Je vais vous raconter une histoire, en deux parties au moins. Une histoire de journal. En 1988, il y a juste vingt ans, j’ai participé à la création de Politis. Il s’agissait alors, clairement, de lancer un hebdomadaire à gauche de la gauche. Je ne croyais plus, déjà, à ce cadre-là. Mais je mentirais en disant que je voyais clair. J’étais dans le flou, dans le doute complet sur l’état de la pensée critique. Le monde me filait entre les doigts. Sa marche m’épouvantait, mais je ne voyais comment l’infléchir.
Étais-je écologiste ? Sûrement pas dans le sens que je donne aujourd’hui à ce mot. Mais à l’aune de ces années enfuies, nul doute : j’étais un écologiste. J’ai d’ailleurs joué un rôle central dans l’évolution de ce journal en direction de l’écologie. Je ne me vante pas. C’est ainsi. Jean-Paul Besset, qui était alors rédacteur-en-chef de Politis, partageait en grande part mon sentiment. Et Bernard Langlois, bien que plus distant, ne nous était pas hostile.
Résumons. Politis, né en janvier 1988, connut d’emblée crise sur crise, avant de connaître une (relative) embellie à partir de 1989. Des journalistes de valeur – sans épuiser la liste, Jean-Michel Aphatie, Laurent Carpentier, Paul Moreira, Vincent Jacques-Le-Seigneur – sortaient à rythme vif de bons articles, de solides dossiers. Nous étions sur une pente ascendante, mais toujours dans une extrême fragilité. Il fallait de l’argent, il aura toujours fallu de l’argent à ce journal pauvre.
Bernard Langlois, avec qui je suis fâché depuis, pour d’autres raisons, cherchait continûment des sous. Et il en trouvait. Sans lui, ce journal serait mort trente fois. Au début de 1990, profitant de son amitié avec le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, il obtint de Matignon une aide providentielle. De mémoire, voici ce dont je me souviens. Matignon – et Jean-Paul Huchon, qui dirigeait le cabinet de Rocard – avait organisé un complexe montage financier pour sauver Politis. La Macif, coopérative bien connue, alors proche des rocardiens, apporterait cinq millions de francs de l’époque. Le promoteur Pellerin – celui de La Défense, oui ! – 500 000 francs. Et l’entreprise Spie-Batignolles 500 000 francs aussi.
Je pourrais mentir et prétendre que je n’ai rien su. Mais non. Si je n’ai rien connu des détails, j’ai appris les grandes lignes de cet accord plus ou moins secret, et l’ai donc accepté. Politis, journal à gauche de la gauche, s’apprêtait à être sauvé par de francs ennemis. Sur fond d’occultes rapports de forces politiques et même judiciaires.
À ma décharge, je précise un point. Au printemps 1990, tandis que Langlois trouvait les formes de cet accord contre-nature, j’avais dessiné avec Jean-Paul Besset les contours d’un coup d’État. Nous étions convaincus, tous deux, qu’il fallait rompre le cordon qui nous liait à l’extrême-gauche, et nous étranglait au passage. Nous voulions un autre journal. Écologiste. Révolutionnaire, à bien y réfléchir. L’objectif était de changer le titre du journal en septembre 1990, et d’avancer. Je jubilais à l’avance.
Et puis est venu Brioude. Je ne vérifie pas, me fiant à ma mémoire. Dans le courant de mai, un homme m’a appelé depuis cette petite ville d’Auvergne, puis est venu me voir au siège du journal, rue Villiers-de-l’Isle-Adam, près de la place Gambetta, à Paris. Il s’appelait Jean Coudert. C’était inouï. Un laboratoire de solvants industriels, la Speichim, manipulait en pleine ville des produits chimiques parmi les plus dangereux de la planète.
J’y suis allé, à l’invitation de Jean. Je me souviens du directeur de l’usine, qui m’avait invité à déjeuner, et qui pensait, avec toute la naïveté des gens en place, qu’il m’avait convaincu. Eh non ! Le spectre de Bhopal n’était pas loin. Tout un quartier était meurtri. Des gens se disaient malades. Des gens étaient tombés dans leurs jardins. Les témoignages, concordants, impressionnaient. Mais sur place, j’avais aussi appris que la Speichim, responsable du malheur, appartenait à Spie-Batignolles, notre futur propriétaire.
Futur, car rien n’était conclu. Malgré les pressions de Matignon, Spie et Pellerin n’avaient aucune envie de payer pour un journal de sans-culottes. Je suis rentré à Paris avec un article sous le bras, qui incendiait – le jeu de mots est involontaire – Spie. Et je suis allé voir l’ami Jean-Paul. Besset avait la pipe au bec, comme à chaque moment du jour, et il m’a répondu quelque chose comme : « Eh ben, comme ça, on verra bien si on est indépendants de nos actionnaires ! ». Et je suis allé voir Bernard Langlois, qui en avait déjà tant vu. Il n’a pas hésité davantage. L’affaire était vraie. L’affaire était grave. Elle serait donc dans Politis.
Elle a paru, sur quatre pages bien serrées, sous ce titre que je vous laisse découvrir : Brioude, une bombe au coeur de la ville ? C’était une bombe, le mot était bien trouvé. Au bout du compte, pour Jean Coudert et les habitants du quartier nord de Brioude, cet article changea la donne, dans le bon sens. Mais pour nous, à Politis, ce fut une catastrophe.
Le dossier sur Brioude parut fin juin, et nous partîmes en vacances le coeur léger, espérant je vous le rappelle le lancement d’un nouveau journal en septembre. Mais Spie envoya tout promener, et comme dans un château de cartes, Pellerin et la Macif suivirent le mouvement. Dépôt de bilan. Besset, moi et au total la moitié de l’équipe s’égaillèrent aux quatre vents. Il n’y aurait pas de journal écologiste en France cette année-là.
Que voulions-nous faire ? Nous ne le saurons jamais. Mais il existe une trace, datant de l’année suivante, 1991. Besset et moi avions écrit le « projet Apache », qui ne vit jamais le jour, faute d’argent, et peut-être de détermination. J’aimerais vous livrer trois extraits de sa présentation défunte, car j’ai toutes les raisons de les juger éclairants. Voici :
« Nous vivons dans cette vérité cachée et pourtant évidente, oubliée aussitôt que connue : le mode d’organisation de nos sociétés, étendu par la force et la corruption à l’ensemble de la planète, ne mène nulle part où nous ayons envie d’aller ».
« Le catalogue est déprimant : de la baleine à l’éléphant, de l’eau de nos sources à celle des fonds marins, du choléra au sida, du Bengladesh martyr au Pérou qui s’engloutit, et jusqu’à l’Afrique, berceau de l’humanité devenu son linceul, nous semblons perdre jusqu’au sens premier des mots, jusqu’au respect élémentaire du vivant. Et c’est pourtant la glose, le futile, le spectacle, le dérisoire, le vide qui dominent ce que nous refusons d’appeler l’information ».
« Notre journal considère l’homme. Nous parlerons donc de l’homme réel : c’est dire qu’il faudra changer la perspective, c’est assurer d’emblée que Paris ne sera pas le centre de l’univers. Car le grand personnage de notre histoire est un parfait inconnu : c’est un paysan. Cet homme trime, se repose quelques heures sous un toit de chaume et meurt quarante ans avant nous. Et s’il n’est plus paysan, c’est qu’il campe sous un toit de tôle ondulée aux confins de la ville et de l’opulence : il n’aura jamais l’électricité ni l’eau courante, jamais un médecin n’atteindra le chevet de son enfant malade. Notre journal criera pour cet homme-là et pour tous ceux qui refusent de le voir. Il criera aussi fort, aussi loin, aussi longtemps qu’il le pourra. L’homme dont nous souhaitons parler a besoin d’air, d’eau, de nourriture, de ses frères animaux, de liberté. Notre journal montrera pourquoi on lui refuse tout cela, et à qui profitent les crimes contre l’humanité perpétrés chaque jour. Notre journal part à l’aventure sans amis, mais il les trouvera, car aussi paradoxal que cela semble, il est empli d’espoir ».
Ma foi, il me semble qu’il n’y a pas à rougir. (À suivre)