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Sur Bové (à nouveau), sur le loup (encore)

Attention, un deuxième message accompagne le premier. Vous lirez – ou non – deux explications. L’une concerne José Bové, l’autre le loup, auquel j’ai consacré l’une de mes premières interventions ici, le 30 août dernier (http://fabrice-nicolino.com). L’ensemble est long, et rien ne vous oblige, cela va de soi.

Si je reviens ce mardi sur José Bové, c’est que mon papier d’hier m’a valu de sérieuses critiques, directement sur ma boîte à lettres électronique, parfois aussi sur ce blog. J’ai peiné des lecteurs, j’en ai indigné d’autres, qui ne comprennent pas pourquoi je m’en prends à José.

Eh bien, j’assume. Mais d’abord, je rappellerai que j’ai pris soin de (re)dire mon estime pour l’homme. Je ne tente ni ne veux m’attaquer à cet être-là, mais je crois avec force qu’il est comptable des espoirs qu’il a fait naître. Et nul doute, selon moi du moins, qu’il fait fausse route, et que nous perdons pied tous ensemble.

La controverse fait peur. La polémique semble aujourd’hui de la seule colère, une survivance imbécile de temps anciens, donc barbares. J’estime, tout au contraire, qu’elle est plus indispensable qu’elle n’a jamais été. C’est en frottant les points de vue, écorchures comprises, qu’on peut espérer y voir un peu plus clair. C’est en secouant la boîte crânienne qui nous sert d’esprit que nous avancerons peu à peu, au risque de l’erreur.

Car bien entendu, je ne prétends aucunement avoir raison. Cette dimension de l’affaire m’indiffère. Je pense quelque chose, quelque chose d’assez sincère et argumenté pour être proposé ensuite. Le reste s’appelle la liberté. Et puis, j’ajouterai que la crise écologique planétaire pose des questions d’une gravité et d’une complexité telles qu’elle implique de changer jusqu’à notre regard le plus anodin. Quel que puisse être l’avenir, il aura bouleversé le paysage, tant physique que mental, au point que nul ne reconnaîtra les lieux.

Il ne suffit pas, je le crains, d’admettre que tout devra changer. Il faut s’y préparer. Il faut accepter l’évidence que nous devrons batailler, souvent contre nous-mêmes. Qu’y puis-je ? Un dernier point tout à fait provisoire : je ne suis pas un gourou. Je ne mènerai aucune armée à la bataille. Je ne suis qu’un parmi nous tous. Je ne vénère pas Sartre, il s’en faut de beaucoup, mais j’ai toujours eu une tendresse pour Les Mots. Ce livre contient une phrase qui est mienne à jamais : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».

Un deuxième papier, avec votre patience. Le 30 août donc, j’ai écrit ici une critique du livre de Jean-Marc Moriceau consacré au loup en France, et à ses facéties. Un naturaliste que je respecte de longue date, Roger Mathieu, en a pris ombrage, et m’a répliqué avec beaucoup d’intelligence et de savoir. Pour comble, le 11 septembre, j’ai donné une chronique au quotidien La Croix, dans laquelle je revenais sur le livre de Moriceau, en aggravant mon cas. Cette chronique commençait ainsi : « Je me suis trompé, j’ai eu tort. C’est loin d’être tragique, mais je crois que cela vaut la peine d’être rapporté. Pendant quelques années, j’ai collaboré bénévolement à une revue naturaliste appelée La voie du loup. Créé après le retour du loup en France – daté de 1992 -, ce bulletin défend sans détour la présence du grand prédateur dans nos montagnes.

Au cours de multiples discussions avec des « amis » du loup, j’ai toujours entendu dire que l’animal n’attaquait pas l’homme. Jamais. Ou bien dans des circonstances extrêmes, par exemple au cours de terribles conflits ou d’épidémies. Ou encore pour cause de rage. J’avoue avoir cru pleinement cela et l’avoir abondamment propagé, partout où je le pouvais ».

Une amie de longue date, Florence Englebert, rédactrice-en-chef de La Voie du loup, m’a envoyé une lettre violente, estimant que je faisais un amalgame insupportable entre ce bulletin et les « amis » du loup évoqués, fourvoyés selon moi dans l’aveuglement.

La vérité, ma vérité du moins, c’est que je mets pas dans le même sac le bulletin et les aveugles. Mais je dois aussi reconnaître que j’ai été très maladroit, et que j’aurais dû mieux distinguer ce qui devait l’être. Donc, coupable, si l’on veut. Mais pas seulement. Car en réalité, j’ai trouvé déplorable la réaction très vive – elle a écrit à La Croix pour un droit de réponse ! – de Florence.

Brusquement, et parce qu’elle se sentait visée, la critique devenait insupportable. Et moi, qui ai constamment défendu le bel animal, et de bien des manières, je devenais un malotru, pis peut-être. Eh non ! Une nouvelle fois, et je me répète, nous avons un besoin forcené de liberté de l’esprit. Certes, il faut absolument faire attention aux personnes. Oh oui ! Je dois avouer que je vais parfois un peu loin, et qu’il me faut donc mieux réfléchir à cet aspect de la critique publique. Mais enfin, qui croira jamais qu’on ne peut étriller jusqu’aux militants de la cause écologiste ?

Dernier point, Jean-Pierre Raffin. Je connais ce monument historique de la protection de la nature depuis 1991. J’ai un immense respect pour son parcours impeccable, son savoir, sa gentillesse. Ancien prof de fac, président honoraire de France Nature Environnement, ci-devant député européen, longtemps président du conseil scientifique du parc national des Écrins, Jean-Pierre est un homme formidable.

J’ai donc été marqué par la lettre qu’il m’a envoyée à la suite de ma chronique dans La Croix, dont il est un fidèle lecteur. Il était en colère, et insistait sur le fait que, contrairement à ce que je sous-entendais – selon lui, pas selon moi -, le bulletin La Voie du loup n’avait jamais caché la réalité d’attaques du grand carnivore sur l’homme.

En homme de bien qu’il est, Jean-Pierre m’annonçait au passage qu’il allait lire avec une grande attention le livre de Moriceau, et en novembre, il m’adressait un second message par lequel il me livrait ses commentaires. Son courrier était du plus haut intérêt, mais comme il m’arrive, je l’avais mis de côté, puis oublié.

Or ces jours-ci, à l’occasion des échanges de voeux, Jean-Pierre m’a fort justement rappelé cette lettre restée sans réponse. Et j’ai aussitôt pensé que je devais la rendre publique, ici en tout cas. Car la critique de Jean-Pierre est bien meilleure que la mienne. Son savoir sur la question est aussi, soit dit en passant, bien plus grand que le mien. Je m’étais contenté de la lumière apparente du livre de Moriceau. Jean-Pierre en scrute les ombres, bien réelles. Je suis donc ravi de vous livrer ci-dessous le texte que m’a adressé Jean-Pierre Raffin.

 

 

Cher Fabrice,

Après ton papier dans la Croix du 11 septembre et notre échange épistolaire, j’ai donc lu l’ouvrage de Moriceau sur le « méchant loup » et te livre quelques réflexions sur cet ouvrage.

Dans le même temps que je me plongeais dans Moriceau, je lisais le livre d’un historien américain, R.O. Paxton, « le fascisme en action » : aucun rapport sur le fond, bien sûr, mais une comparaison sur la méthode. À chaque fois que Paxton réfute ou soutient une thèse, il donne les références exactes : écrits ou propos publics et avance les arguments qui lui permettent de contrer ou d’approuver, c’est donc un travail sérieux.

Ce n’est pas le cas du livre de Moriceau sur certains points. L’axe de son livre est de vouloir apporter des éléments pour réfuter un « discours idéologique » notamment sur l’innocence du loup dans le cadre d’un débat opposant lycophiles et lycophobes (cf. les pages 14, 15, 19, 84, 403, etc. ). Mais, jamais, tout au long des 510 pages du corps de son livre, Moriceau ne cite un seul auteur ayant dénié des attaques de loups sur l’homme, ce qui laisse perplexe sur le sérieux d’une approche qui n’identifie pas la thèse combattue. Le « on » n’est pas une catégorie scientifique.

L’essentiel des données recueillies provient de la compilation de registres paroissiaux et Moriceau avance, à juste titre (p.55) que la plupart des curés de campagne étaient des témoins fiables, « savaient beaucoup mieux distinguer un loup qu’un certain nombre de nos contemporains laïcs et citadins » et de ce fait sont des « informateurs hors pair » même s’il convient de faire preuve de vigilance par rapport aux témoignages anciens comme l’auteur le signale lui-même (p..19).

Mais alors, pourquoi, ensuite, ne respecte-il plus ces informateurs ? En effet, on constate que Moriceau attribue, de son propre chef, sous la rubrique « attaques de loups anthropophages » des attaques imputées par ces informateurs « hors pair » non pas à des loups mais à des « bête inconnue », « bêtes féroces », « bêtes sauvages », « loups et autres bêtes sauvages », « loups et chiens » voire « ours » ? Si l’on comprend que cette rubrique rapporte les attaques identifiées par ces informateurs « hors pair » comme dues à des loups ou « à la (les) bête(s) féroce(s) », terminologie qui fait souvent allusion à un ou des loups connus dans le secteur, on comprend mal que lorsque l’informateur « hors pair » reste dans le doute et parle d « ’une bête », d « ’un animal inconnu ».

Moriceau ne fasse pas preuve de la même réserve. De deux choses l’une ou ces informateurs sont effectivement « hors pair » et alors il faut leur faire confiance y compris dans leurs doutes et incertitudes ou alors ils ne sont pas fiables et dans ce cas l’exploitation de leurs relations est pour le moins aléatoire. Cela ne change rien au problème de fond (hommes attaqués par des loups) mais cela conduit à une certaine suspicion sur le sérieux du chiffre de 3000 attaques annoncé dans le titre de l’ouvrage. Il aurait été plus rigoureux d’établir trois listes, l’une des attaques clairement attribuées au loup, une ou les attributions sont incertaines ou paraissent peu vraisemblables (hyène, once, ours, etc.) et une où les informateurs sont eux-mêmes restés dans le doute (une bête inconnue, une bête sauvage, un animal féroce).

Il est par ailleurs curieux que l’auteur dans la présentation de son travail fasse passer la question de l’identité des animaux ayant attaqué l’homme après celle du relevé des attaques, comme si l’affaire était entendue et que l’identité réelle de l’attaquant était une question secondaire. Il est gênant que l’on ne sache pas de manière claire sur quel matériel l’auteur a établi son analyse. En effet, il est, dans le texte, tantôt question de 3000 actes de décès répertoriés de 1580 à 1830, tantôt d’un échantillon (1855 cas) de l’ensemble des victimes recensées de loups prédateurs de 1571 à 1870 (fig. 8) alors que le corpus des attaques (je me limite aux loups anthropophages) va de 1421 à 1918. Si j’ai bien compris, Moriceau, n’a, en fait, analysé que l’échantillon ci-dessus mentionné, ce qui rend difficile la lecture de différents tableaux fournis en annexe qui ne s’inscrivent pas dans les mêmes pas de temps.

Les démonstrations sur l’identité réelle ou supposée du loup comme attaquant (chap. IX) par rapport à d’autres possibilités me semblent sujettes à caution.

Loups-lévriers (pp. 307-308) ?

Moriceau ignore manifestement qu’il existe une race de chien à poils rudes, l’ « Irish Wolfhound » sélectionnée en Irlande avant notre ère pour la chasse au loup et à l’élan , race très utilisée en Europe continentale à partir du XV° siècle justement pour courir le loup. C’est l’un des plus grands chiens qui soient (une soixantaine de kilos.), à allure de lévrier (il y a quelques années l’animal figurait sur une pièce de monnaie irlandaise) et il semble qu’il puisse être facilement confondu avec un loup Il n’y a donc pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heure avec des hybrides loups-lévriers !

Loups-cerviers (pp. 308-309) ?

Les arguments avancés pour écarter l’éventualité de l’attaque par lynx ne sont pas très convaincants. Le poids des proies humaines trop important pour le lynx ? Moriceau démontre que nos ancêtres, notamment les enfants étaient beaucoup plus chétifs qu’aujourd’hui (pp. 377-379 ) , or l’essentiel des attaques attribuées à des loups-cerviers telles que répertoriées dans les annexes (tableaux 47 A, B, C et D ) concerne justement des enfants de moins de 10 ans (contrairement d’ailleurs à ce qu’écrit Moriceau p. 308). Ainsi sur un échantillon de 14 relations d’attaques (dont certaines indiquent, sans plus de précisions, « plusieurs enfants ), 10 fournissant l’âge dont 8 concernent des enfants de 10 à 2 ans. Or le lynx peut s’attaquer à des proies d’une centaine de kilos. (renne) même si son ordinaire se situe entre 15 et 30 kilos (chevreuil).

On s’étonne que Moriceau qui cite Rollinat (1929) ne cite pas Lavauden (1930) écrivant « Dans la hiérarchie des animaux redoutables, le loup ordinaire doit céder le pas au loup-cervier. Un homme vigoureux, ayant courage et sang-froid, pourrait à la rigueur, sans armes, triompher de l’attaque d’un vieux loup. Dans un combat avec un lynx, il succomberait à coup sûr. Et si, parmi nos fauves, le lynx est le plus dangereux, il est aussi le plus féroce. Son goût du carnage est sans limites. ».

On s’étonne également que Moriceau qui invoque la polysémie pour écarter l’identité lynx –loup-cervier notamment aux XVII-XVIII ° ne cite pas Gaston Fébus qui écrit dans son Livre de chasse rédigé en 1387 à propos du lynx : « les uns les appellent lous-cerviers, les autres chatz-lous » ou Kempf, plus récent (1979), un spécialiste du lynx qui répertorie les divers noms donnés à l’animal (loup-cervier, loucerve, chat-loup, lonce, loup-cervin).

Bref si tout ceci n’atteste pas que toutes les attaques attribuées à des loups-cerviers doivent être imputées à des lynx, le moins que l’on puisse dire est qu’il peut y avoir doute et que le « incontestablement, la qualité de loup-cervier n’a donc rien à voir avec le lynx » de Moriceau (p. 310) est pour le moins péremptoire.

Écrivant (p. 348), « Quand bien même l’agresseur n’aurait pas été identifié nommément dans tous les actes, il est bien difficile, sous nos latitudes, d’imaginer- en dehors de quelques très rares exceptions, toujours possibles- d’autres prédateurs que le loup anthropophage », Moriceau élude la question car il n’explique pas à quel autre prédateur il fait allusion lorsqu’ il envisage « de très rares exceptions » et comment il en apprécie le caractère exceptionnel. C’est de l’ordre de l’affirmation et non de la démonstration. L’affirmation plutôt que la démonstration est d’ailleurs utilisée en d’autres passages du livre. Par exemple (p. 284), l’auteur avance que la raréfaction (sur quoi repose cette affirmation ?) du gibier « ardemment chassé depuis la révolution (…) conduisait bien des loups hors des forêts ».

Ce faisant, Moriceau semble relayer une opinion répandue selon laquelle la Révolution a largement ouvert la chasse au bon peuple français (c’est ce que prétend une partie du monde cynégétique et certains politiques brandissant à tout bout de champ 1789). Mais les choses ne se sont pas passées comme cela ! Effectivement en 1789, la chasse, alors réservée à la noblesse et à certains propriétaires, a été ouverte à tous notamment après intervention de Robespierre, mais devant les dégâts causés aux cultures et après de multiples plaintes en particulier, de maires, l’Assemblée nationale s’est empressée de voter le 30 avril 1790 une loi réservant la chasse aux seuls propriétaires ! Par ailleurs, il est amusant de constater que l’historien Robert Delort (Les animaux ont une histoire. 1984) attribue l’importance des effectifs de loup au début du XIX° à une « prolifération du gibier », c’est-à-dire , l’exact contraire de ce qu’invoque Moriceau …

Tuer et dévorer (chap.X)

Il manque manifestement une comparaison entre les conclusions de Moriceau sur la prédation du loup sur l’homme (modalités d’attaque, de capture, de consommation, etc.) tirées des descriptions recueillies pour l’essentiel dans les registres paroissiaux et ce que l’on sait de la prédation du loup aux travers des travaux menés sur la biologie de l’espèce, par exemple en Amérique du nord, dans les Balkans ou en Russie. Ce sont des travaux contemporains qui ne sont peut-être pas directement transposables à ce que pouvait être le loup jadis.

L’on peut certes imaginer que les différents aspects du comportement d’un loup anthropophage étaient différents de ceux d’un loup simplement prédateur de faune sauvage mais encore faudrait-il étayer cette éventualité. Une comparaison aurait permis un éclairage qui manque dans ce livre. Par exemple, la décapitation de victimes par des loups anthropophages intrigue (à signaler que la décapitation des proies est signalée pour le lynx…). De même manque-t-il une comparaison avec les attaques actuelles sur homme en Inde auxquelles il est fait allusion (p.499).
La référence à un traité de vénerie du XVI° siècle est quand même bien succincte !

On ne peut que s’étonner d’un certain anthropomorphisme dans le langage dont use Moriceau. Laisser entendre que le loup égorge sa victime, voire même lui arrache la langue (p.347) pour qu’elle n’alerte pas le voisinage ne peut que faire sourire ceux qui étudient les comportements animaux et donnerait à penser que ces loups-là pratiquent également la bipédie. On trouve ailleurs cette touche d’anthropomorphisme quand Moriceau (p.308) écrit , à propos du lynx : « comment un simple lynx aurait-il pu venir à bout de proies humaines souvent âgées de plus de 10 ans (ce qui ne ressort pas de l’inventaire des attaques attribuées au loup-cervier. cf. ante) et les traîner sur plusieurs dizaines de mètres dans un repaire pour les consommer à discrétion, sans risquer d’être dérangé ? ». On voit poindre l’image du repaire où vont se réfugient, après leur forfait, des brigands pour se partager un butin volé. Il y a quand même un petit problème, le lynx a plutôt tendance à consommer sa proie sur place et à rester plusieurs jours (voire semaines) à proximité de l’endroit où il l’a capturée…

En résumé, si Moriceau utilise de manière fort intéressante les témoignages recueillis (par exemple : saisonnalité et spatialisation des attaques, répartition par classes d’âges des attaqués, différence entre loups anthropophages et loups enragés, etc), d’autres aspects ne me semblent pas aussi pertinents (identité des prédateurs, validation des attaques répertoriées). Je ne suis pas aussi enthousiaste que toi à propos de ce livre. L’accumulation de données ne fait pas forcément un bon travail surtout si leur interprétation est hâtive.

Sur l’une des questions de fond : le loup a-t-il ou non attaqué l’homme en Europe et en France, Moriceau n’apporte rien de nouveau. Rollinat (1929), Hainard (1948), Ortalli (1973), Delort (1984) l’écrivaient déjà tout comme de Beaufort (1987-1988), Carbone (1991-2003), Linnell (2002), Baratay (2003) ou le dossier publié par la Voie du Loup en 2006. Sur l’importance numérique de ces attaques, le chiffre avancé de 3.000 attaques me semble relever plus du sensationnalisme que d’un tamisage sérieux des données recueillies.

On ne voit donc pas pourquoi « ceux qui plaident depuis quinze ans en faveur du loup » (dont je ne suis ni un porte-parole ni un contempteur) auraient dû entonner un péan comme tu regrettais qu’ils ne l’aient point fait dans ton papier du 11 septembre. Je ne vois pas non plus pourquoi il faudrait invoquer une « gêne évidente » pour expliquer un silence qui n’est peut-être dû, après tout, qu’au rythme de parution des bulletins des zélateurs du loup.

Enfin, je connais d’autres travaux de Moriceau, notamment ceux qui ont trait à l’élevage en France que j’ai approchés dans le cadre d’un colloque organisé chez moi, en Brionnais, en 2004. J’aurais aimé retrouvé dans son travail sur le loup la même rigueur. J’ai bien l’impression que, comme l’écrivait Delort (1984), le livre de Moriceau s’inscrit dans le cadre de cette réflexion « Il y a donc quelque chose qui bloque toute curiosité, toute objectivité humaine dans l’étude et la présentation du loup »…

Bien amicalement,

 

J-P. Raffin

Une fin de dimanche avec les oiseaux

On ne sait jamais bien comment les choses viennent. Elles arrivent. À pied, à cheval, à tire d’ailes même. Je pensais à l’instant à un homme aujourd’hui oublié, Miguel Enríquez, dirigeant du Mir chilien abattu en octobre 1974. Et maintenant aux oiseaux de l’anse Saint-Martin, dans l’extrême nord du Cotentin. En janvier 1994 je crois bien, j’y ai croisé la route de trois personnages que je n’ai pas oubliés.

Le premier était alors un jeune homme – qui le connaît doit absolument le saluer de ma part ! – appelé Philippe Spiroux. Il avait failli rester barman, après une école d’hôtellerie, mais une rencontre inouïe avait changé le cours de sa vie. Le 19 avril 1987, Philippe n’avait que 21 ans quand il partit en balade pour la première fois avec Auguste Samson.

Auguste ! Je me rappelle pour ma part un petit homme, qui tenait encore, à 60 ans, un coin de terre et de ferme à Omonville-la-Petite, là où est mort Jacques Prévert. Je me souviens parfaitement de son regard, qui faisait penser au défunt cardinal Lustiger, des murs extérieurs couverts de nichoirs, des autocollants sur son tracteur, tous en défense des oiseaux et de la vie sauvage.

Mais revenons à 1987. Ce jour-là devait décider du destin de Philippe, qui racontait ainsi le grand jour : « Je suis tombé à la renverse ! Non seulement Auguste écoutait les oiseaux, mais il reconnaissait leur chant ! J’ai peu à peu tout redécouvert, mes sens, mon odorat, mes oreilles. Une oreille, mais c’est phénoménal, une oreille ! Prenez un ornithologue, masquez-lui la vue et jetez-le au fond d’une camionnette. Roulez et relâchez-le en pleine nuit quelque part. Immédiatement, à l’oreille, il vous dira où vous êtes : dans un marais, un faubourg, une friche, une lande, un bord de mer. Ah, Auguste ! ».

Eh oui, Auguste. Sept ans plus tard, lors de mon passage, il n’avait pas changé. Il me raconta comment il avait appris le nom de ses premiers oiseaux en lisant Le Chasseur français, dans les années 50 du siècle passé. Il existait alors, dans le journal des chasseurs – ne pas désespérer – une rubrique où le cri des oiseaux était reproduit phonétiquement. Et il ne fallait à aucun prix confondre le ou-roû-coû du pigeon biset avec le hou-rou-(ou) du colombin. Pensez.

Bref, Auguste devint un vertigineux ornithologue amateur, suivant ses chers oiseaux derrière les chevaux de ses labours, plus tard du haut de son tracteur. Traçait-il ses sillons comme il faut ? Mon histoire ne le dit pas. Mais il était devenu un maître, partageant volontiers son savoir unique avec les jeunes des environs.

Dont mon troisième personnage, Laurent Legrand, dont l’oreille fut éduquée en suivant pas à pas Augustin au long de ses champs. L’anse Saint-Martin, que j’évoquais au début, est un lieu d’une grande sérénité, et de repos, le soir venu, pour les oiseaux des rivages. Certain crépuscule, j’y surpris Laurent, qui observait à la longue-vue des mouettes mélanocéphales, un grèbe esclavon, quelque chevalier guignette de passage.

Ce n’était pas seulement beau, mais émouvant. Laurent m’avait réellement ému, car il était doté d’un sens des oiseaux et de la musique que j’ai rarement retrouvé depuis. Il savait par exemple reconnaître, à quelques dizaines de kilomètres de distance, des accents régionaux chez des rougequeues noirs. Et je trouvais splendide que ce jeune maçon, après une journée de rude labeur, trouve encore assez d’énergie pour regarder, écouter.

Le lendemain, je me suis perdu tout seul dans les dunes entre Hatainville et Carteret. Dans cette Mongolie approximative, les herbes folles formaient une chevelure vert-argent, face à la mer. Il y avait des oiseaux. Il y avait des milliers d’oiseaux dans les creux humides, semés de troènes, de sureaux et d’iris. Ma tête était pleine de leurs cris, pleine de tsîe, de tissip, de tsiului. Mais je n’ai jamais su ce qu’ils me disaient. Pour cela, il faut s’appeler Auguste. Il faut et il suffit d’être un magicien.

Le renard et l’enfant (version trash)

Est-ce une bonne idée ? Sûrement pas. Finir cette année 2007 sur une image aussi cinglée que celle que nous offre la fédération de chasse du Pas-de-Calais (http://www.fdc62.com) ne risque pas d’améliorer mon image de marque personnelle. Mais bon, je vous en préviens, 2008 sera meilleure. Du moins, je vous assure que je ferai de mon mieux pour insister sur le concret, la mobilisation, la création, l’avenir. Je le jure.

En attendant, donc, cette photo inouïe. On y voit – et vous verrez sûrement – Hervé Berthe et probablement son fils, le dos contre un mur en brique. Avec sept renards devant eux, tués sur le seul territoire de Harbacq, dont une partie en bordure de Wanquetin. Hervé Berthe, piégeur agréé depuis 2001, est heureux et fier, car il a une fois encore vaincu la vie. La fédération de chasse, heureuse elle aussi, et fière on s’en doute, l’encourage sans détour à poursuivre sa rude tâche, avec ces mots extraordinaires : Bravo à nos piégeurs ! Toutes nos félicitations !!!

Les trois points d’exclamation ne sont pas de moi, bien entendu. D’un côté, ce flot irrépressible de bassesse ne réclame aucun commentaire. Et de l’autre, je suis bien obligé d’en apporter un. Et le voici : il est de bon ton de relativiser, sous nos cieux. De considérer que tout est dans tout et inversement. Qu’après tout, ce n’est pas si grave. Qu’au fond, on a bien le droit. Que la liberté ne se découpe pas en morceaux. Qu’il est toujours préférable de se montrer tolérant, etc.

Etc. et jusqu’à plus soif. Je suis d’accord, jusqu’à un certain point, peut-être plus vite atteint, chez moi, que chez d’autres. Car ma vérité, c’est qu’il n’est pas équivalent de défendre la vie et de fêter la mort. Mon sentiment profond est que des flingueurs de renards, quelle que soit l’explication finale de l’affaire, sont de virulents adversaires. Adversaires, mais pas ennemis. Je ne rêve pas d’éradiquer, je souhaite combattre, et ne m’en prive pas.

Je le dis sans hausser le ton, sans me pousser du coude une seconde : celui qui met son énergie et sa liberté au service de la vie sur terre, pour tous, celui-là est préférable à cet autre, qui se vautre dans la délectation de la tuerie. Je suis profondément satisfait de savoir où je me situe. Et là-dessus, une très belle fin d’année 2007. Je vous assure que je suis sincère. Et à l’an prochain.

Honorable parlementaire. Honorable ?

Si vous avez un peu d’énergie destructrice à évacuer, et si par ailleurs l’humour noir ne vous déplaît pas, je vous en prie, allez visiter cette adresse : http://www.linformateur.com. Bon, au premier abord, si vous me passez le mot, c’est chiant. Une assemblée de chasseurs-huttiers de la Baie de Somme, réunie en juillet 2002, éructe, comme après un coup de trop. Je le précise, je n’ai rien contre les coups en trop, et il m’est arrivé plus d’une fois d’éructer.

Mais il y a dans cette réunion de gueulards – saurez-vous le reconnaître ? – un député, représentant de l’intérêt national, fier symbole de la République éternelle. Jérôme Bignon est député de la Somme depuis 2002, après avoir chipé la place du socialiste Vincent Peillon. Lequel, en avril 2000, avait failli être lynché par 200 à 300 chasseurs hystériques à la déchetterrie d’Ault, ne devant son salut qu’à un hélico providentiel de la gendarmerie. Aurait-il été tué ? En tout cas, il ne serait pas sorti indemne de ce qu’il faut bien appeler une chasse à l’homme, façon Alabama.

Bignon, donc. J’extrais de la mêlée de l’été 2002 cette phrase du député, inouïe, qui doit être conservée : « L’administration française, les juridictions qui s’occupent de la chasse, le tribunal administratif comme le conseil d’Etat sont plombés par les Verts qui contrôlent le système ». Je vous laisse méditer la portée de tels mots, prononcés par un parlementaire en direction de potentiels émeutiers.

Bignon, donc et encore. Raymond Faure l’infatigable m’envoie ce matin la copie d’une dépêche AFP extraordinaire. Pour de vrai. Avant de la commenter, sachez que la semaine passée, l’influente Fédération nationale des chasseurs (FNC) avait adressé à tous les députés UMP, ces chers amis, une étrange missive électronique. Il s’agissait, de manière évidemment républicaine et démocratique, de faire pression. L’enjeu, de taille, était le poste de reponsable du groupe d’étude sur la chasse de l’Assemblée nationale.

Cette charge est loin d’être anodine, car elle commande largement la loi française sur le sujet. Pas moins de 214 députés, dans la législature précédente, faisaient partie du groupe, du même coup, et de loin, le plus important de l’Assemblée nationale. À comparer à la quarantaine de membres du groupe sur les banlieues.

La semaine dernière, j’y reviens, la FNC, lobby de choix, tente de convaincre les députés UMP qu’il faut voter Bignon. Pardi ! Et avec quels arguments ! Sur quel ton ! La FNC, par la voix d’un monsieur Thierry Coste, « conseiller politique » – si – et ancien bras droit de Jean Saint-Josse à CPNT, tutoyait directement tous les députés de l’UMP, ce qui donne une idée du climat réel existant entre ces gens quand nous ne sommes pas là pour les entendre. Extrait : « Si quatre candidats ont fait acte de candidature, tu n’es pas sans savoir que seul Jérôme Bignon “mouille sa chemise” depuis des mois pour nous aider dans nos négociations avec le gouvernement sur des sujets aussi diversifiés que le Grenelle, les dates de chasse, le bien-être animal, la directive armes… ».

N’est-ce pas violemment intéressant ? Le Grenelle, la chasse, le bien-être animal, la directive armes. Entre ces mains-là, par ces méthodes-là. Un naïf professionnel ne manquerait pas de poser la question qui tue directement, et au fusil d’assaut : à ce jeu sordide, le chasseur est-il encore l’égal du promeneur, du refuznik de la gâchette, de l’amoureux de la nature ?

Dans un pays plus proche de mes rêves, les députés se seraient insurgés comme un seul homme. Bignon a été élu. Mais la dépêche de l’AFP de Raymond met tout de même du baume au coeur. Car un étonnant personnage, le député de la Moselle Pierre Lang, UMP, a simplement dit non. Non. Et il vient de quitter le groupe UMP de l’Assemblée nationale. Je vais vous dire, ces gens – pas Lang, les autres – achèveront de me changer en enragé. La preuve : je songe à Paul Didier, le seul magistrat à avoir refusé de prêter serment au maréchal Pétain, en 1941. Didier fut d’abord interné au camp de Châteaubriant, avant de pouvoir s’engager dans le combat actif contre le fascisme, dans les Corbières. Certes, Lang n’est pas Didier. Le caractère n’est pas, à lui seul, le courage. Mais l’esprit de résistance est universel. Pierre Lang, tu trouveras toujours un bol de soupe en mon domicile. Juré.

Cricetus cricetus, mon amour

Ce n’est pas un gros père, mais il sait marcher, et sa patience est presque géologique. Car il nous vient des steppes d’Europe centrale, ayant profité des périodes interglaciaires pour gagner peu à peu ce que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, où il habite depuis au moins le Quaternaire. Par sauts de puce ou, mieux, de hamster. Car notre ami Cricetus cricetus, c’est le Grand hamster, un sauvage qui plante sa tente où il veut, quand il veut, comme il veut. Une tente souterraine, un terrier qui lui sert de grenier, où il boulotte à l’abri des fâcheux de la vipérine, de la stellaire, mais aussi de la luzerne, du blé, de la betterave, du chou, à l’occasion un escargot ou une cuisse de grenouille.

Au mieux, son corps atteint 27 centimètres, pour 460 grammes. Au mieux, sans compter la queue. Mais bien sûr, il meurt, et de plus en plus. La mort est en train de devenir, dans notre monde, une activité industrielle comme une autre. Jadis, c’est-à-dire dans les temps reculés d’il y a soixante ans, le Grand hamster était partout en Alsace. Emmerdant ? Sûrement. Il osait prélever sa dîme en grains et feuilles.

Fort logiquement, l’homme empoisonna, ennoya les terriers, offrit des primes aux gamins des villages. Mais cela ne suffisait pas. Non. On réglait la question localement, autour de quelque lieu de la plaine rhénane, mais sans venir à bout de cette beste montrueuse et rousse, au ventre noir, au museau tâché de blanc. La plaine pouvait-elle rester aux mains, et aux pattes surtout, de l’intrus ? On verrait bien.

Et on a vu. Un à un, les bastions sont tombés. Les densités sont tombées au-dessous du seuil nécessaire à une bonne reproduction, les contacts sont devenus plus rares, les comptages ont révélé, il y a plus de vingt ans déjà, que le Grand hamster était en voie de disparition en France. Celui que les Alsaciens appellent tantôt Kornferkel ou Kornfarel – petit cochon des blés – ne compte plus que quelques centaines d’individus, population qui est, chez les rongeurs, insignifiante. Ce qui a décidé finalement du sort des armes, c’est la naissance et l’achèvement de l’agriculture industrielle. L’apparition du maïs intensif. L’anéantissement du paysage ancien. La fin de la diversité végétale.

Vous avez dû lire comme moi que l’Europe menaçait la France de sanctions financières géantes – 16 millions d’euros – pour n’avoir pas su protéger la tortue d’Hermann, le crapaud vert et notre pauvre Grand hamster. Je puis vous le dire, cette nouvelle a fait ricaner dans certains rédactions parisiennes, et peut-être même dans toutes. L’écho m’en est parvenu à domicile, car je demeure grippé, malgré les apparences. Oui, l’histoire du hamster en a fait glousser plus d’un, content de pouvoir se moquer, comme au bistrot, de ce qui n’a aucune importance.

Mais ces corniauds-là sont avant tout de formidables incultes, même et surtout si personne ne leur dit. Des incultes au sens le plus profond, qui accompagnent et accompagneront toutes les destructions parce que leur monde est devenu vide, sans autre épaisseur que celle des écrans plats. La disparition du Grand hamster m’est insupportable pour une première raison, et c’est que cet animal splendide a le droit de mener sa vie, tout comme moi. Il appartient au mystère de l’évolution, au singulier et fascinant mystère de la vie sur terre, et le précipiter à la tombe est un acte sacrilège, une offense, une profanation. Nous ne savons rien de lui. Nous sommes des barbares. Regardez plutôt ses petits, ci-dessous. Je ne vous demande pas de verser dans la sensiblerie, je nous demande à tous de retrouver l’usage de nos sens primordiaux, de reconnaître la beauté, de revendiquer la bienveillance.

Ces deux-là sont des jeunes, saisis à la sortie de leur terrier par Gérard Baumgart, à qui j’emprunte le cliché. Il n’est pas besoin de commentaire : ou l’on éprouve une émotion qui rapproche d’eux à jamais, ou bien.

Au-delà, car il faut aller au-delà, la mort du Grand hamster révèle à quel point de désertion nous sommes aujourd’hui rendus. Car ce que nous dit cette tristesse, c’est que les hommes ont sacrifié en quelques décennies un territoire qui fut accueillant pendant des milliers de siècles. Les Alsaciens du Rhin – bien sûr, vous pouvez remplacer Alsaciens par Bretons ou Beaucerons – ont liquidé la polyculture, planté massivement du maïs, pollué pour l’éternité leur nappe phréatique, l’une des plus belles du monde, épandu engrais et pesticides, multiplié routes, autoroutes et rocades. Ils ont détruit leur géographie, ils ont ruiné leur âme. Pour rien. Pour nul autre résultat que ce grand massacre.

Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. Mais en attendant, voilà ma conviction : ne plus reculer. Il ne faut plus accepter aucune destruction. Il faut se battre. Pour nous, pour l’avenir et même le passé. Pour le Grand hamster.