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BHL, Roger Anet, la Côte d’Ivoire (une salade au jatropha)

Un pays peut disparaître. Si, je vous jure bien. Ou en tout cas changer si totalement qu’il est devenu autre. Je connais un homme que j’estime au plus haut point, Pierre Pfeffer. C’est à mes yeux un grand naturaliste, spécialiste notamment de l’éléphant, anciennement attaché au Muséum national d’histoire naturelle. Il y a quelque chose entre lui et moi, qu’il est malaisé de définir. Nous ne nous voyons pas, ou plutôt, quand nous nous voyons, nous sommes contents.

Pfeffer a eu un destin que je ne peux raconter, sauf sur le point suivant. Après guerre, jeune, aventureux, il est parti en Afrique en bateau, et s’est retrouvé vivre dans un village forestier de Côte d’Ivoire, partie de ce qu’on appelait alors l’Afrique occidentale française (AOF). Là, il servait de tireur appointé, chargé d’abattre dans les environs les éléphants énervés ou franchement misanthropes. Ce qui ne l’a jamais empêché d’être leur défenseur acharné, hier comme aujourd’hui. Il était un sniper, qualité qu’il avait déployée contre la soldatesque allemande et nazie, dans la Résistance.

Pour en avoir discuté avec lui, je peux vous dire ce que tous les connaisseurs savent : il y a cinquante ans, la Côte d’Ivoire était couverte d’une splendide forêt tropicale. Primaire, bruyante, habitée par quelques hommes et quantité de bêtes. Les chiffres varient beaucoup, car nul ne ait jamais de quoi l’on parle réellement. Une forêt primaire n’est pas une forêt secondaire, qui elle-même ne ressemble pas à ces horribles zones surexploitées où ne subsistent que quelques arbres.

Il est probable qu’en 1900, la Côte d’Ivoire comptait 16 millions d’hectares de vraie forêt. Soit plus de la moitié de la surface totale du pays. Il n’y en aurait plus que 3 millions. Peut-être moins de deux. Et le massacre continue.  Je vous signale au passage que cette déforestation doit beaucoup à un certain André Lévy, patron-fondateur de la Becob en 1946. La Becob, qui emploiera plus tard le chroniqueur bien connu Guy Carlier, a fait fortune en détruisant la forêt. Officier de l’ordre national ivoirien pour services rendus – mais à qui ? -, André Lévy était le papa de Bernard-Henri Lévy, spécialiste des droits de l’homme, tels que vus de Saint-Paul de Vence. Ce dernier vit donc des rentes de cette noble activité, et s’en va répétant à quel point les méchants ne sont pas de gentils garçons. Sauf l’ami Lagardère (défunt). Sauf l’ami Pinault (vivant).

Comme on ne se refait pas, ce qui précède n’était qu’une introduction. J’exagère, ce me semble. Je voulais vous signaler dans ce long préambule que la Côte d’Ivoire, concédée à Félix Houphouët-Boigny par la France coloniale, est l’archétype du pays à la botte. Houphouët, ministre d’État français dès juin 1957, sous la Quatrième République, grand ami d’un certain François Mitterrand, a refusé l’indépendance de son pays jusqu’au moment fatal où il a dû l’accepter. Mais à contrecoeur, croyez-moi !

Dans ce pays soumis, deux cultures d’exportation ont permis de payer les fonctionnaires locaux et d’engraisser jusqu’à l’indécence le clan au pouvoir après « l’indépendance » de 1960 : la cacao et le café. Inutile de préciser que le tout était entre les mains d’industriels de chez nous. Pendant des décennies, la propagande a présenté ce pays comme une réussite exemplaire, un pôle de stabilité au milieu d’un continent chaotique. La preuve que tout restait possible à qui courbait l’échine dans les plantations destinées au Nord.

Houphouët, toujours aussi sympathique, a fini par transformer son village natal de Yamoussoukro, situé à 240 km au nord d’Abidjan, en capitale administrative. C’est joyeux. On y a bâti avec l’argent de la corruption un Institut polytechnique, un aéroport international, et surtout la basilique Notre-Dame de la Paix. Entre 1985 et 1989, la société française Dumez y a réalisé une superbe affaire, car cette chose est une réplique en béton de Saint-Pierre de Rome. Le dôme pourrait contenir sans problème Notre-Dame de Paris. Et ne parlons pas du prix, cela serait insultant pour les mânes d’Houphouët. 250 millions d’euros ? 300 ?

Dans ces conditions, on s’étonnerait presque que la guerre civile, commencée en 2002, n’ait pas débuté bien plus tôt. Mais elle est là, aujourd’hui, divisant la zone tenue par Abidjan au sud, et celle aux mains de Bouaké, la ville du nord. Bouaké ! Voilà où je voulais en venir. Un excellent homme, Français d’origine ivoirienne – un petit Houphouët, quoi -, est le président des anciens élèves du lycée municipal de Bouaké. Il s’appelle Roger Anet, et vit en France tant qu’il n’a pas de belles affaires à monter là-bas, en Côte d’Ivoire. Or c’est le cas en ce moment.

Anet a créé une société pleine d’allant qui s’appelle Jatroci (Jatropha alternatifs tropicaux Côte d’Ivoire). Son but unique : planter massivement du jatropha dans le pays, pour en faire un biocarburant. Le jatropha, dont l’huile n’est pas alimentaire, a peu d’exigences écologiques et parvient à se satisfaire de conditions climatiques semi-arides. Les promoteurs des biocarburants actuels le vantent comme un miracle.

Anet aussi. À ce stade, fascinant, deux informations circulent. Selon l’AFP (ici), l’entreprise Jatroci a « déjà planté 5.000 ha de jatropha dans les régions de Toumodi, Taabo et Dimbokro (centre de la Côte d’Ivoire), dont 100 ha servant de banques semencières ». Et 100 000 hectares de plus seraient convoités. Mais d’après le quotidien d’Abidjan Fraternité Matin (ici), pour l’essentiel, rien n’est fait encore. Il n’importe : M. Anet ne semble pas né de la dernière pluie, et il réussira certainement.

Au-delà des ces menues contradictions, je me dis, je vous dis que tout est possible. Oui, on peut, avec l’entregent voulu – à vous d’imaginer, sans que j’insiste – arriver dans un pays ruiné et dévasté, et lancer ex nihilo, sans aucune étude préalable, la culture d’une plante venue d’Amérique latine, que beaucoup de spécialistes jugent invasive. Car elle peut s’échapper, proliférer, menacer la flore locale et d’autres cultures, y compris vivrières. Laissez-moi vous citer un extrait d’une dépêche consacrée à une réunion scientifique importante, qui s’est tenue à Bonn en mai dernier (ici) : « A l’heure où l’Union européenne veut imposer 10 % de biocarburant dans les transports, un nouveau rapport apporte un argument supplémentaire aux opposants à ce projet. En effet, à l’occasion de la conférence sur la biodiversité de Bonn, en Allemagne, le Programme Mondial sur les Espèces Invasives (GISP) a présenté une analyse du niveau de risque, en tant qu’espèce invasive potentielle, de l’ensemble des plantes qui sont actuellement utilisées ou pressenties pour produire des agro-carburants.
Sur les 70 plantes recensées, 59 sont considérées comme envahissantes (elles croissent vite et se multiplient facilement) si elles sont introduites dans de nouveaux habitats, 2 le sont très faiblement tandis que 9 ne présentent pas de risque particulier. Or, selon le GISP, peu de pays ont mis en place des procédures appropriées pour évaluer le risque potentiel, et limiter les dégâts si nécessaire.
Pourtant, pour Sarah Simmons, directrice du GISP, les plantes invasives ‘…sont l’une des principales causes de la perte de biodiversité et constituent une menace pour le bien-être et la santé humaine’. Aussi, le GISP appelle les pays à évaluer les risques avant de se lancer dans la culture de nouvelles variétés et à utiliser des espèces à faible niveau de risque »
.

Dans cet autre extrait, tiré d’un bon article du New York Times, (ici), traduit par mes soins, on lit ceci : «Le jatropha, qui est la petite chérie des promoteurs de biocarburants de deuxième génération, est désormais largement cultivé dans l’est de l’Afrique, dans de toutes nouvelles plantations pour biocarburants. Mais le jatropha a été récemment interdit par deux États d’Australie parce qu’il est une espèce invasive. Si le jatropha, qui un poison, envahit les champs et las pâturages, il pourrait être désastreux pour l’accès local à la nourriture sur le continent africain ».

J’ajoute que ce toxique secrète un vrai poison, dangereux pour les animaux. Mais pensez-vous que de si menus questionnements vont arrêter la main du commerce ? Croyez-vous naïvement qu’après avoir détruit un pays entier à la racine, les marchands vont faire la pause sur le bord de la route, et réfléchir ne serait-ce qu’une seconde aux conséquences de leurs actes ? Ce serait bien mal les connaître. Tout merde ? Alors, accélérons, et tentons d’éviter les éclaboussures.

La prochaine fois que vous entendrez parler de la Côte d’Ivoire à la télé, ayez une pensée pour Roger Anet. Et pour ce grand philosophe éternel appelé Bernard-Henri Lévy.

Un pays fait pour les marins-pêcheurs et les routiers

Nous sommes au début de 2007, à Caracas, Venezuela. Le camarade – Our Great Leader Chairman – Hugo Rafael Chávez Frías vient de prendre une décision historique : le prix de l’essence vendu aux particuliers va être augmenté. Non ! Si. Dans son émission à la télé qui s’appelle Aló, Presidente – un interminable onanisme en direct, à la Castro -, Chávez annonce qu’il a demandé à son ministre de l’énergie de préparer la grande mesure. Il faudra que la hausse ne touche pas les plus pauvres, et qu’elle ne crée pas d’inflation.

Rude tâche, mais quand le camarade-président commande, il faut obéir. Un rappel sur le pétrole du Venezuela. Quel que soit le mode de calcul retenu, ce dernier est l’un des plus riches États pétroliers de la planète. Dans les estimations basses et contestées de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les réserves vénézueliennes ne dépasseraient pas 78 milliards de barils. Mais la question du pétrole extra-lourd situé dans la ceinture de l’Orénoque – la Faja del Orinoco – demeure ouverte. Pour Chávez, cette promesse autorise à parler de 315 milliards de barils de réserves, soit 20 % du total mondial. Bien plus que l’Arabie Saoudite. Dans tous les cas, un Eldorado.

Revenons aux péroraisons de Chávez, en janvier 2007. Il promet donc. À ce moment, l’essence vendue aux Vénézuéliens coûte 14,4 fois moins cher que dans la Colombie voisine. Et 16,6 fois moins qu’aux États-Unis. On imagine peut-être le flux de contrebande entre le Venezuela et la Colombie. Et les pertes pour le budget, y compris social, vénézuélien. Chávez promet donc de changer la situation, mais l’incantation se perdra dans les sables saturés de pétrole.

En juin 2008, l’essence vendue à Caracas vaut 4,3 bolivars pour un solide plein de 45 litres, soit un peu plus d’un euro (ici). C’est quatre fois moins qu’en Arabie Saoudite. Dix fois moins qu’une bouteille d’eau minérale. À peu près le prix d’un bon gros sandwich. Et cela coûte plus de dix milliards de dollars par an à l’État, seulement pour le super. Car il y a aussi le diesel, et le gaz naturel. Le pays du « socialisme bolivarien » devrait proposer l’asile politique aux marins-pêcheurs et aux routiers français.

Dans cette contrée où la voiture est, en fait, plus puissante que le Jefe, les automobilistes font bien entendu la loi. Selon une estimation, 20 % des habitants de Caracas occupent à eux seuls 80 % des voies publiques. C’est beau, le socialisme. Croyez-vous que les paysans pauvres de la province, ou les habitants des barrios de la capitale, soient invités à la fête ? Pensez-vous qu’on trouve de l’argent pour les transports publics ? Imaginez-vous qu’on parle aux Vénézuéliens de réchauffement climatique, et de cette nécessité absolument vitale de changer de modèle en quelques décennies au plus ?

Non, bien sûr que non. El Jefe est bien trop heureux de parader à la télévision publique, et de reprendre sur tous les tons l’obscène invite de son régime : Socialismo o Muerte. Je n’ai pas le temps de développer ce que signifie à mes yeux le tréfonds culturel et politique d’une partie de la gauche dite radicale d’Amérique latine, qui mêle avec force morbidité, culte du héros, machisme et abjecte soumission à l’autorité suprême. Du reste, vous n’êtes pas là pour lire mes propres divagations.

Où veux-je en venir ? Pas si loin que cela. Ce qui précède est une illustration parfaite de ce qu’est un paradigme. Cette expression désormais banale désigne un cadre de la pensée, une sorte de schéma global, explicatif, auquel on se réfère constamment sans seulement y penser. Nos sociétés sont par exemple encore dominées par le paradigme des Lumières et du progrès, malgré la crise actuelle. Et les marxismes, qui contestaient l’ordre social, n’étaient en réalité qu’une pointe avancée de ce progressisme-là. Défendant l’idée de révolution au nom même du paradigme.

Je ne fais aucun procès en écrivant ces mots. Je regarde. Et je vois bien que Chávez est l’héritier marginal, mais indiscutable, d’un mode de pensée qui nous empêche d’avancer. Il dirige le Venezuela depuis près de dix ans, tentant d’imposer des chimères à un peuple qui n’en veut pas, s’appuyant massivement sur une manne pétrolière qui finira, comme de juste, par s’épuiser. Et il n’aura pas préparé son peuple au choc qui vient. Car il est un homme du passé. Le paradigme écologique, qui sera fatalement, que cela plaise ou non, celui de l’avenir, reste un chantier. Je ne vois aucun travail intellectuel plus décisif que celui-là.

Sur ce qui se passe en Argentine (grave !)

Il ne fait aucun doute que le soja s’attaque au principe de la vie. Les informations sur le sujet sont si massives, tant et tant de fois recoupées, que la messe est dite. Dans le bassin amazonien, cette saloperie industrielle, souvent transgénique, est en train de changer la structure même des pays qu’elle a infestés. Je vous renvoie à la campagne menée en France par nombre d’associations, dont le Comité catholique contre la faim (CCFD), le réseau Cohérence et la Confédération paysanne (ici).

Le soja est une arme de destruction massive des écosystèmes et des paysans. Rien ne lui résiste, car un marché géant existe. L’Europe, d’abord, et ses consommateurs fous de viande. De quoi sont nourris nos bestiaux, sinon de soja débarqué à Lorient ou Brest ? L’Europe donc, et désormais aussi la Chine et l’Inde, dont les petits-bourgeois on ne peut plus provisoires veulent aussi goûter de la viande de boeuf avant l’extinction des feux. Savez-vous quelle part du soja produit en Argentine est exportée ? Pratiquement 100 %.

La production mondiale de soja a augmenté de 495 % de 1970 à 2005. De 44 millions de tonnes à 216 millions. On prévoit – pourquoi pas, puisque la folie règne ? – 303 millions de tonnes en 2020. Ces chiffres ne disent rien de la réalité, évidemment. Rien de l’expulsion des petits paysans. Rien de la fin de l’agriculture vivrière. Rien des millions d’hectares matraqués par les pesticides. Rien du recul de la forêt tropicale. Rien des profits des transnationales. Rien.

J’ai déjà eu l’occasion de parler du soja, du journal Le Monde et des activités de madame Tubiana, écologiste bien connue dans certains quartiers de la capitale française (ici et ). Vous retrouverez, si vous regardez, l’un des personnages clés du drame en cours, le gouverneur brésilien du Mato Grosso, Blairo Borges Maggi, par ailleurs « roi du soja ». Cela vaut le temps d’une lecture, je crois.

Mais si j’y reviens ce jour, c’est pour une autre raison qui me fait mal, simplement mal. En Argentine, pays martyr du soja industriel, des associations écologistes jouent un jeu écoeurant. Pardonnez-moi, je vais encore dire du mal du WWF et de Greenpeace. Le WWF a pris la lourde responsabilité de réunir dès mars 2005, à Foz do Iguaçu (Brésil) une table-ronde sur le soja prétendument « soutenable », avec des industriels et des banques.

D’autres rendez-vous du même genre ont suivi, dont le dernier, en Argentine cette fois, a eu lieu en avril 2008. Je ne crois pas dans la bonne foi de ce WWF-là (ici, en anglais). Non, on ne me fera pas avaler cette couleuvre. La logique qui pousse les transnationales à détruire, et les gouvernements à exporter, cette logique de mort est connue depuis des lustres, et ceux qui ne la combattent pas sont fatalement des collaborateurs du système. Tel est le choix qu’a fait en conscience le WWF d’Argentine.

Quand à l’association Greenpeace, bien plus critique pourtant, elle poursuit là-bas une politique scandaleuse, et vaine bien sûr. Dans le texte en espagnol que je vous invite à lire si vous connaissez un peu cette langue (ici), elle mendie auprès de la présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner. Greenpeace demande en effet à la dame, aussi favorable au soja que l’était le président précédent – son mari -, de prononcer une ou deux phrases au cours d’un sommet latino-américain (qui s’est tenu en mai). Lesquelles ? Des voeux pieux concernant les biocarburants, et donc le soja transgénique (ici, en espagnol). Ce serait tout de même mieux, écrivent ces étranges « écologistes », si les biocarburants cessaient d’affamer les gens et de dérégler le climat tout en détruisant les forêts. Eh oui ! ce serait mieux. Et ma tante en serait aussitôt changée en mon oncle.

Je préfère quant à moi lire la prose du Grupo de Reflexión Rural, créé en Argentine dans les années 90 (ici, en espagnol). Voilà des gens qui disent ce qui est, et qui agissent. Dans un de ses derniers communiqués, le GRR attaque bille en tête un certain Moisés Burachik. Ce monsieur Bucharik a été lobbyiste de grandes firmes de l’agrobusiness, et a joué un rôle clé dans la révolution des paysages agricoles argentins. Et alors ? Eh bien, il est devenu par la grâce des affaires le chef de la délégation argentine – officielle et publique – à la Cop-Mop 4. Si ce sigle vous semble mystérieux, tant pis pour vous. Le Cop-Mop 4 est un bastringue mondial auquel les peuples ne sont pas invités, soit le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques. Pigé ?

Le GRR, considérant le rôle passé et présent du personnage, et le fait que la présidente, auprès de qui pleurniche Greenpeace, est l’otage de l’agro-industrie, tranche comme j’aime : « Nous considérons cette personne comme incompétente pour représenter notre pays ». ¡Arriba y adelante!

Pour finir, je dois reconnaître que l’attitude de Greenpeace et du WWF m’atteint. Car nous avons besoin de forces, tout de suite. Mais pas de celles-là, oh non, pas de celles-là !

Par amour des objets (sur une décharge alsacienne)

J’ai jadis crié sur les quais de la Seine : « La voiture, ça tue, ça pollue et ça rend nerveux ». C’était au printemps 1972, et j’avais 16 ans. Cela arrive, de plus en plus rarement me semble-t-il. L’occasion était trop belle : je crois qu’il s’agissait de la première manifestation publique contre la bagnole. Et j’étais venu de ma banlieue en tandem, avec un copain de l’époque, Jean-Paul Navenant. Si quelqu’un le connaît – il est de Paris -, faites-lui signe !

Ce jour-là, j’ai retrouvé sur place mon ami Kamel, qui avait apporté une sorte de bateau pneumatique qu’on gonflait à la bouche, car il ne valait pas mieux que cela. La manif à vélo défilait le long de la Seine, et nous deux, imbéciles comme nous étions, nous avons mis l’engin à l’eau, et tenté de suivre à la rame. Il est fâcheux qu’aucune image n’ait été prise ce jour, car nous avons bien failli couler. Ensuite, les choses ne se sont pas arrangées, car à peine à quai, la chose à moitié vidée installée sur nos deux têtes, nous avons couru comme des dératés : des CRS nous poursuivaient.

Pourquoi ? Mais je m’en souviens plus, moi ! Je sais que nous nous sommes retrouvés tout près du Louvre et que j’ai manqué prendre un coup de bidule – ainsi ne nommaient les matraques – sur mon jeune crâne. Kamel riait à gorge déployée. À moins que ce ne fût l’inverse ?

Si je pense à ce moment précis du passé, c’est que je viens de lire une dépêche de l’AFP consacrée à un grand projet de décharge en Alsace (ici). Je le reconnais, il n’y a pas de rapport. Simplement, dans ma tête chenue, je me disais qu’une décharge, « ça tue, ça pollue, mais ça remplit les poches ». Et qu’on ne me dise pas le contraire !

Il y a près de vingt ans, j’ai commencé une interminable série d’articles sur la décharge de Montchanin, en Saône-et-Loire. Qui a duré des mois. Qui m’a mené au tribunal, ce que je ne regrette pas, d’autant qu’on m’a donné raison. Qui m’a fait rencontrer des gens formidables, comme Pierre Barrellon ou Fernand Pigeat. Ce n’était plus une enquête, mais une épopée, qui a secoué toute la France des déchets industriels, ainsi que les pontes du ministère de l’Environnement. J’en ris encore.

Je crois sincèrement que cet impensable scandale – on avait enfoui à quelques mètres des maisons près d’un million de tonnes de déchets, dont quelques unes venues de Seveso, charmante bourgade italienne refaite à la dioxine en 1976 – a conduit à la loi de 1992 sur les déchets. Une certaine Ségolène Royal était alors à la place de Borloo.

La loi de 1992, qui prévoyait de réserver la mise en décharge, dès 2002, aux déchets ultimes, triturés, valorisés, etc., n’avait aucune chance d’aboutir, comme je l’ai écrit tant de fois dès cette époque, et cela n’a pas manqué. Le flot d’ordures continue de déferler, et les administrations cherchent toute solution pour enfouir et léguer ainsi notre merde à la belle descendance qui nous attend.

Comme vous avez peut-être lu sur la dépêche AFP évoquée plus haut, tel est le projet à Hirschland (Bas-Rhin), en pleine Alsace bossue. La Coved, filiale de la Saur, anciennement propriété de Bouygues – mes hommages -, chercherait à acheter 95 hectares à une famille de paysans locaux. Le terrain est proche de la Moselle, ce qui serait excellent pour nourrir les poissons de molécules diverses et nettement variées. Celui qui croit pouvoir confiner une décharge de plusieurs centaines de milliers de tonnes de déchets est bon pour remplacer PPDA à la télé.

Les gens, sur place, ne sont pas chauds, ce qui est le moins. Et j’ai vu sur des photos qu’ils refusaient les décharges, qu’elles soient là ou ailleurs. Ce qui est parfait. Peut-être gagneront-ils, d’autant que les élus de droite qui dominent la région les soutiennent. Je le leur souhaite ardemment, mais.

Mais il y a un sérieux hic. Comme à Toulouse naguère, quand les habitants voulaient chasser la chimie de la ville après l’explosion géante d’AZF. Ces Toulousains, traumatisés, refusaient la présence de la chimie en ville, mais sans relier ce refus ô combien justifié à un rejet décidé des usages concrets de l’industrie, qui nous concernent tous dans la vie la plus quotidienne.

En Alsace de même, il s’agit de rejouer cette scène mille milliards de fois vue : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». On refuserait les décharges du côté gauche de l’hémisphère cérébral avant d’aller chercher chez le marchand, avec le droit, la télé aux coins carrés ou n’importe quel objet suremballé. Mais dans ces conditions, il y aura un jour tant de décharges dans notre pays qu’on pourra traverser la France à pied, d’un bout à l’autre, en marchant sur des fûts, des matelas éventrés et des grosses télés.

Non, ce n’est pas drôle. Si je vous ai parlé de Montchanin, outre que c’est un bon souvenir, c’est que le combat avance à pas si lents que je ne le vois pas bouger. Il faudrait, il faut imaginer un mouvement national cohérent qui prenne en compte tout le processus de production-destruction des choses et des objets. Nous devons certes contester le principe même des décharges et du pourrissement des sols et des eaux, mais à partir d’un point de vue clair.

Ce point de vue est le suivant : À BAS LES OBJETS ! À BAS LA MULTIPLICATION DES CHOSES INUTILES ! Cela implique de dire la vérité sur le monde dans lequel nous sommes de force. Et de le combattre autrement que par des paroles vaines. Un exemple, un seul exemple : le téléphone portable. Cette nouveauté de quinze ans d’âge, probablement dangereuse pour la santé, a révolutionné la vie sur terre. Enchaîné des centaines de millions d’humains. Provoqué d’innombrables faits divers, accidents, vols, meurtres peut-être. Détruit un peu plus l’espace privé concédé à la personne humaine dans des lieux publics comme le train. Démultiplié les effets ravageurs de l’individualisme, maladie mortelle de notre temps. Vous ajouterez vos propres commentaires.

Et pourtant, rien. Pas la moindre réflexion critique. Nulle action bien sûr. Tout au contraire, un immense assentiment général, qui dévoile un fois de plus le vrai ciment de notre société vieillissante et malade : la soif de consommer jusqu’à la dernière seconde. On connaît le mot du condamné : « Encore cinq minutes, monsieur le bourreau ». Je vous le dis comme je le pense : aucun combat digne d’être mené ne saurait faire l’économie d’un affrontement avec les objets et leurs racines en nous.

Vive la grande république populaire de Chine !

Un petit mot sur la Chine. Le paradis mondial des bureaucrates va de mieux en mieux. Formés à la noble école stalinienne, « améliorés » encore par l’art maoïste du mensonge et de la manipulation, les gérontes du Parti Communiste chinois sont en train de détruire à la racine une civilisation vieille de plusieurs milliers d’années. Les dernières nouvelles du front sont les suivantes : la Chine est le plus gros émetteur de gaz à effet de serre de la planète, et cette place ne lui sera contestée par personne au cours des prochaines années (ici) ). À lui seul, ce pays serait le responsable de 24 % des émissions mondiales.

Nul, sur cette terre, n’est aujourd’hui capable de rassembler l’information pourtant indispensable sur le krach écologique à venir. J’ai écrit il y a des années que la Chine serait probablement le théâtre du premier grand krach écologique mondial, et je le maintiens. Non qu’il n’y en ait eu dans le passé. Mais ce qui arrive désormais à grands pas est totalement moderne. C’est-à-dire global, écosystémique, démesuré en fait.

Au fond, c’est tragiquement simple : la Chine ne peut pas. Elle compte environ 200 millions de mingong, ces déracinés de la campagne qui errent de chantier urbain en halls de gare. Elle n’a pratiquement plus de rivières au sens où nous entendons ce mot. Elle se couvre de milliers de décharges. Elle engloutit les forêts de toute l’Asie, qu’elle considère comme l’hinterland de son miracle économique. Elle sacrifie sans seulement y penser la colonne vertébrale de son univers mental et vital : la paysannerie.

Comme cela ne peut pas durer, cela ne durera pas. Mais même dix ou vingt ans de ce régime nous rapprocheraient d’une zone de vrai danger planétaire. N’importe : l’Occident se couche devant les assassins de leur(s) peuple(s), et Sarkozy applaudit à des JO de la honte, aussi honteux que ceux de Berlin en 1936.

Un rappel : combien sont-ils ? Oui, combien de responsables français, dans la presse, la politique, la littérature sont-ils d’anciens maoïstes ? Si je pose la question, c’est parce qu’ils sont nombreux à avoir encensé cette dictature infâme au moment de la « Révolution culturelle », quand Mao tirait les ficelles de toute une jeunesse pour rester au pouvoir.

Un homme, Simon Leys, a eu le douteux mérite de tout comprendre, et de tout écrire. En 1971, il publie un livre admirable, Les habits neufs du président Mao (Champ Libre). Il y rapporte la vérité en temps réel, ce qui est prodige. Sinologue, homme libre ô combien, il montre que la « Révolution culturelle » n’est que mise en scène bureaucratique, lutte entre factions, horrible manoeuvre d’appareil.

Mais à l’époque, la maolatrie est telle qu’il est traité d’agent de la CIA, et de salaud dans le meilleur des cas. Ne croyez pas ceux qui vous diraient avoir lu Leys à cette époque, en tout cas montrez-vous sceptique. Car les lecteurs de cet homme d’exception ne furent alors qu’une poignée. Philippe Sollers, Serge July, André Glucksmann et Jean-Paul Sartre donnaient le là de ces années désespérantes pour la pensée. Nous leur devons en partie d’être à ce point aveugles aujourd’hui. Encore merci.