Doris Lessing, dans Le Carnet d’or : « Certains livres ne sont pas lus comme ils le devraient parce qu’ils ont sauté une étape de l’opinion, qu’ils se fondent sur une cristallisation de l’information de la société qui n’a pas encore eu lieu ». En remplaçant livre par journal, on aura une idée de ce qui me tarabuste. Je viens de trouver par hasard mention d’une information capitale : 28 000 rivières de Chine, sur un total recensé de 50 000, auraient purement et simplement disparu (ici, en anglais).
Un mot sur la source, en précisant qu’il y en a d’autres. L’article que je vous invite à regarder, fût-ce rapidement, a paru dans un vieux quotidien en anglais, édité à Hong Kong depuis 1903, le South China Morning Post. Donc, ceci : la Chine a changé de visage au point que 55 % de ses rivières n’existent plus. Sur place, il y a un débat sur le sens de ce cataclysme.
Du côté des bureaucrates au pouvoir, on met en avant l’imprécision des cartes et leurs erreurs passées, ainsi que le réchauffement climatique. Les connaisseurs du dossier savent que l’explication est ailleurs. La Chine, devenue folle, pompe sans mesure aucune l’eau de ses rivières pour soutenir une expansion sans le moindre avenir. L’agriculture irriguée bien sûr, l’industrie lourde, les villes géantes consomment au point d’avoir endommagé le cycle de l’eau. Tentée par la fuite en avant, la Chine envisage depuis des années, reculant à chaque fois pour l’instant, de détourner l’eau s’écoulant du plateau tibétain pour abreuver le Nord assoiffé. Mais le passage à l’acte serait un casus belli pour l’Inde nucléaire, qui a un besoin vital de cette même eau au pied de l’Himalaya.
Je n’ai pas trouvé trace de la disparition des 28 000 rivières dans la presse française. L’information date d’un an, et même moi qui suis d’assez près le krach écologique chinois en cours, je ne l’avais pas vue passer. Mais moi, cela ne compte pas ! Penser qu’un pays de 65 millions d’habitants n’aura rien su de cela est autrement important. Pourquoi ? Oui, pourquoi une telle indifférence, une telle indigence dans la presse ? Le sujet est trop vaste pour être abordé aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que tous nos politiciens, ceux du pouvoir actuel, ceux du pouvoir d’hier, et même un Mélenchon misent sur le marché chinois pour tirer ici ce qu’il appellent la croissance, quand moi je la nomme dévastation. Ont-ils jamais un mot sur le cauchemar chinois ? Jamais. Aucun. Ils s’en foutent, car ils s’en foutent.
J’ajoute un mot personnel. Vers la fin de 2004, il y a donc plus de neuf ans, j’ai proposé à un groupe de presse de lancer un journal mensuel servi sur abonnements. Un journal qui garantirait la présentation des principales informations sur la crise écologique dans le monde. Je travaillai avec deux amis, Olivier et Jean-Paul, et nous réalisâmes ce que, dans le jargon professionnel, nous appelons un numéro zéro. Un essai, quoi. Il n’y a pas eu de numéro 1, car le groupe a finalement calé, et je continue à le regretter, car nous avions réussi quelque chose de bon. Découvrant ces jours-ci l’affaire des 28 000 rivières, j’ai repensé à ce zéro, et j’ai relu ce que vous allez trouver ci-dessous.
Cela se décompose en plusieurs parties, et si vous n’avez pas le temps – ou l’envie – de tout lire, je vous conseille l’entretien avec le ministre chinois Pan Yue. Paru à l’époque dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, il raconte une histoire essentielle, et déjà, aucun journal français ne l’avait reprise. Il faut dire qu’à chaque fois qu’un hebdo de chez nous consacre un dossier à la Chine, il est tellement couvert de pubs à la gloire du luxe, de la mode, des parfums et des grosses bagnoles – ce que nous exportons si bien là-bas – qu’il lui est interdit de parler de ce qui pourrait déplaire aux annonceurs. Et donc, motus.
Motus. Tel est le mot qui décrit le mieux notre monde en face des vraies informations. J’ai le sentiment d’avoir fait de Planète sans visa un lieu où circule le vrai. Est-ce que cela sert à quelque chose ?
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Les papiers écrits entre fin 2004 et début 2005 pour un journal qui n’a jamais vu le jour
La Chine menacée par un krach écologique
Les rapports et alertes s’accumulent. Earth Policy Institute, organisme américain réputé, prévient que la croissance chinoise menace la planète entière d’une catastrophe à court terme.
Côté pile, la Chine fascine. Grâce à son étonnante croissance de 2004 – + 9,5% -, le PIB mondial a augmenté, malgré la crise, de 5,1%. Elle représente aujourd’hui 4% de la richesse produite dans le monde, mais ce pourcentage explose d’année en année. Les exportations s’envolent, le gigantesque marché intérieur s’ouvre enfin aux industriels du Nord. Et même si, en retour, le « grand atelier » du monde qu’est devenu la Chine inonde la planète de ses produits, notamment textiles, nos plus grands groupes industriels et financiers, de EDF à Alstom en passant par BNP-Paribas et Andeva, investissent massivement sur place.
L’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de l’automobile. La Chine reste très sous-équipée selon les critères occidentaux, avec probablement moins de 10 véhicules individuels pour 1 000 habitants, contre près de 600 en France. Mais les prévisions sont fantastiques : le parc automobile – tous genres confondus – devrait atteindre 36,5 millions d’unités en 2010, 80 millions en 2015 et…176 millions en 2020.
Un tel déferlement est-il réellement possible ? De nombreux spécialistes en doutent, et le font savoir. Dernier en date, un rapport du réputé Earth Policy Institute estime que l’hyper croissance chinoise menace le monde d’une sorte de krach écologique. En maintenant une croissance annuelle de 8% en moyenne, la Chine parviendrait en 2031 à un revenu par habitant de 38 000 dollars, qui est à peu près celui des Américains aujourd’hui.
Mais elle émettrait alors, note l’institut, autant de CO2 à elle seule que le monde entier en 2005. Autre chiffre saisissant : la terre produit chaque jour 79 millions de barils de pétrole (chiffres 2003). La Chine de 2031 aurait besoin pour ses besoins de 99 millions de barils quotidiens. Une telle perspective, alors que les découvertes de nouveaux gisements se font de plus en plus rares, est inconcevable. Mêmes projections pour le charbon – la Chine brûlerait davantage que toute la production mondiale actuelle – et l’automobile, dont le parc atteindrait 1,1 milliard de véhicules en 2031 si les Chinois « rattrapaient » les Américains.
Cette politique – et économique – fiction rejoint et renforce le camp des critiques du « miracle » chinois. Le WWF-International vient de publier de son côté une copieuse étude sur le rôle de la Chine dans le marché mondial du bois. Sans surprise, les chiffres révèlent que la croissance chinoise menace ce qui reste de forêts tropicales, notamment en Asie. Non seulement le pays est devenu l’un des premiers clients de pays forestiers comme l’Indonésie, la Malaisie ou la Russie, mais il est en outre la destination préférée des exportateurs de bois illégalement coupé. Les auteurs du rapport, Zhu Chunquan, Rodney Taylor et Feng Guoqiang, constatent : « Alors que les Chinois utilisent en moyenne 17 fois moins de bois que les Américains, les importations chinoises de bois ont connu une augmentation spectaculaire au cours des dix dernières années et vont continuer à croître pour répondre aux besoins de l’énorme population et d’une croissance économique rapide. »
La Chine est confrontée à de redoutables phénomènes d’érosion des sols et d’inondations répétées, que les autorités de Pékin attribuent en bonne part à la déforestation massive qui accompagne le développement. Le gouvernement a lancé de vigoureuses mesures de protection des forêts encore sur pied et entrepris des plantations massives, surtout en amont des fleuves et rivières.
En conséquence, la Chine produira toujours moins de bois domestique, et le rapport du WWF estime qu’en 2010, la Chine ne couvrira que moins de la moitié de ses besoins dans ce domaine. Le plus probable est donc que la facture chinoise de bois sera, écologiquement parlant, payée par les pays qui l’entourent.
La situation de la Chine est aujourd’hui si dégradée que les officiels, poussés par une nébuleuse mal connue en France – il pourrait y avoir là-bas 2 000 ONG écologistes – manifestent en public leur grande inquiétude. On lira ci-contre l’étonnante déclaration du ministre de l’Environnement, Pan Yue (voir le verbatim). Mais les réactions ne sont pas seulement verbales : ainsi le Bureau d’État pour la protection de l’environnement (Sepa) vient-il d’annoncer que 30 grands projets d’infrastructure étaient arrêtés pour violation des lois sur l’environnement. Leurs responsables ont été condamnés à des amendes.
Autre évolution importante : les échanges entre écologues chinois et occidentaux, voire américains, deviennent monnaie courante. Le responsable du très officiel Centre pour le développement des énergies renouvelables, Ren Dongming, a adressé ce printemps une lettre de remerciements enthousiastes à l’équipe du Worldwatch Institute de Washington. Grâce à ce groupe de chercheurs, dit-il, le Centre est parvenu à faire voter une loi après deux ans d’efforts. Celle-ci, qui entrera en vigueur en janvier 2006, oblige pour la première fois les opérateurs d’électricité à se tourner vers les énergies renouvelables. Lesquelles devraient atteindre, en 2010, 10% de la production d’énergie. « Mes chers amis, écrit Dongming, vous nous avez fourni une aide précieuse grâce à vos commentaires constructifs au moment de l’élaboration de la loi. Vous nous avez donné confiance ».
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« Le miracle sera bientôt terminé », déclare Pan Yue, ministre chinois de l’Environnement
Entretien paru dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel le 7 mars 2005
Der Spiegel : La Chine éblouit le monde avec son boom économique et sa croissance à 9,5 % en 2004. N’êtes-vous pas content de cette performance ?
Pan Yue : Naturellement je suis satisfait des succès de l’économie chinoise. Mais en même temps je suis inquiet. Nous utilisons trop de matières premières pour soutenir cette croissance. Pour produire 10 000 dollars de marchandises, nous dépensons sept fois plus de ressources que le Japon, presque six fois plus que les Etats-Unis et même presque trois fois plus que l’Inde. Les choses ne peuvent pas continuer comme cela.
Der Spiegel : Un tel point de vue n’est pas vraiment répandu dans votre pays.
Pan Yue : Beaucoup de facteurs se combinent. Nos matières premières sont rares, nous n’avons pas assez de terre, et notre population se développe encore. Actuellement, il y a 1,3 milliard d’habitants en Chine, deux fois plus qu’il y a cinquante ans. En 2020, nous serons 1,5 milliard. Les villes se développent en même temps que le désert gagne. Les terres habitables et utilisables ont été divisées par deux au cours des 50 dernières années.
Der Spiegel : Mais pendant ce temps, chaque année, la Chine renforce sa réputation de miracle économique.
Pan Yue : Ce miracle finira bientôt parce que l’environnement ne peut plus suivre. Les pluies acides tombent sur un tiers du territoire, la moitié de l’eau de nos sept plus grands fleuves est totalement inutilisable, alors qu’un quart de nos citoyens n’a pas accès à l’eau potable. Le tiers de la population des villes respire un air pollué, et moins de 20% des déchets urbains sont traités de manière soutenable sur le plan environnemental. Pour finir, cinq des dix villes les plus polluées au monde sont chinoises.
Der Spiegel : Les effets de cette dégradation sur l’économie sont-ils perceptibles ?
Pan Yue : Ils sont massifs. La pollution de l’air et de l’eau nous fait perdre entre 8 et 15% de notre PIB. Sans compter les dépenses de santé. Et puis n’oublions pas la souffrance humaine : à Pékin, de 70 à 80% des cas de cancer sont liés à l’environnement. Le cancer du poumon est devenu la première cause de mortalité.
Der Spiegel : Comment la population réagit-elle à ces problèmes de santé ? Les gens émigrent-ils vers des parties plus sûres du territoire ?
Pan Yue : Ces zones ne peuvent pas suffire aux populations qui s’y trouvent déjà. Dans l’avenir, nous devrons réinstaller 186 millions d’habitants de 22 provinces et villes. Or les autres régions ne pourront en absorber qu’environ 33 millions. Autrement dit, la Chine devra compter avec 150 millions de « migrants écologiques ». Ou si vous préférez, de réfugiés. (…)
Der Spiegel : Et pourtant, les fanatiques de la croissance veulent continuer comme si de rien n’était.
Pan Yue : Ils continuent de jouer le premier rôle. Selon eux, le PIB est la seule mesure des performances gouvernementales. Mais nous commettons une autre erreur en croyant qu’une économie prospère va automatiquement de pair avec la stabilité politique. Car plus l’économie se développe rapidement, plus nous courons le risque d’une crise politique si les réformes politiques ne suivent pas.(…) Et ce n’est pas tout.
Der Spiegel : Que voulez-vous dire ?
Pan Yue : Nous pensons que la croissance nous donnera les moyens financiers de faire face aux crises sur le front de l’environnement, des matières premières, et de la croissance démographique.
Der Spiegel : Et ce n’est pas possible ?
Pan Yue : Non, car il n’y aura pas assez d’argent, et de toute façon, nous n’aurons pas assez de temps. Les pays développés le peuvent, mais pas nous. Les différentes crises, sous toutes les formes et dimensions, nous auront frappés avant. Nous ne serons pas assez forts, économiquement, pour les surmonter.
traduit par nos soins
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Qui pourra nourrir la Chine ?
« Who will feed China ? ». Qui nourrira la Chine ? En écrivant en 1995 ce livre très dérangeant, l’ancien agronome Lester Brown décrivait un paradoxe : l’augmentation du niveau de vie des Chinois, impressionnante depuis vingt ans, risque de déstabiliser le marché mondial des céréales. À l’aide d’exemples relativement simples, il insistait sur les conséquences du changement de régime alimentaire. Ainsi, produire une tonne de poulet « coûte » deux tonnes de céréales. En mangeant toujours davantage de viande, en buvant plus souvent de la bière, 1,3 milliard de Chinois voient fatalement leurs besoins en céréales exploser. En ce début des années 90, par exemple, la Chine souhaitait multiplier par deux la consommation d’œufs, c’est-à-dire passer de 100 par personne et par an à 200. Mais un tel objectif, soulignait Brown, nécessiterait d’élever près d’1,4 milliard de poules, lesquelles dévoreraient la totalité de la production de céréales d’un pays comme l’Australie. À l’horizon 2030, toujours selon Brown, la Chine se verrait contrainte d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourrait en offrir le marché mondial.
Il y a dix ans, au moment de sa publication, ce livre avait provoqué de vives réactions des autorités chinoises. Lesquelles ne niaient aucunement l’ampleur du problème, mais assuraient pouvoir en venir à bout grâce à la croissance et à la mise en culture de nouvelles terres. De gros efforts ont en effet été consentis, surtout dans le nord-ouest, une région semi-aride qui concentre les rares terres encore disponibles pour l’agriculture. Mais selon des sources chinoises, ce volontarisme a augmenté l’érosion de sols fragiles, sous la forme inquiétante de gigantesques vents de poussière qui atteignent régulièrement Pékin.
Où en sommes-nous en ce début 2005 ? La Chine, pour la première fois depuis des années, a dû importer massivement des produits agricoles et a fini 2004 avec un déficit de sa balance commerciale dans ce domaine de 5,5 milliards de dollars. De sont côté, Brown vient de reprendre la parole aux Etats-Unis, constatant que la production chinoise de céréales en 2004 – 382 millions de tonnes – dépasse de loin celle des Etats-Unis, 278 millions de tonnes. Dans le même temps, la consommation de viande a atteint le record de 64 millions de tonnes l’an passé côté chinois, loin devant les 38 millions de tonnes produites aux États-Unis. Si la consommation par habitant des Chinois devait rejoindre celle des Américains – 125 kilos de viande par an et par habitant -, Pékin devrait produire 181 millions de tonnes de viande chaque année. Soit les quatre cinquièmes de la production mondiale en 2004. Avec quelles céréales pour les nourrir ? Sur quels territoires ? Aucun spécialiste ne peut répondre à cette question pourtant décisive.
Un livre de référence
Le livre de Lester Brown, Who will feed China, paru en 1995, a été précédé d’un long article publié dans la revue bimestrielle du Worldwatch Intitute (www.worldwatch.org), World Watch Magazine, en septembre 1994.