution et que rien n’est fait à ce jour, pour protéger les Dardillois » (www.dardilly-environnement.org).

Vous n’avez guère besoin de moi pour la conclusion. La pollution par les PCB du Rhône est le résultat d’un inconcevable laxisme. Certes, il ne faut pas commettre d’anachronisme, et ne pas accabler, en tout cas pas a priori les responsables du désastre. Mais les questions fondamentales demeurent. Combien y a-t-il de Dardilly le long du Rhône et de ses affluents ? Ceux qui avaient la charge du contrôle, et qui ont si complètement failli, sont-ils en situation, aujourd’hui, d’apurer les comptes ? N’y a-t-il pas besoin, avant toute chose, d’une vaste opération Vérité ? Ne comptez pas sur le ministère de l’Écologie pour nous y aider. Car il ne saurait être juge et partie. Ou la justice, ou le travestissement. Je ne m’attends pas de sitôt à l’annonce du printemps.

PS : Ayant commis une erreur au moment de la rédaction, je la rectifie le lundi 13 décembre 2010. Thierry Chambolle est ingénieur des Ponts, et non des Mines. Mes excuses.

Bouffons, puisque c’est un ordre

Un coup de chapeau confraternel ne devrait pas nuire à ma (mauvaise) réputation. Permettez-moi de saluer Joelle Stolz, correspondante à Mexico du journal Le Monde. Dans un article du 1er novembre 2007 (http://www.lemonde.fr), elle raconte comment les Mexicains sont devenus obèses. Et pourquoi. Vous me direz que l’explication générale vous est connue, et j’en tomberai aisément d’accord. Mais il y a la manière, et cette manière-là, concrète, reste assez hallucinante.

À la base de tout, il y a ce que les Mexicains appellent la comida chatarra. On pourrait traduire cela d’une manière assez violente, mais restons-en aux bonnes manières, et parlons de malbouffe. Comme chez Bové ? Comme chez Petrini et son fabuleux mouvement en faveur de la slow food ? Admettons, mais nous parlons là d’une véritable épidémie qui frappe en priorité absolue les pauvres d’un pays pauvre, ce qui change la perspective.

Ayant lu le papier de Stolz, j’ai eu l’envie d’aller lire ce que les Mexicains eux-mêmes disaient de la chose. Et je suis vite tombé sur un article du bon quotidien La Jornada (http://www.jornada.unam.mx), en espagnol, certes. Il date du printemps 2007, mais les choses n’ont pu que s’aggraver depuis. À cette date le Mexique entier était atteint d’une maladie sociale gravissime appelée obésité. Attention, le chiffre qui suit fait mal, car nous parlons bel et bien d’un pays du Sud, émergent peut-être selon les critères du FMI de DSK, mais décidément du Sud. Où les Indiens restent des Indiens. Où le Chiapas reste le Chiapas. Où le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a pu conserver le pouvoir plus de 70 ans grâce à ses pistoleros. Où le Parti d’action nationale (PAN) a pu empêcher le Parti révolutionnaire démocratique (PRD), de gagner les élections par la fraude massive.

Eh bien, dans ce pays merveilleux à plus d’un titre, écrit La Jornada, davantage que la moitié des adultes sont désormais en surpoids ou carrément obèses. Je vous fais grâce des conséquences sanitaires, c’est-à-dire de l’explosion inévitable de diabètes, de gastrites, d’hypertension artérielle. Ce n’est pas un désastre, c’est un changement d’état civil. Un peuple était ce qu’il était, et il est devenu un autre en l’espace d’une génération. Car telle est peut-être l’information principale : tout s’est passé le temps d’un clignement d’yeux.

Il y a vingt-cinq ans, les Mexicains buvaient encore du jus d’agave dans les pulquerias, ces bars des rues où la propreté n’était pas, il s’en faut, la préoccupation première. Et puis les pulquerias ont été interdits, officiellement pour des raisons d’hygiène. Je dis officiellement, car je dois confesser comme un doute. Leur interdiction a coïncidé avec l’installation au Mexique d’une gigantesque merde appelée refrescos. Des boissons gazeuses. Du Coca. Du Pepsi, et tout ce qui s’ensuit. Je n’ai pas l’ombre d’une preuve, mais je ne serais pas étonné d’apprendre que des services spécialisés ont su frapper aux bonnes portes en usant des bons arguments.

Le fait est que le jus fermenté d’agave, si mauvais pour quelques très rares intestins, a largement disparu. Et que les sodas, si bons pour le coeur, l’âme, et les pompes funèbres, ont déferlé d’un bout à l’autre du pays. Aujourd’hui, selon la Banque du Mexique, les Mexicains dépensent autant d’argent pour les refrescos que pour la tortilla de maïs et les frijoles, les haricots. Autant pour boire ce qui tue que pour manger ce qui fait vivre.

Nous en sommes donc là. Kellogg’s, Nestlé, Coca-Cola, PepsiCola – Danone ne doit pas être bien loin – ont changé les règles de base de la vie en société d’un pays de 108 millions d’habitants, sans provoquer la moindre révolte collective. Cela laisse fatalement songeur. On pourrait se rassurer une seconde en rappelant que Vicente Fox, l’un des grands chefs du PAN au pouvoir, a longtemps été le directeur de Coca-Cola Mexique. Serait-ce l’explication, au moins partielle, de ce triomphe de la bouffetance industrielle ?

J’aimerais presque le croire. Mais ce phénomène est mondial, et touche aussi des nations comme la nôtre, livrée pieds et poings liés à l’industrie agroalimentaire. Vous souvenez-vous du scandale du sel, révélé en 2001 par Le Point ? Alerté par le chercheur Pierre Meneton, l’hebdo écrivait textuellement ceci (n°1483 en date du 16 février 2001) : « Il est arrivé à notre rendez-vous avec un gros dossier sous le bras. Ce jour-là, Pierre Meneton, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), mondialement reconnu pour ses travaux sur l’implication des facteurs génétiques dans le développement des maladies cardio-vasculaires, avait décidé de briser le silence : “Les Français sont empoisonnés de façon chronique par le sel que rajoute en excès l’industrie agroalimentaire au moment de la fabrication de ses produits !” ». Et Le Point ajoutait que 75 000 accidents cardiovasculaires sont provoqués en France par un excès de sel, chaque année.

Nous sommes à la fin de 2007, et je lis cet entretien avec Meneton, qui date de septembre et annonce un procès de l’industrie du sel contre le chercheur en janvier 2008 (http://www.lanutrition.fr). Notez en attendant cet extrait saisissant : « Le lobby du sel s’appuie depuis 15 ans sur les déclarations d’un tout petit nombre de scientifiques en ignorant les quelques 40 expertises collectives nationales ou internationales qui depuis 40 ans disent toutes la même chose, à savoir que le sel en excès est un facteur de risque de l’hypertension et des maladies cardiovasculaires. L’objectif est de maintenir l’illusion qu’il existe un débat scientifique et qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet ».

Désespérant ? Un peu, mais pas totalement. Nous avançons, je crois, dans la perception globale de ce qui nous menace. Au premier rang de ce savoir (relativement) neuf, une idée essentielle : l’industrie a échappé à tout contrôle social, et dans sa forme actuelle, elle ne doit pas seulement être combattue, mais repensée depuis les fondations. Cela commande une attitude. Cela implique une façon nouvelle de parler et d’agir. Non ?

Pyrrhus, Procruste et Sisyphe (sans oublier Thésée)

Pyrrhus 1er – Pyrrhos chez les Grecs – était un étrange général. Car il gagnait tout en perdant. Il lui vint même à l’esprit qu’il pourrait conquérir l’Empire romain, à une époque où – autour de 280 avant JC -, Rome restait une colossale puissance. Il infligea au moins deux raclées aux légions, il est vrai, mais au prix de telles pertes qu’il dut inventer un stratagème pour ne plus avoir à combattre. On lui prête un mot célèbre : « Si nous devons remporter une autre victoire sur les Romains, nous sommes perdus ». Depuis cette époque lointaine, une victoire à la Pyrrhus est une histoire plutôt difficile à saisir. Incertaine et même douteuse.

Bien entendu, je veux vous entretenir du Grenelle de l’Environnement, qui s’achève ce jour. À l’heure où j’écris ces mots, je découvre un communiqué de l’Alliance pour la planète, qui regroupe nombre d’ONG, parmi lesquelles le WWF ou Greenpeace. Son titre : Victoire sur les pesticides ! L’Alliance « félicite Jean-Louis Borloo de son engagement à réduire de 50 % les pesticides en dix ans ». Et mon ami François Veillerette ajoute – son association, le MDRGF est membre de la coalition – que « La France, premier pays consommateur de pesticides en Europe, s’engage enfin sur la voie d’une agriculture moderne et respectueuse de l’environnement et de la santé ».

On attend d’autres déclarations dans la journée, dont celle de Sa Seigneurie Nicolas S., et je ne jouerai pas les Pythies. Néanmoins, j’ai dit, écrit et même répété que ce gouvernement surprendrait son monde par des annonces fortes. Je suis à peu près sûr qu’il lâchera quelque chose sur les OGM et de même sur les émissions de gaz carbonique. Quant aux travaux pour de nouvelles normes énergétiques dans l’habitat ancien, c’est déjà acquis : cela, même Jacques Chirac l’aurait fait. Depuis le début, il est une condition essentielle d’un Grenelle réussi : que le pouvoir en place paraisse sérieux, déterminé, jusques et y compris en face des lobbies industriels. Nous devrions donc être étonnés. Attendons.

Faut-il pour autant applaudir ? Une autre historiette : sur la route d’Eusis à Athènes, Thésée fait une halte chez Procruste, qui lui offre son lit. Mais quel lit ! Procruste a la détestable habitude d’étirer les bras et les jambes de ceux qui sont trop petits pour occuper toute sa couche. Et de couper les membres qui pourraient dépasser. La morale de cette fable est évidente : le cadre préexiste et s’impose en toute occasion.

Si Thésée ne se laisse pas faire, tout indique que les participants du Grenelle ont oublié le message. Car ils se seront montrés des invités parfaits, acceptant le cadre qui leur était imposé. Du début à la fin et quel que soit le résultat final. Je ne jugerai pas aujourd’hui l’annonce sur les pesticides, mais je peux dire que je ne suis pas d’accord avec l’enthousiasme de François Veillerette. Car s’il suffit d’un propos de politicien professionnel pour applaudir, mamma mia, où sommes-nous donc rendus ?

Les pesticides sont un poison planétaire, cumulatif et global. Faut-il négocier la diminution de notre niveau d’intoxication ? Je ne crois pas. Au moment où la FAO elle-même reconnaît que l’agriculture biologique est capable de nourrir toute la planète, je trouve curieux – restons pour une fois mesuré – qu’on ne moque pas un plan qui prévoit de passer de 2 à 6 % de la Surface agricole utile (SAU) dédiée à la bio en France. Et en cinq ans. Mais sans doute suis-je un extrémiste ?

Et puis, tout de même : l’industrie agrochimique a parfaitement compris depuis des lustres que le temps béni de l’impunité avait passé. Son objectif est et demeure de s’adapter à de nouvelles situations, avec des opinions publiques très remontées. Outre qu’il faut regarder dans les coins les moins éclairés – pour cause -, je fais le pari que ces dix ans donnés à l’industrie lui permettront surtout de mettre sur le marché de nouvelles molécules, plus actives à des concentrations plus faibles. Un tel projet pourrait s’accorder à la perfection à ce que vient d’annoncer Borloo.

Mais de toute manière, franchement, qui sera comptable dans dix ans du bilan de ce Grenelle ? Sarkozy, en toute hypothèse, ne sera plus en poste – il nous reste au pire à tenir 9 ans et quelques mois. Borloo ? Hum. Kosciusko-Morizet ? Hum. Les ONG seront là, elles, pas de doute. Je vois qu’elles sont équipées comme les chats, de manière à toujours retomber sur leurs pattes. Si le gouvernement ne lâche rien, c’est qu’il est aux ordres des lobbies. Il faut renforcer le pouvoir des associations. Et s’il donne quelque chose, c’est que les ONG ont su faire pression. Donc, il faut continuer, adhérer et en tout cas financer le mouvement.

En entrant dans le grand lit de Sarko-Procruste, les associations écologistes se condamnaient à légitimer le processus et à reconnaître sa validité. C’est chose faite. Reste à évoquer deux grandes figures éternelles. La première s’appelle Sisyphe, que toute le monde connaît. Vivant aux enfers, ce malheureux est condamné à pousser un rocher jusqu’au sommet d’une montagne. Mais il n’y parvient jamais, car la pierre dévale au bas de la pente avant que d’être arrivée en haut.

Évidemment, ce n’est pas franchement rigolo. Je crois qu’en partie, tel est le sort qui attend ceux qui prétendent changer l’ordre des choses. Rien n’est jamais fini, rien n’est jamais acquis, tout recommence à jamais. Comme la vie, jusqu’à maintenant en tout cas. Concernant le Grenelle, je n’hésiterai jamais à reconnaître, si cela doit advenir, que je me suis trompé. Certains amis personnels, comme Jean-Paul Besset par exemple, porte-parole de Nicolas Hulot, semblent certains qu’un grand tournant est en cours. Je dois avouer que j’aimerais le croire, lui, plutôt que moi. Nous jugerons ensemble, et pas pour le cadre de la photo, pas sous la pression imbécile du journal de 20 heures et des flashes. Répondre aux défis de la crise écologique n’a rien à voir avec l’étude des sondages, la communication, la démocratie dite d’opinion, pas davantage avec ce fatras de mesures techniques et technologiques qui démobilisent la société et l’entretiennent dans l’illusion qu’il suffit d’adapter à la marge pour que tout continue à jamais.

Non, mille fois non. Nous sommes dans le labyrinthe. Je suis, vous êtes, nous sommes tous des Thésée. Perdus comme lui dans le dédale inventé par Dédale. Mais vous savez que l’histoire se termine bien. Je crois malgré tout, peut-être contre l’évidence, que la pelote d’Ariane est là, quelque part. Reste à la trouver.

Une énigme enfin résolue (grâce aux Voide)

Je me souviendrai toute ma vie de Gérard. De la première fois où j’ai vu cet homme affairé, les mains brassant le papier, et chez qui les mots se bousculaient pour sortir. C’était à la fin de l’année 2 000, il pleuvait sur la rue des Vignerons, à Vincennes, près de Paris. Au siège de l’Andeva (Association nationale des victimes de l’amiante), Hélène Boulot répondait au téléphone à des gens brisés, dont la vie avait été brisée à jamais.

Et il y avait Gérard, Gérard Voide, qui continuait de classer des monceaux de papier. J’ai fini par lui parler, car après tout, je suis journaliste, savez-vous ? Je venais d’ailleurs pour faire un article de plus sur la grande folie sociale, humaine, écologique que l’amiante avait déclenchée. Alors Gérard m’a raconté.

Un jour, dans la vie des époux Voide, Nicole et Gérard, il y a eu une mort. Celle de Pierre Léonard, le frère de Nicole. À 49 ans, au milieu des années 90, à la suite d’un mésothéliome. Ce cancer de la plèvre est à ce point spécifique que les spécialistes eux-mêmes l’appellent cancer de l’amiante. En clair, pour que ce crabe-là vous pince, il faut en avoir inhalé.

Nicole et Gérard n’ont pas accepté. Cela semble simple, mais c’est héroïque. Car qui refuse vraiment ? Ils n’ont pas accepté cette mort horrible, car jamais Pierre n’avait travaillé au contact de ce minéral. Et l’enquête a donc commencé. Quand j’ai croisé Gérard, cela faisait cinq ans que Nicole et lui amassaient des documents. J’en ai vu une partie ce jour-là, et je n’en croyais pas mes yeux. Sherlock Holmes pas mort ! Gérard s’était changé en limier, en chien courant, en extraordinaire détective. Et il savait déjà toute la vérité. Ils savaient, elle et lui.

Voilà, en un court résumé, ce que Gérard m’a raconté cet après-midi de pluie disparu à jamais. En 1937, le 16 juin, le Comptoir des minéraux et matières premières (CMPP) dépose une demande d’ouverture pour une usine sise 107 rue de Mitry, à Aulnay-sous-bois, dans la banlieue parisienne. Une ”usine de broyage et défibrage d’amiante brut“. Dès le 3 juillet, les riverains du quartier de l’Ormeteau s’opposent, dans une lettre-pétition bouleversante

Que disent ces ouvriers à gapettes, façon Jean Gabin ? Ceci : ”L’autorisation d’une usine malsaine en cette région totalement ouvrière serait aller à l’encontre de la santé des enfants ». Et cela : ” Malgré les charges écrasantes d’une ville nouvelle, de nombreux ouvriers n’ont pas reculé devant ces sacrifices pour avoir, en dehors de Paris, une vie de banlieue saine. Or, l’installation d’une usine insalubre fera perdre à ces travailleurs le seul grand avantage acquis : l’air pur”. Peut-être parce que mon père était un ouvrier, et peut-être parce qu’en cette lointaine époque il levait le poing avec ses camarades, ces mots me transpercent.

L’usine ouvre, bien sûr. Le conseil d’hygiène départemental prend un arrêté qui indique que ”les poussières seront captées au fur et à mesure“. Tu parles. En 1939, l’usine contribue à l’isolation des sous-marins de guerre, malaxant le plus toxique de tous les amiantes, le bleu. La suite n’est que ritournelle. En 1955, c’est la révolte, et le conseil municipal d’Aulnay, constatant que les plaintes s’accumulent, comme l’intoxication du quartier, estime que ”la continuation de cet état de fait est de nature à polluer l’atmosphère et à nuire à la santé publique ”. Il réclame au préfet une réaction ”dans les plus brefs délais “. La poussière d’amiante est partout : dans les potagers, dans la cour de l’école maternelle, et même sur les tombes du cimetière.

En 1956, nouvelles plaintes. En 1957, nouvelles plaintes. En 1959, nouvelles plaintes, relayées par le maire, qui affirme dans une lettre la ”nocivité de ces poussières d’amiante et de mica“. La commission d’hygiène signale que ” les terrains se trouvant à proximité de l’usine sont d’une façon quasiconstante recouverts d’une poussière blanche, très fine, veloutée au toucher, adhérente”.

Les terrains, dont ceux des écoles. Le petit Pierre Léonard, le futur beau-frère de Gérard Voide, fréquente l’une d’elles, à 50 mètres de l’usine. C’est là qu’il a chopé la mort, évidemment. Mais je me rends compte que je ne vous ai rien dit du parcours du combattant de Gérard. Car pendant toutes ces années de recherche, il s’est fait virer, houspiller, insulter. Tous les bureaux l’ont envoyé promener. Les administrations, les services qui n’avaient jamais songé à protéger les hommes, toutes ces autorités insupportables maudissaient nécessairement les époux Voide, reproches vivants de leur soumission abjecte.

Les Voide sont heureusement des gens debout, qui jamais n’ont vacillé. La suite est incroyable. À la fin de 2000, Gérard m’a invité à une réunion publique qu’il organisait avec Nicole dans le quartier de l’Ormeteau, à Aulnay, salle Gainville. Les Voide voulaient faire part de leurs découvertes. Mais qui viendrait ? Un petit tract distribué dans les boîtes aux lettres pourtant surchargées suffit à un grand miracle : 100 personnes remplirent peu à peu la petite salle.

Je n’oublierais jamais, non plus, ce moment-là, tragique entre tous. Car une à une, des victimes du crime social se levèrent pour dire leur maladie, la mort d’un proche, le peur, la douleur. Parmi eux, Abdelkader Mezzoughi, dont le père travaillait à l’usine, mort de l’amiante, comme cinq autres membres de sa famille, qui travaillaient aussi 107 rue de Mitry.

Les Voide avaient raison. Seuls contre tous, ils avaient raison. Seuls contre tous. Sept ans ont passé, chargés d’une telle quantité d’événements et de combats que je renonce à vous les rapporter ici. Mais il y a un épilogue, que je vous dois. L’institut national de veille sanitaire (InVs), organisme plutôt frileux, vient de mettre en ligne (http://www.invs.sante.fr) une étude inouïe sur la pollution par l’amiante autour de l’usine d’Aulnay. Je ne vous livre qu’un court extrait, mais si le sujet vous intéresse, sachez que le rapport de l’InVs est historique : « L’alerte lancée par les associations, à savoir l’existence d’une exposition environnementale ancienne à l’amiante à l’origine d’un premier cas de mésothéliome, était donc vérifiée. L’identification de personnes ayant développé des affections spécifiques de l’amiante, du fait d’une exposition uniquement ou majoritairement environnementale au voisinage du CMMP, signe la dangerosité des rejets de cette entreprise pour la population riveraine de l’époque. C’est la première fois en France que des cas strictement environnementaux sont mis en évidence dans le voisinage d’une ancienne usine de transformation de l’amiante. La sévérité des critères scientifiques retenus garantit la validité des résultats obtenus ».

Ainsi donc, pour une fois, le courage aura payé. Au moins cette fois. Au moins une fois. Les Voide avaient raison, et je suis infiniment heureux d’avoir croisé la route de Gérard, certain jour sombre de l’automne 2 000. Que dit-on à des gens comme eux ? Qu’on les embrasse, cela va de soi. Portez-vous bien, Nicole et Gérard !

L’affaire du doigt (à propos de Belpomme)

Vous connaissez comme moi cette phrase mille fois répétée : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ». Il y a des variantes qui ne changent rien au fond, comme par exemple : « Quand le sage pointe la lune, le fou regarde le doigt ». Antique sagesse, n’est-ce pas ?

Sauf grave erreur de ma part, elle nous vient du Bouddha lui-même (Petite info qui n’a rien à voir, je ne suis pas bouddhiste). J’ai retrouvé trace d’une pensée qui lui est attribuée, et que je vous offre : « L’être puéril saisit l’extrémité du doigt et non la lune [que le doigt signale] ». Tout viendrait donc de là.

Quel rapport avec Dominique Belpomme, cancérologue reputé, et depuis quelques années écologiste distingué ? Voyons cela, si vous me permettez. Dans les Antilles françaises, singulièrement dans les bananeraies, l’État a laissé faire une pure et simple horreur pendant des décennies. Je sais un peu de quoi je parle, car j’ai consacré – avec mon co-auteur François Veillerette – un chapitre du livre Pesticides, révélations sur un scandale français, au cas de la Guadeloupe.

C’est étrangement simple : malgré des rapports dissimulés pendant trente ans dans les tiroirs de l’administration, un pesticide terrible, le chlordécone, a été massivement utilisé. Même quand il était officiellement illégal. Les sols concernés sont pollués pour des siècles, car ce produit est d’une stabilité chimique étonnante. Des siècles, oui. Les conséquences sanitaires sont à la mesure de cette folie, même si aucun lien épidémiologque ne peut, pour le moment être établi entre exposition et flambée de certaines affections graves.

Bon, et la suite ? Le professeur Belpomme a rendu il y a quelques semaines un rapport sur cette pollution chimique en Martinique. Et je suis allé à une conférence de presse où il rendait compte de son travail. Des élus des Antilles, de Guyane, et de France métropolitaine assistaient à la réunion, dont Christiane Taubira. J’y ai dénoncé en direct – non repris à la télé, hélas – certains responsables du désastre.

Depuis, une infernale rumeur circule dans les petits milieux parisiens, notamment chez les journalistes. Je ne fréquente pas, mais ce bruit est arrivé chez moi, par de multiples entrées. Que dit-il ? Que Belpomme – qu’il me pardonne – est un charlatan. Qu’il ne pense qu’à faire parler de lui. Je lui épargne le reste. Hier mardi, j’ai reçu de l’Artac, association du professeur Belpomme, une lettre ouverte censée défendre sa réputation. J’ose espérer qu’il n’a pas besoin de moi, mais évidemment, évidemment je le soutiens de tout coeur.

Personne – journalistes, fonctionnaires, politiques – n’a jamais su élever la voix quand il fallait pour protéger les paysans antillais. Et personne n’ose encore s’attaquer au professeur Tubiana, président honoraire de l’Académie de médecine, qui couvre de sa haute autorité des rapports autrement incertains que celui du professeur Belpomme, sur qui la meute croit pouvoir s’abattre. Moi, je vous le dis en conscience : Belpomme est avec nous. Et je suis avec lui.