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À quoi ça sert de savoir ?

Doris Lessing, dans Le Carnet d’or : « Certains livres ne sont pas lus comme ils le devraient parce qu’ils ont sauté une étape de l’opinion, qu’ils se fondent sur une cristallisation de l’information de la société qui n’a pas encore eu lieu ». En remplaçant livre par journal, on aura une idée de ce qui me tarabuste. Je viens de trouver par hasard mention d’une information capitale : 28 000 rivières de Chine, sur un total recensé de 50 000, auraient purement et simplement disparu (ici, en anglais).

Un mot sur la source, en précisant qu’il y en a d’autres. L’article que je vous invite à regarder, fût-ce rapidement, a paru dans un vieux quotidien en anglais, édité à Hong Kong depuis 1903, le South China Morning Post. Donc, ceci : la Chine a changé de visage au point que 55 % de ses rivières n’existent plus. Sur place, il y a un débat sur le sens de ce cataclysme.

Du côté des bureaucrates au pouvoir, on met en avant l’imprécision des cartes et leurs erreurs passées, ainsi que le réchauffement climatique. Les connaisseurs du dossier savent que l’explication est ailleurs. La Chine, devenue folle, pompe sans mesure aucune l’eau de ses rivières pour soutenir une expansion sans le moindre avenir. L’agriculture irriguée bien sûr, l’industrie lourde, les villes géantes consomment au point d’avoir endommagé le cycle de l’eau. Tentée par la fuite en avant, la Chine envisage depuis des années, reculant à chaque fois pour l’instant, de détourner l’eau s’écoulant du plateau tibétain pour abreuver le Nord assoiffé. Mais le passage à l’acte serait un casus belli pour l’Inde nucléaire, qui a un besoin vital de cette même eau au pied de l’Himalaya.

Je n’ai pas trouvé trace de la disparition des 28 000 rivières dans la presse française. L’information date d’un an, et même moi qui suis d’assez près le krach écologique chinois en cours, je ne l’avais pas vue passer. Mais moi, cela ne compte pas ! Penser qu’un pays de 65 millions d’habitants n’aura rien su de cela est autrement important. Pourquoi ? Oui, pourquoi une telle indifférence, une telle indigence dans la presse ? Le sujet est trop vaste pour être abordé aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que tous nos politiciens, ceux du pouvoir actuel, ceux du pouvoir d’hier, et même un Mélenchon misent sur le marché chinois pour tirer ici ce qu’il appellent la croissance, quand moi je la nomme dévastation. Ont-ils jamais un mot sur le cauchemar chinois ? Jamais. Aucun. Ils s’en foutent, car ils s’en foutent.

J’ajoute un mot personnel. Vers la fin de 2004, il y a donc plus de neuf ans, j’ai proposé à un groupe de presse de lancer un journal mensuel servi sur abonnements. Un journal qui garantirait la présentation des principales informations sur la crise écologique dans le monde. Je travaillai avec deux amis, Olivier et Jean-Paul, et nous réalisâmes ce que, dans le jargon professionnel, nous appelons un numéro zéro. Un essai, quoi. Il n’y a pas eu de numéro 1, car le groupe a finalement calé, et je continue à le regretter, car nous avions réussi quelque chose de bon. Découvrant ces jours-ci l’affaire des 28 000 rivières, j’ai repensé à ce zéro, et j’ai relu ce que vous allez trouver ci-dessous.

Cela se décompose en plusieurs parties, et si vous n’avez pas le temps – ou l’envie – de tout lire, je vous conseille l’entretien avec le ministre chinois Pan Yue. Paru à l’époque dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, il raconte une histoire essentielle, et déjà, aucun journal français ne l’avait reprise. Il faut dire qu’à chaque fois qu’un hebdo de chez nous consacre un dossier à la Chine, il est tellement couvert de pubs à la gloire du luxe, de la mode, des parfums et des grosses bagnoles – ce que nous exportons si bien là-bas – qu’il lui est interdit de parler de ce qui pourrait déplaire aux annonceurs. Et donc, motus.

Motus. Tel est le mot qui décrit le mieux notre monde en face des vraies informations. J’ai le sentiment d’avoir fait de Planète sans visa un lieu où circule le vrai. Est-ce que cela sert à quelque chose ?

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Les papiers écrits entre fin 2004 et début 2005 pour un journal qui n’a jamais vu le jour

La Chine menacée par un krach écologique

 

Les rapports et alertes s’accumulent. Earth Policy Institute, organisme américain réputé, prévient que la croissance chinoise menace la planète entière d’une catastrophe à court terme.

 

Côté pile, la Chine fascine. Grâce à son étonnante croissance de 2004 – + 9,5% -, le PIB mondial a augmenté, malgré la crise, de 5,1%. Elle représente aujourd’hui 4% de la richesse produite dans le monde, mais ce pourcentage explose d’année en année. Les exportations s’envolent, le gigantesque marché intérieur s’ouvre enfin aux industriels du Nord. Et même si, en retour, le « grand atelier » du monde qu’est devenu la Chine inonde la planète de ses produits, notamment textiles, nos plus grands groupes industriels et financiers, de EDF à Alstom en passant par BNP-Paribas et Andeva, investissent massivement sur place.

L’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de l’automobile. La Chine reste très sous-équipée selon les critères occidentaux, avec probablement moins de 10 véhicules individuels pour 1 000 habitants, contre près de 600 en France. Mais les prévisions sont fantastiques : le parc automobile – tous genres confondus – devrait atteindre 36,5 millions d’unités en 2010, 80 millions en 2015 et…176 millions en 2020.

Un tel déferlement est-il réellement possible ? De nombreux spécialistes en doutent, et le font savoir. Dernier en date, un rapport du réputé Earth Policy Institute estime que l’hyper croissance chinoise menace le monde d’une sorte de krach écologique. En maintenant une croissance annuelle de 8% en moyenne, la Chine parviendrait en 2031 à un revenu par habitant de 38 000 dollars, qui est à peu près celui des Américains aujourd’hui.

Mais elle émettrait alors, note l’institut, autant de CO2 à elle seule que le monde entier en 2005. Autre chiffre saisissant : la terre produit chaque jour 79 millions de barils de pétrole (chiffres 2003). La Chine de 2031 aurait besoin pour ses besoins de 99 millions de barils quotidiens. Une telle perspective, alors que les découvertes de nouveaux gisements se font de plus en plus rares, est inconcevable. Mêmes projections pour le charbon – la Chine brûlerait davantage que toute la production mondiale actuelle – et l’automobile, dont le parc atteindrait 1,1 milliard de véhicules en 2031 si les Chinois « rattrapaient » les Américains.

Cette politique – et économique – fiction rejoint et renforce le camp des critiques du « miracle » chinois. Le WWF-International vient de publier de son côté une copieuse étude sur le rôle de la Chine dans le marché mondial du bois. Sans surprise, les chiffres révèlent que la croissance chinoise menace ce qui reste de forêts tropicales, notamment en Asie. Non seulement le pays est devenu l’un des premiers clients de pays forestiers comme l’Indonésie, la Malaisie ou la Russie, mais il est en outre la destination préférée des exportateurs de bois illégalement coupé. Les auteurs du rapport, Zhu Chunquan, Rodney Taylor et Feng Guoqiang, constatent : «  Alors que les Chinois utilisent en moyenne 17 fois moins de bois que les Américains, les importations chinoises de bois ont connu une augmentation spectaculaire au cours des dix dernières années et vont continuer à croître pour répondre aux besoins de l’énorme population et d’une croissance  économique rapide. »

La Chine est confrontée à de redoutables phénomènes d’érosion des sols et d’inondations répétées, que les autorités de Pékin attribuent en bonne part à la déforestation massive qui accompagne le développement. Le gouvernement a lancé de vigoureuses mesures de protection des forêts encore sur pied et entrepris des plantations massives, surtout en amont des fleuves et rivières.

En conséquence, la Chine produira toujours moins de bois domestique, et le rapport du WWF estime qu’en 2010, la Chine ne couvrira que moins de la moitié de ses besoins dans ce domaine. Le plus probable est donc que la facture chinoise de bois sera, écologiquement parlant, payée par les pays qui l’entourent.

La situation de la Chine est aujourd’hui si dégradée que les officiels, poussés par une nébuleuse mal connue en France – il pourrait y avoir là-bas 2 000 ONG écologistes – manifestent en public leur grande inquiétude. On lira ci-contre l’étonnante déclaration du ministre de l’Environnement, Pan Yue (voir le verbatim). Mais les réactions ne sont pas seulement verbales : ainsi le Bureau d’État pour la protection de l’environnement (Sepa) vient-il d’annoncer que 30 grands projets d’infrastructure étaient arrêtés pour violation des lois sur l’environnement. Leurs responsables ont été condamnés à des amendes.

Autre évolution importante : les échanges entre écologues chinois et occidentaux, voire américains, deviennent monnaie courante. Le responsable du très officiel Centre pour le développement des énergies renouvelables, Ren Dongming, a adressé ce printemps une lettre de remerciements enthousiastes à l’équipe du Worldwatch Institute de Washington. Grâce à ce groupe de chercheurs, dit-il, le Centre est parvenu à faire voter une loi après deux ans d’efforts. Celle-ci, qui entrera en vigueur en janvier 2006, oblige pour la première fois les opérateurs d’électricité à se tourner vers les énergies renouvelables. Lesquelles devraient atteindre, en 2010, 10% de la production d’énergie. « Mes chers amis, écrit Dongming, vous nous avez fourni une aide précieuse grâce à vos commentaires constructifs au moment de l’élaboration de la loi. Vous nous avez donné confiance ».

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« Le miracle sera bientôt terminé », déclare Pan Yue, ministre chinois de l’Environnement

Entretien paru dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel le 7 mars 2005

Der Spiegel : La Chine éblouit le monde avec son boom économique et sa croissance à 9,5 % en 2004. N’êtes-vous pas content de cette performance ?

Pan Yue : Naturellement je suis satisfait des succès de l’économie chinoise. Mais en même temps je suis inquiet. Nous utilisons trop de matières premières pour soutenir cette croissance. Pour produire 10 000 dollars de marchandises, nous dépensons sept fois plus de ressources que le Japon, presque six fois plus que les Etats-Unis et même presque trois fois plus que l’Inde. Les choses ne peuvent pas continuer comme cela.

Der Spiegel : Un tel point de vue n’est pas vraiment répandu dans votre pays.

Pan Yue : Beaucoup de facteurs se combinent. Nos matières premières sont rares, nous n’avons pas assez de terre, et notre population se développe encore. Actuellement, il y a 1,3 milliard d’habitants en Chine, deux fois plus qu’il y a cinquante ans. En 2020, nous serons 1,5 milliard. Les villes se développent en même temps que le désert gagne. Les terres habitables et utilisables ont été divisées par deux au cours des 50 dernières années.

Der Spiegel : Mais pendant ce temps, chaque année, la Chine renforce sa réputation de miracle économique.

Pan Yue : Ce miracle finira bientôt parce que l’environnement ne peut plus suivre. Les pluies acides tombent sur un tiers du territoire, la moitié de l’eau de nos sept plus grands fleuves est totalement inutilisable, alors qu’un quart de nos citoyens n’a pas accès à l’eau potable. Le tiers de la population des villes respire un air pollué, et moins de 20% des déchets urbains sont traités de manière soutenable sur le plan environnemental. Pour finir, cinq des dix villes les plus polluées au monde sont chinoises.

Der Spiegel : Les effets de cette dégradation sur l’économie sont-ils perceptibles ?

Pan Yue : Ils sont massifs. La pollution de l’air et de l’eau nous fait perdre entre 8 et 15% de notre PIB. Sans compter les dépenses de santé. Et puis n’oublions pas la souffrance humaine : à Pékin, de 70 à 80% des cas de cancer sont liés à l’environnement. Le cancer du poumon est devenu la première cause de mortalité.

Der Spiegel : Comment la population réagit-elle à ces problèmes de santé ? Les gens émigrent-ils vers des parties plus sûres du territoire ?

Pan Yue : Ces zones ne peuvent pas suffire aux populations qui s’y trouvent déjà. Dans l’avenir, nous devrons réinstaller 186 millions d’habitants de 22 provinces et villes. Or les autres régions ne pourront en absorber qu’environ 33 millions. Autrement dit, la Chine devra compter avec 150 millions de « migrants écologiques ». Ou si vous préférez, de réfugiés. (…)

 Der Spiegel : Et pourtant, les fanatiques de la croissance veulent continuer comme si de rien n’était.

Pan Yue :  Ils continuent de jouer le premier rôle. Selon eux, le PIB est la seule mesure des performances gouvernementales. Mais nous commettons une autre erreur en croyant qu’une économie prospère va automatiquement de pair avec la stabilité politique. Car plus l’économie se développe rapidement, plus nous courons le risque d’une crise politique si les réformes politiques ne suivent pas.(…) Et ce n’est pas tout.

Der Spiegel : Que voulez-vous dire ?

Pan Yue : Nous pensons que la croissance nous donnera les moyens financiers de faire face aux crises sur le front de l’environnement, des matières premières, et de la croissance démographique.

Der Spiegel : Et ce n’est pas possible ?

Pan Yue : Non, car il n’y aura pas assez d’argent, et de toute façon, nous n’aurons pas assez de temps. Les pays développés le peuvent, mais pas nous. Les différentes crises, sous toutes les formes et dimensions, nous auront frappés avant. Nous ne serons pas assez forts, économiquement, pour les surmonter.

traduit par nos soins

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Qui pourra nourrir la Chine ?

« Who will feed China ? ». Qui nourrira la Chine ? En écrivant en 1995 ce livre très dérangeant, l’ancien agronome Lester Brown décrivait un paradoxe : l’augmentation du niveau de vie des Chinois, impressionnante depuis vingt ans, risque de déstabiliser le marché mondial des céréales. À l’aide d’exemples relativement simples, il insistait sur les conséquences du changement de régime alimentaire. Ainsi, produire une tonne de poulet « coûte » deux tonnes de céréales. En mangeant toujours davantage de viande, en buvant plus souvent de la bière, 1,3 milliard de Chinois voient fatalement leurs besoins en céréales exploser. En ce début des années 90, par exemple, la Chine souhaitait multiplier par deux la consommation d’œufs, c’est-à-dire passer de 100 par personne et par an à 200. Mais un tel objectif, soulignait Brown, nécessiterait d’élever près d’1,4 milliard de poules, lesquelles dévoreraient la totalité de la production de céréales d’un pays comme l’Australie. À l’horizon 2030, toujours selon Brown, la Chine se verrait contrainte d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourrait en offrir le marché mondial.

Il y a dix ans, au moment de sa publication, ce livre avait provoqué de vives réactions des autorités chinoises. Lesquelles ne niaient aucunement l’ampleur du problème, mais assuraient pouvoir en venir à bout grâce à la croissance et à la mise en culture de nouvelles terres. De gros efforts ont en effet été consentis, surtout dans le nord-ouest, une région semi-aride qui concentre les rares terres encore disponibles pour l’agriculture. Mais selon des sources chinoises, ce volontarisme a augmenté l’érosion de sols fragiles, sous la forme inquiétante de gigantesques vents de poussière qui atteignent régulièrement Pékin.

Où en sommes-nous en ce début 2005 ? La Chine, pour la première fois depuis des années, a dû importer massivement des produits agricoles et a fini 2004 avec un déficit de sa balance commerciale dans ce domaine de 5,5 milliards de dollars. De sont côté, Brown vient de reprendre la parole aux Etats-Unis, constatant que la production chinoise de céréales en 2004 – 382 millions de tonnes – dépasse de loin celle des Etats-Unis, 278 millions de tonnes. Dans le même temps, la consommation de viande a atteint le record de 64 millions de tonnes l’an passé côté chinois, loin devant les 38 millions de tonnes produites aux États-Unis. Si la consommation par habitant des Chinois devait rejoindre celle des Américains – 125 kilos de viande par an et par habitant -, Pékin devrait produire 181 millions de tonnes de viande chaque année. Soit les quatre cinquièmes de la production mondiale en 2004. Avec quelles céréales pour les nourrir ? Sur quels territoires ? Aucun spécialiste ne peut répondre à cette question pourtant décisive.

 

Un livre de référence

Le livre de Lester Brown, Who will feed China, paru en 1995, a été précédé d’un long article publié dans la revue bimestrielle du Worldwatch Intitute (www.worldwatch.org), World Watch Magazine, en septembre 1994.

Poutine au paradis de la neige artificielle (sur les JO de Sotchi)

Publié par Charlie Hebdo du 22 janvier 2014

Les Jeux Olympiques de Sotchi commencent le 6 février, dans une ambiance délirante, faite de canons à neige et de flicages tous azimuts. Question : les Tchétchènes mangent-ils dans la main de Poutine ?

Applaudissements debout. Le 6 février prochain commencent les Jeux olympiques d’hiver 2014, à Sotchi (Russie). La cérémonie est splendide de bout en bout, Vladimir Poutine et notre grand camarade Joseph Staline saluent la foule à leurs pieds d’un langoureux baiser pleine bouche, à la russe. La vodka et la tête des traîtres à la patrie volent dans l’air refroidi des cimes. La neige fabriquée à coup de canons s’approche tout près des pistes.

La magie Sotchi dure depuis qu’on a découvert à la fin du IXe siècle des sources d’eaux thermales à Matsesta, village tout proche. Sotchi est une station balnéaire, fleurie dès le printemps d’hibiscus et de lauriers roses. Le tsar Nicolas II, avant ses ennuis de 1917, y descendait volontiers en famille. Staline y avait ses habitudes dès 1930, puis Khrouchtchev, puis Poutine soi-même. Maurice Thorez, défunt chef stalinien français, y barbotait avec madame Jeannette, et une plage sur la mer Noire porte toujours son nom, preuve qu’il est utile d’être une serpillière.

Mais ne nous égarons pas. Sotchi. Pourquoi Poutine a-t-il décidé d’organiser un événement mondial en ce point-là de la carte ? À priori, il n’y a pas pire. Un, les archives climatiques donnent une moyenne de 6 degrés au mois de février, ce qui n’est guère favorable aux frimas. Et de fait, les stations dédiées au ski, à 600 mètres d’altitude seulement,  sont et seront alimentées par une neige artificielle. Compter environ 1 m3 d’eau pour obtenir 2 m3 de neige.

Deux, le Caucase, ce gigantesque bobinard partagé entre Russie, Géorgie, Arménie, Turquie, Azerbaïdjan. Si par hasard tu prends ta bagnole depuis Sotchi et que tu longes la mer Noire, tu comprendras mieux. D’abord, il faut entrer en Abkhazie, une crotte de mouche de 240 000 habitants, peut-être bien russe, peut-être bien géorgienne, dont l’indépendance fantoche de 1992 est reconnue par cinq pays, dont la Russie, Nauru et Tuvalu. On ne rit pas.

Si tu arrives à sortir de là, bienvenue en Géorgie. Ce pays compte en son sein une autre entité, l’Ossétie du Sud, qu’elle considère lui appartenir, tandis que la Russie la juge indépendante depuis 2008. Vu ? Mais il y a aussi une Ossétie du Nord, semblant d’État faisant partie de la fédération de Russie. Avec comme charmants  voisins la République de Kabardino-Balkarie, la République de Karatchaevo-Tcherkessie, le Daguestan, l’Ingouchie, sans oublier la Tchétchénie, rattachés eux aussi à la Russie. On laisse tomber le kraï de Stavropol.

Revenons à nos moutons dérangés : pourquoi ce lieu cinglé ? On en restera à une hypothèse, qui tient le coup : Poutine aura voulu montrer qu’il en a de bien grosses. Depuis le début de sa carrière d’ancien kaguébiste (flic du KGB), il n’a cessé d’instrumentaliser les indépendantistes du Caucase, Tchétchènes en tête. On se souvient que, dès le début du massacre des Tchétchènes, en 1999, il avait promis de « buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Outre les innombrables morts sur place – le bilan russe officiel parle de 160 000 tués -, il a multiplié des opérations tordues. Par exemple, l’empoisonnement par le gaz et le flingue de 170 personnes en 2002, au Théâtre de Moscou. Par exemple la très étrange attaque contre l’école de Beslan, en 2004, au cours de laquelle 344 civils, dont 186 mioches, ont été butés par les forces spéciales du régime.

Sotchi pourrait bien être une très grande opération de propagande, davantage destinée à l’opinion intérieure qu’à TF1 et ses clones du monde entier. Et en tout cas, comme par enchantement, les vilains et ténébreux islamistes ont réapparu. En juillet dernier, on a pu voir une vidéo de l’islamiste tchétchène Dokou Oumarov, proclamé ennemi public numéro 1 – façon Emmanuel Goldstein, personnage de 1984 -, qui menaçait de tout casser à Sotchi, où se trouvent « les ossements de nombreux musulmans enterrés le long de la mer Noire ».

C’est dans ce cadre, fictionnel ou non, qu’ont eu lieu les 29 et 30 décembre 2013 les attentats de Volgograd, l’ancien Stalingrad, avec des dizaines de morts à la clé. S’il s’agit d’un montage, on comprend pourquoi : Poutine a le plus grand intérêt à montrer sa force dans une région où les « terroristes » frappent sans répit depuis la disparition de l’Union soviétique en 1991. Il a du reste déclaré que les JO de Sotchi sont « le plus grand événement de l’histoire postsoviétique », ce qui prend tout son sens sur fond de contestation croissante de son pouvoir.

Le spectacle des JO, entre le 6 et le 23 février, a  été soigneusement mitonné par les maîtres-queux du FSB, qui a pris la suite du KGB. Témoin, s’il en était besoin, l’incroyable système de surveillance des communications mis au point par Poutine. Le quotidien britannique The Guardian (1) publiait en octobre une belle enquête de deux journalistes russes, Irina Borogan et Andrei Soldatov. Prenant les risques que l’on imagine, les deux kamikazes révélaient l’usage à Sotchi d’une technologie dite SORM (pour System for Operative Investigative Activities), sans cesse améliorée depuis 1990.

Tous les échanges, qu’ils passent par le Net ou le téléphone, seront moulinés, éventuellement enregistrés par le FSB, grâce à un système peut-être plus complet que celui de la NSA, ce Prism dévoilé par Edward Snowden. Tel est en tout cas l’avis d’un connaisseur, le Canadien Ron Deibert, le directeur de Citizen Lab (http://citizenlab.org), pour qui le système installé à Sotchi est « un Prism boosté aux stéroïdes ».

On s’en fout ? Pardi, on s’en fout bien. Loin de toute idée de boycott, mais gêné quand même aux entournures, Hollande a décidé de ne pas se rendre à Sotchi pour la cérémonie d’ouverture. Mais Valérie Fourneyron, cette ministre des Sports que personne ne connaît,  en sera, elle. En bon soldat de l’olympisme-sous-le-knout, elle assure que les JO sont l’occasion « d’obtenir des avancées politiques. Cela s’est produit en Chine et, on l’a encore vu en Russie ces dernières semaines avec des libérations d’opposants au régime ». Poutine en fait déjà dans sa culotte.

(1) http://www.theguardian.com/world/2013/oct/06/russia-monitor-communications-sochi-winter-olympics

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50 milliards d’euros pour buter la panthère de Perse

Les comptes sont délirants. Bien qu’aucun chiffre vérifiable ne soit disponible, les JO d’hiver de Sotchi seront sûrement les plus coûteux – de loin – de l’Histoire. Le régime Poutine reconnaît, pour les seules dépenses d’infrastructures directement liées aux compétitions, 5 milliards d’euros d’investissements. Et au total, une facture de 50 milliards d’euros – les Jeux d’été de Pékin ont coûté 32 milliards -, qui sera peut-être pulvérisée.

Peut-être, car au passage, Poutine et ses potes auraient déjà siphonné 23 milliards d’euros selon l’opposant Boris Nemtsov. Des centaines de kilomètres de routes et de chemins de fer, des stations de ski ex nihilo, 77 ponts et bien entendu le village olympique sont au programme final. Le désastre écologique est aux dimensions du projet. Des forêts entières ont été détruites, des centaines de millions de tonnes de déchets balancés au ravin ou enfouis à la va-vite dans l’une des dizaines de décharges illégales de la région.

Des espèces emblématiques de la région, comme la panthère de Perse, risquent de disparaître, mais les JO ont été proclamés « verts » par Poutine en personne, et la panthère, mascotte officielle, figurera quand même sur les sacs et les colifichets, ce qui est bien l’essentiel.

Les écologistes locaux sont au premier rang de la contestation. Et les plus lourdement frappés. Evegueni Vitichko, par exemple, vient de se prendre trois ans de camp au moment où il s’apprêtait à rendre public un rapport. De son côté, l’ONG Human Rights Watch accuse les principaux sponsors de regarder ailleurs. Parmi eux, Atos, Coca-Cola, Dow Chemical, General Electric, McDonald’s, Omega, Panasonic, Procter et Gamble, Samsung et Visa. Comme c’est étonnant.

Des algues vertes pour chaque petit Français

Publié par Charlie Hebdo le 15 janvier 2014

La farce est splendide. D’un côté, on prétend mobiliser contre les marées vertes sur les côtes. De l’autre, le mal s’étend jusqu’en Méditerranée, et le gouvernement fait de nouveaux cadeaux aux porcheries industrielles.

Ce gouvernement est vraiment très con. Pas plus que sous Sarkozy, mais pas moins. Dans le même temps qu’il annonce chaque matin un plan de lutte contre les algues vertes, on apprend que ces dernières ont essaimé. On les trouvait en Bretagne, l’été ; elles sont désormais partout, et même en hiver. Qui le dit ? Un pompeux machin officiel nommé Commissariat général au développement durable (CGDD). Dans une note publiée ces jours-ci (Les proliférations d’algues sur les côtes métropolitaines), notre bel organisme publie une carte qui ne laisse place à aucun espoir : y en a partout. Partout.

Outre la Bretagne – 51 plages et 33 vasières touchées, mais bien plus selon les écologistes de la région -, toute la façade atlantique est dévastée, et même la Méditerranée. Bienvenue au club des gros dégueulasses pour le Calvados, les îles de Ré et d’Oléron, la Vendée, les débouchés de la Loire, de la Gironde, de l’Adour, du Rhône, du Var. C’est un festival. Dans un commentaire plutôt décoiffant, le CGDD constate l’existence de : « blooms phytoplanctoniques potentiellement dangereux pour la santé » Le bloom, c’est la floraison, ou plutôt l’explosion, et le phytoplanction les algues elles-mêmes, qui peuvent être microscopiques et atteindre plusieurs millions d’unités par litre d’eau. Millions.

Le CGDD distingue, sans s’appesantir sur ce vilain sujet, trois types de toxines. Les diarrhéiques, dans le genre Dinophysis. Les amnésiantes, qu’on trouve chez les Pseudonitzschia. Et les paralysantes, chez les Alexandrium. La bonne nouvelle, que Charlie transmet aimablement aux offices de tourisme concernés, c’est qu’on ne trouve pas de toxines paralysantes en Bretagne Sud. Ailleurs, si.

D’où vient le poison ? Sublime, le CGDD note scrupuleusement : « Selon les bassins hydrographiques et les années, de 54 % (Seine-Normandie) à 90 % (Loire-Bretagne) de l’azote présent dans les cours d’eau seraient d’origine agricole ». Or cet azote, qui vient du lisier des bêtes d’élevage, déversé par milliers de tonnes, provoque les marées vertes. Chacun le sait depuis bien quarante ans, mais tous les ministres de l’Agriculture depuis Chirac – il a occupé le poste entre 1972 et 1974 – ont préféré pisser dans un violon que d’embêter les porchers industriels.

La situation générale est donc hors de contrôle, mais il en faudrait davantage pour émouvoir nos Excellences. Au cours de la calamiteuse Conférence environnementale de septembre 2013, le gouvernement a affirmé du bout des lèvres, sans y croire une seconde, qu’il se donnait dix ans pour éliminer les algues vertes en…Bretagne. Ah ! les farceurs.

Un qui ne rit pas tous les jours de ces blagues lourdingues, c’est le Jean-François Piquot, pilier de l’association Eau et Rivières de Bretagne (http://www.eau-et-rivieres.asso.fr). L’homme ne se déplace jamais sans un chapeau sous lequel se cache une forte tête. Et pour lui, il est clair que « la guerre du cochon est rallumée ». Piquot ne parle pas directement des algues vertes, mais d’un incroyable décret passé inaperçu, publié en catimini le 27 décembre dernier. Jusqu’ici, il fallait une autorisation spécifique pour ouvrir toute porcherie de plus de 450 porcs. Grâce à Ayrault et Le Foll, le seuil passe à 2 000 bêtes. En dessous, que dalle. Pas d’enquête publique, pas d’étude d’impact.

« C’est un très mauvais coup porté à la protection de l’environnement, gueule Piquot. Alors que la France est déjà mise en cause par l’Europe pour l’inefficacité de ses actions de reconquête de l’eau, baisser la garde sur les outils qui permettent de réguler la concentration de l’élevage hors sol est une aberration ». Inutile de dire que la concentration de porcheries industrielles de grande taille ne peut qu’augmenter les épandages de lisier sur des surfaces agricoles déjà saturées d’engrais azotés. Et donc aggraver en proportion les marées vertes.

Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, sait tout cela, comme il sait où mènera le projet de « Ferme des 1000 vaches » raconté ici fin décembre. Mais ce proche de Hollande a une mission, et une seule : empêcher que la FNSEA ne tire à son  tour sur l’ambulance de l’Élysée. Pour l’instant, ça tient. À peu près.

La grosse truanderie des barrages coréens

Cet article a paru dans Charlie Hebdo le 2 octobre 2013

Au pays du matin calme, on se paie des journées agitées. Derrière un gigantesque programme de barrages – terminé -, des flots de fric détournés au profit des nobles entreprises du pays.

Le « Projet des Quatre fleuves ». Sans aucun doute, l’une des plus belles arnaques des temps modernes. Et elle profite – Dieu quelle surprise ! – aux principales transnationales d’origine coréenne, soit Hyundai, Samsung et Daewoo, au travers de leurs filiales dans le secteur de la construction. Faut-il le rappeler ? Hyundai, c’est la bagnole, l’électronique, l’armée. Samsung, l’électronique aussi, la bagnole aussi, le téléphone portable. Daewoo, l’électronique encore, l’armée encore, la bagnole encore. Les trois tiennent la Corée, plus un paquet de politiciens locaux, ce qui peut toujours servir.

L’excellent Lee Myung-bak, président de février 2008 à février 2013, a bossé toute sa vie chez Hyundai, où il a gagné le surnom de « bulldozer », mais cela n’a rien à voir, car autrement, ce serait grave. En 2009, il lance un plan qui vise à changer la géographie physique de la Corée, assise depuis toujours sur les bassins versants des fleuves Han, Nakdong, Geum et à un degré moindre de celui du Yeongsan. Les quatre doivent être redécoupés par les ingénieurs et les machines, endigués par 16 grands barrages et quantité d’aménagements en béton brut, celui que préfèrent les aménageurs.

Pourquoi ? La question est vilaine. Et la réponse officielle est impeccable. Il s’agit de « restaurer » les rives abîmées des si jolis fleuves, prévenir les crues, favoriser le tourisme, assurer la production d’eau potable, etc. On en oublie, car la liste est longue. De 2009 à 2011, travaux, lourds engins, vastes profits. 80 % du programme se voit terminé en seulement deux ans. De multiples sondages montrent que 70 % de la population est contre les travaux, des centaines de comités se mobilisent, l’Église catho, puissante localement, et d’autres mouvements chrétiens hurlent à la mort. M. Bulldozer s’en tape, avance, et finit dans les temps.

Dès les premières semaines, des dizaines de milliers de riverains sont privés d’eau potable. Un mois plus tard, on apprend que près de 13 000 tonnes de déchets ont été abandonnées sur place. C’est le début d’une série d’épouvante. Malgré les barrages, ou plutôt à cause d’eux, des marées vertes se forment au long du fleuve Nakdong, corseté de barrages et privé ainsi de toute dynamique naturelle. On relève en août 2013 jusqu’à 15 000 cellules d’algues vertes par millilitre d’eau.

Parallèlement,  les bouches commencent à s’ouvrir, comme disait l’autre, et une commission d’enquête est lancée en mai de cette année. Les chiffres tombent. Le chantier de M. Bulldozer, qui devait coûter 10 milliards d’euros, dépasse 15,4 milliards. Les 960 000 emplois promis au départ ne dépassent pas 10 000. 15 des 16 barrages construits sont en très mauvais état, victimes de graves malfaçons. Et c’est alors, le 12 septembre, qu’éclate l’invraisemblable affaire Chang Sung-pil.

Il apparaît que ce dernier, nommé à la tête de la Commission d’enquête par quelque facétieux, est en réalité en cheville avec les constructeurs. Pensez ! il a bossé discrètement, de 2007 à 2009, pour Yooshin Engineering, groupe soupçonné d’entente illégale dans l’attribution des marchés liés aux barrages. Coincé comme il n’est pas permis, Chang démissionne, déclarant avec un flegme qu’on lui envie : « Je ne crois pas que je puisse continuer à occuper ce poste ».

Un autre Coréen, Choi Yul, est en taule depuis mars 2013 pour avoir protesté contre la construction des barrages. Écologiste d’une autre trempe que les zozos d’ici, il a créé la Fédération coréenne des mouvements écologistes (KFEM), adhérente des Amis de la Terre. De sa prison, il a envoyé une lettre dont Charlie extrait ces quelques mots : « Si être membre du mouvement écologiste me rend coupable, alors j’accepte avec joie ma condamnation. Je laisse à l’environnement, qui est le tribunal du futur, le soin de me juger ».

De leur côté, Hyundai, Samsung, Daewoo et leur ancien président d’ami font la gueule. Car le « Projet des 4 fleuves » devait être vendu clés en main à l’Algérie, à la Thaïlande, au Paraguay, au Maroc. Faudrait voir à mieux truander.

La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède