Archives mensuelles : septembre 2009

Quand Ségolène Royal se lançait à l’assaut du ciel (en 1993)

Une lectrice de ce rendez-vous, Chaperon Rouge, m’a envoyé il y a quelques jours des précisions sur l’un de ses commentaires. Et il m’a semblé que je devais partager avec vous ce qui est un moment rare de vérité en politique. Comme, en plus, c’est désopilant, vous pensez bien que j’étais comme obligé. Votre obligé.

Eh bien voici. En mai-juin 1993, le numéro 9 de la revue Pays de France, éditée par le magazine Grands Reportages, publiait un article au titre peu alléchant de Pollution atmosphérique et effet de serre. Une première indication : il y a plus de seize années, la question du dérèglement climatique était déjà posée par les responsables politiques eux-mêmes. En l’occurrence, une certaine…Ségolène Royal, qui fut, même si on l’a oublié, ministre de l’Environnement d’avril 1992 à mars 1993.

Que dit le papier ? Ceci : « Le dernier conseil des ministres du gouvernement Bérégovoy, le 23 mars dernier (1993 donc), a examiné une communication de Madame Ségolène Royal sur la lutte contre l’effet de serre. Le programme annoncé apparaît ambitieux : il s’agit à la fois de mettre en place une écotaxe sur le CO2 harmonisée au sein de l’OCDE, et d’engager un ensemble complet de mesures européennes et nationales. Celles-ci concernent notamment le développement du transport combiné rail-route, les économies d’énergie et les énergies renouvelables. L’objectif est la stabilisation, d’ici à l’an 2000, des émissions de gaz carbonique au niveau atteint en 1990. Une réduction de 60% est visée à terme […] ».

Relisez donc calmement avec moi, et rigolez un bon coup, ça ira mieux ensuite. Tout y est. La taxe, le ferroutage, les énergies renouvelables. Et tout a été enterré, oublié, ridiculisé par les équipes successives. Certes oui, l’opinion – nous tous – a été incapable de remettre ces questions au premier plan. Mais tout de même ! La gauche, après avoir piteusement perdu les élections législatives de 1993, a gagné celles de 1997, qui propulsèrent Jospin, l’ami alors intime de Claude Allègre, au pouvoir pour cinq ans. Et rien, bien entendu. Au total, vingt ans ont été gaspillés honteusement, sans que nul ne paie – pour l’heure – le prix de cet aveuglement suicidaire.

Un autre jour, je vous raconterai ma rencontre avec Ségolène Royal, en 1991, dans son bureau de députée des Deux-Sèvres. Je ne sais plus, à la réflexion, si je dois rire encore. Sans doute, puisqu’on ne nous laisse rien d’autre à faire. Puisque nous ne savons (encore) rien faire de mieux.

Un appel contre un certain Berlusconi

Cette fois, je ne cherche pas à raccrocher vaille que vaille ce qui suit à la crise écologique, qui me poursuit pourtant jour et nuit. Ce qui vient n’est qu’un cri, que vous pouvez ou non partager avec moi. Un cri de colère et de dégoût contre l’un des pires hommes politiques que j’ai pu observer. Cet homme, bien entendu, c’est Berlusconi. Le quotidien La Repubblica a lancé un appel que je me suis empressé de signer, moi qui ne signe (presque) jamais rien (ici).

Que dit l’appel ? Que Berlusconi tente de museler ce qui reste de la presse italienne en réclamant devant la justice 1 million d’euros au quotidien. Que cette manœuvre porte atteinte à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Qu’elle vise, au passage, à anesthésier l’opinion publique. Moi, en vérité, je ne vois guère ce qui reste à anesthésier dans ce pays, mais bon, ne finassons pas. De même, sachez tout de même que La Repubblica ne me plaît pas davantage que Le Monde ici. Mais baste ! l’heure n’est pas aux ergoteries.

Je pourrais, sans me vanter, remplir des pages et des pages sur ce bouffon-là. Qui n’en est pas un. Qui l’est, d’une certaine manière, mais qui en tout cas ne l’a pas toujours été. Le savez-vous ? Fin 2000 est sorti en Italie le livre L’odore dei soldi. Origini e misteri delle fortune di Silvio Berlusconi. Il n’est guère besoin de traduire. Oui, d’où vient réellement l’argent par lequel Berlusconi a bâti son empire industriel et médiatique ? À l’heure où j’écris, nul ne le sait. Il y a des indices, comme on dit. Convergents, même. Qui mènent droit en direction du sud de la péninsule italienne. Mais pour l’heure, aucune réponse.

Berlusconi a été un ami proche de Bettino Craxi, archiponte du Parti socialiste italien (PSI) et maître de la corruption, ce qui l’obligea à terminer sa vie en Tunisie, fuyant la justice de son pays, qui n’aurait pas manqué d’embastiller cet ancien président du Conseil. Les deux étaient si proches, au mitan des années 80, que Craxi présenta Berlusconi à son grand ami Mitterrand, qui lui offrit en retour une chaîne de télé inoubliable, la Cinq. Mais Berlusconi n’était pas, et n’a jamais été seulement ce qu’il paraissait être. On sait depuis 1981 qu’il a appartenu à la loge maçonnique dite P2, où il détenait la carte 1816.

Il l’a nié, comme il a toujours tout nié, mais la chose est désormais certaine. Officielle. Publique. Il appartenait bien à cet incroyable écheveau secret, qui a fait la loi réelle dans les coulisses de l’Italie après la Seconde guerre mondiale. De très nombreux responsables d’État – ministres, chefs des services secrets, parlementaires -, de très nombreux entrepreneurs publics et privés de premier plan avaient juré serment à Licio Gelli, chef de la Loge et homme d’extrême-droite.

Dont Berlusconi. La P2 a joué un rôle clé, central, dans ce qu’on a appelé la stratégie de la tension, qui s’est soldée par une flopée d’attentats, dont le plus grave, à Bologne, à l’été 1980, a fait plus de 100 morts. Je sens bien que cela fleure la science-fiction, mais il n’y a aucun doute que des services d’État ont permis, parfois organisé le massacre de citoyens parfaitement innocents. L’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, qui avait été président du Conseil, comme le seraient Craxi puis Berlusconi, restent parmi les mystères les mieux gardés de l’Italie contemporaine. Les faits se sont produits en 1978, et des chefs de la P2 y ont tenu une place que je qualifierais de nodale.

Pourquoi revenir en arrière ? Mais parce que tout est là. C’est parce que l’Italie n’a pas su regarder en face son visage, hier, qu’elle porte aujourd’hui celui du monstre. En refusant de purger le vrai bilan des années de plomb et du terrorisme manipulé, les Italiens ont ouvert un boulevard à Berlusconi, qui ne pouvait que s’y pavaner en empereur romain de pacotille. Nous en sommes là. Des femmes ministres sont soupçonnées de papoter entre elles sur la meilleure manière de faire jouir le vieux monsieur, qui les aurait choisies en fonction de considérations, disons physiques. Lequel vieux monsieur – 72 ans, mais une série de malaises derrière lui – se fait injecter des produits dans le sexe, pour l’usage qu’on devine, séduit ou croit séduire des jeunesses de 18 ans, etc.

Pathétique ? Non pas. Fou. Ignoble. Insupportable. Le monde de Berlusconi est de paillettes, de stupre, de dope, de fric. Un raccomodage de liftings, de putes et de champagne. Une scène que Pasolini aurait su – peut-être – changer en une esthétique de fin du monde. Je suis bien navré de vous l’écrire, mais Berlusconi me semble étonnamment moderne. Il signale comme aucun autre la fin d’un modèle, la fin d’une conception du pouvoir où le verbe dominait encore l’image. Où la raison pouvait l’emporter sur les tombolas et les concours de chansons. 93 % des Italiens ne s’informeraient plus qu’au travers de la télévision, et ceux-là ne savent rien des menues embrouilles de leur hominicule providentiel.

En sommes-nous si loin ? Je vous laisse juges, au moment où s’ouvre le procès Clearstream. Je vous rappelle que Sarkozy, faraud comme il sait être, a annoncé que son rêve était de pendre le responsable des fameux (faux) listings bancaires où son nom apparaît, « à un croc de boucher ». Et ce responsable est pour lui l’ancien Premier ministre de notre pauvre République, Villepin. Je vous signale au passage que la constitution d’un président en exercice comme partie civile à un procès le concernant est une première. Vous rendez-vous compte ? Il est intouchable légalement pendant son mandat, mais poursuit néanmoins, espérant pendre à un croc le supposé coupable, comme d’autres, que je préfère oublier, mais qui le firent pour de vrai. On aura même vu un procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, déclarer il y a un mois, avant tout procès donc, que Villepin a été l’un « des bénéficiaires collatéraux, mais parfaitement conscient » de cette sombre affaire.

Alors ? Alors, malgré ma promesse du début, un mot sur l’écologie. L’écologie qui est la mienne est morale. Elle est sursaut, résistance, résilience bien sûr. Elle demande du sang-froid quand il en faut, de la sainte colère lorsqu’elle est nécessaire. Elle exige de la révolte, des idées neuves, des perspectives inédites, elle réclame du calme et du vacarme. Et avant tout cela, l’examen véritable de la situation, sans fioriture aucune. En ce 22 septembre 2009, il me paraît limpide que la démocratie, telle qu’elle fut pratiquée pendant deux bons gros siècles, cahin-caha, est morte. Ce n’est pas une formule. Nous ne pourrons affronter la crise écologique avec les mots et les systèmes qui nous ont conduits au gouffre. Nous devons donc inventer la liberté, cette idée neuve. En plus du reste. Il ne va pas rester beaucoup de temps pour profiter de septembre.

Antonio Gramsci et le salon agricole de Rennes

J’ai eu jadis un intérêt, mêlé de tendresse, pour la figure d’Antonio Gramsci. Ce communiste italien, né en 1891, est mort dans une prison mussolinienne au printemps de 1937, après onze années de réclusion. Nous ne saurons jamais comment il se serait situé face au stalinisme, qui  déferlait au moment de sa mort dans le monde entier, après avoir dévasté l’Union soviétique.

Pour vous dire le vrai, cela ne m’intéresse pas plus que cela. Et même le Gramsci d’avant la geôle fasciste me laisse aujourd’hui indifférent. J’ai pourtant pensé à lui tout à l’heure en regardant un supplément du journal Ouest France. C’est ainsi, ce n’est pas autrement. Pour bien comprendre ce que je souhaite vous dire, il me faut rappeler que Gramsci, qui était un intellectuel raffiné,  avait forgé en son temps l’expression « hégémonie culturelle ». Il pensait que les travailleurs des pays comme le sien ne gagneraient la partie qu’à la condition d’exercer, dans la société, une hégémonie culturelle. Que leurs valeurs, leurs conceptions, leurs choix apparaissent enfin comme meilleurs que ceux de la bourgeoisie. Faute de quoi, celle-ci garderait indéfiniment le pouvoir.

Cette hégémonie signifie donc la victoire des signes et symboles. Et de ce point de vue, la défaite de ce qu’on appela le mouvement ouvrier, est patente. Il n’aura pas su imposer sa vision de l’avenir, et tous ses points d’appui cèdent un à un sous nos yeux. Le mouvement ouvrier, splendide ouvrage de civilisation au moins jusqu’en 1914, est moribond.

Et le mouvement écologiste ? Je n’ai pas le temps de détailler tout ce qui lui manque, qui pèse si lourd. Il n’a par exemple aucune organisation digne de ce nom, ce qui lui interdit de peser du poids qui est déjà le sien. C’est un grand dommage, auquel nul ne peut beaucoup. En tout cas, il me semble que l’écologie est en train de réaliser le vieux rêve gramscien. Oui, j’ai l’impression que son hégémonie culturelle se profile désormais à l’horizon. Nous en sommes loin encore, mais cela se rapproche.

Témoin ce supplément de Ouest France, que je juge historique. Inséré dans l’édition du 15 septembre 2009 du journal de Rennes, il s’appelle Paysans de l’Ouest. Le quotidien Ouest France a été l’un des principaux vecteurs de la révolution agricole complète que la Bretagne a connue entre 1950 et nos jours. Il a accompagné, applaudissements compris, le remembrement, la fin du bocage et le triomphe du maïs, les épandages, les pesticides, les porcheries, les poulaillers géants, la puanteur, la nourriture industrielle, etc. Ouest France est le medium par lequel se sont senti exprimés des centaines de milliers de paysans modernes.

Et patatras. Le « miracle économique breton » se retourne tel un gant, et se change en un cauchemar. C’est un peu, à une autre échelle, le fameux conte d’Andersen, où seul un gosse ose crier : « Le roi est nu ! Le roi est nu ! ». Nous sommes, en Bretagne, juste au moment où le roi – l’agriculture industrielle – sort à poil dans la rue, pensant qu’il est paré des plus beaux habits de la terre. Nul n’a encore osé l’outrage.

Paysans de l’Ouest, supplément de Ouest France, est entièrement consacré au salon de l’agriculture intensive SPACE, qui s’est déroulé à Rennes du 15 au 18 septembre. Plus de 100 000 visiteurs se sont comme chaque année pressés autour des stands où l’on fait tonner les moteurs des plus gros engins. Mais Ouest France est déjà passé de l’autre côté. Mais Ouest France a déjà reconnu l’hégémonie culturelle de l’écologie. Sans le claironner, on s’en doute.

Que trouve-t-on dans Paysans de l’Ouest ? Deux ensembles parfaitement contradictoires. D’un côté, des articles remarquables, coordonnés par le journaliste Patrice Moyon. Tout y passe : la bio, la fertilité menacée des sols, les cultures sans labour, le rôle des bactéries, des vers, la nécessité des rotations, le danger des gros engins agricoles, qui tassent la terre. Parmi les invités, les Bourguignon, héros encore méconnus (ici), un maraîcher bio, Sjoerd Wartena, fondateur de Terre de liens (ici), Najat Nassr, qui défend depuis son laboratoire de Colmar l’équilibre entre la faune du sol et les pratiques agricoles.

Que ne trouve-t-on pas dans Paysans de l’Ouest ? Ce qui était auparavant omniprésent : des odes aux capitaines d’industrie de la bidoche, comme Doux. Des portraits de potentats, prompts à déverser du lisier sur la tête du premier écolo venu. Des visites parapublicitaires d’exploitations folles où l’on entasse par milliers des porcs, leur interdisant jusqu’à la mort le moindre mouvement. De cela, de cet univers tant vanté au fil des décennies, plus rien. Rien.

En revanche, et c’est je crois ce qu’on peut appeler un point de bascule, des pages entières de publicités pour les tracteurs John Deere, les tapis élévateurs Lucas, les toits de hangars Éternit – longtemps champion de l’amiante -, la coop de Garun, où l’on traite la truie comme elle le mérite, la tonne à lisier Demarest, les équipements d’élevage Lactalis Sotec, les racleurs à câble CRD, qui permettent de « séparer les fèces et l’urine » des cochons, chez qui tout est bon, etc.

Et voilà le travail. Gramsci serait content. La Bretagne me semble mûre pour un mouvement collectif sans précédent en France. Un mouvement qui unirait des forces disparates, en apparence opposées parfois. Mais qui serait poussé par l’irrésistible pression d’une autre vision de l’avenir. La Bretagne pourrait bien, dans les années qui viennent, nous surprendre. Gramsci dans le texte : «La supremazia di un gruppo sociale si manifesta in due modi, come dominio e come direzione intellettuale e morale. Un gruppo sociale è dominante dei gruppi avversari che tende a liquidare o a sottomettere anche con la forza armata, ed è dirigente dei gruppi affini e alleati. Un gruppo sociale può e anzi deve essere dirigente già prima di conquistare il potere governativo (è questa una delle condizioni principali per la stessa conquista del potere); dopo, quando esercita il potere ed anche se lo tiene fortemente in pugno, diventa dominante ma deve continuare ad essere anche dirigente ».

Cet extrait est tiré de Quaderni del carcere, Il Risorgimento. Ce qu’il dit s’applique assez bien à notre situation bretonne, mine de rien. En trois phrases : la suprématie d’un groupe social peut s’exercer sous la forme de la domination, mais aussi sous celle de la direction intellectuelle et morale. Un groupe social peut devenir dirigeant avant même d’avoir conquis le pouvoir politique, et c’est même l’une des conditions pour la prise de pouvoir. Ensuite, quand il exerce réellement le pouvoir, ce groupe, même s’il tient les rênes d’une main ferme, devient du même coup dominant, mais doit aussi continuer à être dirigeant .

En somme, voilà. Gramsci, se penchant sur le supplément de Ouest France écrit 72 ans après sa mort, nous signale l’importance de définir le cadre – ce que nous appelons le paradigme – et de tenir la barre de façon à montrer la voie à tous. Ma foi, Antonio, siamo d’accordo. Nous sommes d’accord.

Pourquoi j’ai voulu ce livre (sur la bidoche)

(Désolé, mais la technique, cette ogresse, a encore frappé. Absent de Paris pour deux jours, j’avais programmé pour hier ce qui suit. Je rentre, et constate que la machine m’a trahi. C’est honteux, je suis confus, mais c’est comme ça. Maledetta ! )

Vous pourrez lire plus bas l’introduction exacte du livre Bidoche (L’industrie de la viande menace le monde), qui paraît le 30 septembre 2009 aux éditions LLL (Les liens qui libèrent), comme je l’ai expliqué hier. Il m’a semblé juste de vous présenter à vous ce livre, tel que je l’ai pensé. Il va (presque) de soi que cette introduction peut circuler dans tous les réseaux possibles et imaginables. Autrement dit, et je vous en prie comme hier, ouvrez donc vos carnets d’adresses ! Car, et je vous fais là une confidence qui n’étonnera pas tout le monde, je mise sur mes futurs lecteurs. Le bouche-à-oreille, donc. Bien entendu, cela ne marche que si le livre est réussi.

Est-ce le cas ? Je me ridiculiserais en écrivant oui. J’ai en tout cas écrit ce que je voulais. Et je n’ai pas eu à forcer le trait. L’univers de la viande industrielle est un monde affreux, mais loufoque, absurde, hilarant même. Je vous l’assure : hilarant. Il me semble que, tel qu’il est, mon livre raconte une grande aventure pleine de personnages et de rebondissements. Il me semble. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, certes non. Mais vous aurez, je l’espère, le goût d’au moins feuilleter. Et alors, si cela vous plaît, vous saurez bien quoi faire. Je m’apprête à participer à des émissions, à répondre à des questions. Ce n’est pas le moment de régler mes comptes avec le monde du journalisme. Je me répète par précaution : je compte sur les réseaux, les librairies et les lecteurs, avant tout. Et malgré le grand mérite de quelques (rares) confrères. Voici donc mon introduction :

POURQUOI J’AI VOULU CE LIVRE
Je suis né pour ma part dans le sous-prolétariat urbain de la banlieue parisienne. Ce n’est pas un lieu rieur. Ce ne fut pas un temps calme. Il m’arriva plus d’une fois de rêver meilleur destin. Mais qui choisit ? Il reste que, dans les meilleures années de cette époque engloutie à jamais, ma mère préparait le dimanche midi un roast-beef, un rosbif farci à l’ail qui déclenchait chez nous tous, les enfants de cette pauvre nichée, une émeute de papilles.

Un repas peut-il rendre heureux ? Oui. Un morceau de viande peut-il faire croire, le temps d’une tablée familiale, que tout va bien, que tout va mieux ? Oui. J’ai mangé beaucoup de viande. J’ai pris un grand plaisir à mastiquer, à partager avec les miens ce qui était davantage qu’un mets. Je suis mieux placé que d’autres pour comprendre que manger de la viande est un acte social majeur. Un comportement. Une manière de se situer par rapport au passé maudit de l’humanité, et de défier le sort promis par l’avenir.

Je crois savoir ce que manger veut dire. Mais je dois ajouter que, chemin faisant, j’ai changé d’avis et de goût. Modifier ses habitudes est l’une des vraies grandes libertés qui nous sont laissées. Je l’ai fait. Derrière la viande, peu à peu, les morceaux, hauts et bas, se sont reformés, comme dans les dessins animés de mon enfance, qui ignorent tout de la logique triviale de la vie ordinaire.

Derrière une côte de bœuf, j’ai fini par voir un bœuf. Derrière un gigot, un agneau. Derrière un jambon, un cochon. On peut parler d’un choc, immense et lent. L’histoire que je vais vous raconter n’est pas simple, et j’en suis le premier désolé. Elle peut d’autant plus paraître compliquée qu’elle l’est en réalité. Mais ce n’était pas une raison pour faire un livre pesant. Celui-ci ne devrait pas l’être. On y verra beaucoup d’hommes en action, prenant en notre nom des décisions plus ou moins réfléchies. Avec des conséquences majeures que la plupart ignorent.

Cela explique les tours, détours, ruses et contorsions d’une affaire profonde, qui nous concerne tous. Ce livre sur la viande commande du temps, et de la réflexion. Peut-être est-ce une mauvaise idée de le signaler d’entrée, à l’heure d’Internet et du zapping tous azimuts. Mais c’est ainsi. Au moins ne serez-vous pas trompé sur la marchandise. Il reste que cet ouvrage peut aussi se lire pour ce qu’il est : une formidable aventure aux conséquences inouïes. Où rien n’était inévitable. Où tout aurait dû être pesé. Ou tout aurait pu être contrebalancé. Une histoire pleine de bruit et de fureur, emplie jusqu’à déborder de qualités qui sont souvent de pénibles défauts. Laissez-vous porter par cette vague venue des temps les plus anciens, et posez-vous les bonnes questions, qui vous rendront fiers d’être des humains dignes du mot.

Comment des animaux aussi sacrés que le taureau Hap de la plus haute Antiquité sont-ils devenus des morceaux, des choses, des marchandises ? Pourquoi des techniciens inventent-ils chaque jour, en notre nom, de nouvelles méthodes pour « fabriquer » de la « matière » à partir d’êtres vivants et sensibles ? Pourquoi leurs laboratoires sont-il aussi anonymes que secrets ? Pourquoi l’industrie de la bidoche est-elle dotée d’une puissance qui cloue le bec de ses rares critiques ? À la suite de quelle rupture mentale a-t-on accepté la barbarie de l’élevage industriel ? Pour quelle raison folle laisse-t-on la consommation effrénée de ce produit plein d’antibiotiques et d’hormones menacer la santé humaine, détruire les forêts tropicales, aggraver dans des proportions étonnantes la si grave crise climatique en cours ?

Qui est responsable ? Et y a-t-il des coupables ? La réponse n’a rien d’évident, mais elle existe, dans les deux cas. Ce livre vous convie à une plongée dont vous ne sortirez pas indemne. À la condition de le lire pour de vrai, vous ferez ensuite partie d’une tribu en expansion, mais qui demeure on ne peut plus minoritaire. La tribu de ceux qui savent. Et peut-être même rejoindrez-vous celle qui ne veut plus. A-t-on le droit de se révolter ? On en a en tout cas le devoir.

Je mange encore de la viande. De moins en moins, et désormais si peu que j’entrevois le moment où je cesserai peut-être de le faire. Je ne suis pas un exemple. Je suis exactement comme vous. J’espère en tout cas que nous nous ressemblons assez pour que le dialogue commence. Mais avant cela, il fallait vous faire découvrir le tumulte des relations que nous entretenons avec notre sainte bidoche. Si ce livre devait servir à quelque chose, il me plairait qu’il permette à ses lecteurs de se demander ce qu’ils mangent. Et pourquoi. Et comment.

Changement de sujet (sur la bidoche)

Opérant une audacieuse manœuvre sur l’aile, je m’éloigne d’un coup de manche à balai des lourds nuages de la question climatique, car j’ai besoin de vous. Vous n’avez pas la berlue : j’ai besoin de vous. Depuis deux ans, je maintiens ici un rendez-vous fréquenté par des milliers de personnes. De plus en plus fréquenté, d’ailleurs. Je ne vais pas verser une larme sur mon sort bienheureux, mais vous aurez peut-être remarqué qu’il vous suffit de cliquer sur un clavier pour me lire. En somme, c’est gratuit.

J’en suis fort aise. Et je ne compte pas changer cet état de fait. Nul ne m’oblige, et je peux arrêter quand je le veux. Il ne vous aura pourtant pas échappé que rassembler une information de qualité, venue des quatre coins de la terre, la digérer, la présenter, vous la présenter, cela prend du temps. Je vois bien que cela plaît à nombre d’entre vous, et les autres ne se manifestent pour ainsi dire pas. Tant mieux, du reste. Or donc, nous avons, vous et moi, un échange inégal. J’offre mon temps et mon énergie, chaque jour ou presque, et vous venez papillonner – ou non – au gré de vos envies.

Mais aujourd’hui est différent, car, bis repetita placent, j’ai besoin de vous. Du plus grand nombre possible d’entre vous. Le 30 septembre, je publie en effet un livre dans une nouvelle maison d’édition, LLL, sise 18 rue Séguier, 75006 Paris. Je vous raconte, tout. Henri Trubert, qui avait édité deux de mes livres chez Fayard (Pesticides, révélations sur un scandale français, avec François Veillerette, et La faim, la bagnole, le blé et nous), a décidé de quitter cette maison et d’en créer une autre avec Sophie Marinopoulos (1). En ces temps de crise, ce n’est pas une mince affaire.

Quand Henri m’a prévenu de cela, j’avais déjà signé avec Fayard un contrat portant sur le livre Bidoche. J’aurais pu donc rester dans la vénérable maison. Mais j’ai préféré reprendre le livre, en accord avec Fayard, et partir à l’aventure avec Henri. Vous me suivez ? Tout bien considéré, je crois que j’aime l’aventure. LLL, cette nouvelle maison d’édition, signifie Les liens qui libèrent (le diffuseur est Actes Sud, le distributeur UD-Flammarion). Henri, comme Sophie, comme moi et peut-être vous, nous pensons qu’il faut en effet lier, relier, recoudre, rassembler. Sur toutes les questions possibles.

Moi, vous le savez, je ne sais parler que d’écologie. Bidoche (l’industrie de la viande menace le monde) sera donc le 30 septembre en librairie, et c’est à ce propos que je vous sollicite. Attention, ce n’est qu’un début. Entre maintenant et la sortie, je vous demanderai d’autres coups de main, espérant que vous voudrez bien me les donner. Pour aujourd’hui, c’est simple : si vous passez chez un libraire, signalez-lui l’existence de LLL. Cela n’a l’air de rien, mais ce peut être très important. Car les libraires sont perdus dans un monde devenu fou, qui crache des livres comme on crache par terre. LLL a besoin de soutien, de bouche-à-oreille, d’attention bienveillante. Si un sur dix d’entre vous fait un mouvement, ce sera fabuleux.

Et ce livre, alors ? Je vous livrerai demain son introduction, qui donne le ton général. Mais, vous l’aurez déjà compris, Bidoche est un livre qui cogne. Je le crois agréable, je le sais solide, mais il cogne. Il est dédié à « tous les animaux morts sans avoir vécu », et il aborde une à une les questions les plus importantes à mes yeux. Par quel processus inouï a-t-on pu changer des animaux domestiques, qui nous accompagnent depuis des milliers d’années, en simples morceaux ? En marchandise auxquelles on dénie tout droit à l’existence ? J’assure dès maintenant les lecteurs à venir qu’ils découvriront quantité de choses qu’ils ignorent encore.

Encore deux points. Le premier : à partir du 29 septembre, j’ouvrirai un site dédié au livre, où l’on pourra voir ma trombine – mais pas seulement – expliquer quelques aspects du livre. Le second est une citation de l’immense Cervantes, celui du Quijote : « Pero ninguna cosa me admiraba más ni me parecía peor que el ver que estos jiferos con la misma facilidad matan a un hombre que a una vaca ; por quítame allá esa paja, a dos por tres meten un cuchillo de cachas amarillas por la barriga de una persona, como si acocotasen un toro ».

Ce qui veut dire, traduit par moi : « Mais rien ne m’étonnait plus ni ne me semblait pire que de voir ces bouchers d’abattoir tuer un homme avec la même facilité qu’une vache ; pour un oui ou un non, ils enfoncent un couteau à manche jaune dans le ventre d’une personne, comme ils le feraient dans la nuque d’un taureau ». Le texte est tiré du récit El coloquio de los perros (Miguel de Cervantes). La suite au prochain épisode. Je me répète : j’ai besoin, je vais avoir sacrément besoin de vous.

(1) Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste, publie en même temps que moi, chez LLL, Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment il va. Comme je ne l’ai pas encore lu, je ne peux en dire que du bien. C’est bien.