Archives mensuelles : novembre 2009

La Société Générale fait des cachotteries

Le Tunnel sous la Manche n’aura rien changé. Il y a là-bas, et ici. Malgré la vitesse électronique des échanges « informationnels ». À l’heure où je vous écris ce 20 novembre 2009, aucun journal français, à ma connaissance, n’a repris le sensationnel papier paru hier matin dans le quotidien britannique Telegraph (ici). La Société Générale, la filiale britannique de notre Société Générale a écrit un rapport qui fait claquer des dents les boursicoteurs. Il conseille aux clients fortunés de la banque de se préparer à un éventuel « effondrement économique global » dans les deux prochaines années.

Hélas, ce n’est pas un hoax, un bobard de mauvais goût. Le rapport suggère des investissements destinés à éviter la destruction totale de biens. En deux mots, il faudrait se débarrasser de valeurs dites cycliques, telles que la bagnole, le voyage, les technologies ! Et de se tourner davantage – c’est sous-entendu – vers le marché alimentaire et agricole, qui se montrerait bien plus solide et servirait du coup de refuge. En avant vers la razzia sur les terres agricoles du Sud !

Que se passe-t-il selon le rapport ? En bref, rien n’est maîtrisé, contrairement à ce qu’on lit partout. Les passifs privés ont été transférés par les États vers de nouvelles structures qui sont très instables. L’endettement global est devenu fou, atteignant 350 % du PIB aux États-Unis. Le problème de la dette serait bien plus grave qu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, d’autant que le vieillissement de la population rend son remboursement bien plus incertain.

So what ? L’auteur du rapport, Daniel Fermon, déclare au Telegraph que son texte a tétanisé les clients de la banque des deux côtés de l’Atlantique, ajoutant : « Tout le monde veut savoir quel sera l’impact. Beaucoup de hedge funds et de banquiers sont inquiets ». Vous aurez remarqué avec moi qu’on parle des deux bords de l’Atlantique. Et non de la Manche, qui nous sépare résolument de la Grande-Bretagne. Attendons de voir ce que va dire la presse française, pour l’heure singulièrement muette.

Coup de frime sans précédent (de moi)

Ce n’est pas tous les jours dimanche, ni d’ailleurs mardi. Dans l’édition datée de ce mercredi, mais publiée hier à Paris, le journal Le Monde – que je n’ai pas ménagé par ailleurs – publie une tribune signée par moi-même en personne. Il n’y avait pas de raison que je ne la mette en ligne ici. D’autant plus – ô joie enfantine ! – qu’elle écrase de son poids une (bien) plus petite tribune de deux ministres de la République, Valérie Pécresse et Luc Chatel. Avant d’éventuellement la lire, cette info effarante, qui vient juste de sortir. Selon une étude publiée dans la revue Nature Geoscience (ici), les émissions de gaz à effet de serre mondiales ont augmenté de 29 % entre 2000 et 2008, et de 41 % entre 1990, point zéro retenu à la conférence de Kyoto de 1997, et 2008. Autrement dit, dans l’état actuel des choses, le scénario le plus noir se profile à l’horizon. Un basculement global. Une terre rendue inhabitable sur des millions, peut-être des dizaines de millions de km2. Je crois pouvoir écrire que notre espèce, outre qu’elle est imbécile, est également folle. Voici ma tribune (le lien) :

Quand mettra-t-on un terme aux ravages de l’industrie de la viande ?, par Fabrice Nicolino

LE MONDE | 17.11.09 | 14h13  •  Mis à jour le 17.11.09 | 14h13

Désolé de se montrer brutal, mais il arrive que des rendez-vous officiels, pour ne pas dire universels, soient de pures foutaises. C’est peut-être bien le sort qui attend le sommet mondial sur la sécurité alimentaire, qui a lieu à Rome du 16 au 18 novembre. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), puissance invitante, y tiendra les propos que l’on attend d’elle. La faim est une honte, le monde est mal organisé, il faut absolument réagir.
La FAO serait peut-être mieux inspirée d’expliquer pourquoi tous les engagements passés ont pu, à ce point, rater leurs objectifs. En 1996 déjà, un autre sommet mondial de l’alimentation promettait de diviser par deux, en 2015, le nombre d’affamés. Cinq ans plus tard, en 2001, la FAO réclamait au cours d’une nouvelle réunion internationale « une plus grande détermination politique et un échéancier rigoureux de mesures ». Le résultat est tragique : notre planète compte plus de 1 milliard d’affamés chroniques, dont 100 millions supplémentaires au cours de cette année.

En décembre, comme on commence à le savoir, le dérèglement climatique en cours sera au centre d’un immense forum planétaire à Copenhague. Nul ne sait ce qui en sortira, car nul n’imagine un échec. Ni d’ailleurs un succès. Un petit monde de bureaucrates, enfermés dans un jargon incompréhensible pour les peuples, prétend y régler le sort commun à coup de « compensation carbone », d' »additionnalité », de mécanisme de développement propre (MDP) ou de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD). On pourrait, bien entendu, choisir d’en rire, mais en même temps, il ne fait aucun doute que Copenhague marquera une date importante, bien qu’on ait des doutes. Le probable est que la discussion, qu’elle aboutisse ou non, restera technique et confuse. Or, il existe bel et bien une autre voie, audacieuse mais simple, volontaire mais limpide. Et cette autre voie, qu’elle concerne le sommet de Rome ou celui de Copenhague, s’appelle la viande.

Pour le meilleur et plus souvent le pire, la viande est devenue une industrie. Elle connaît ses crises répétées de surproduction, ses usines, ses ouvriers, ses Bourses, ses traders. Produit anthropologique par excellence, la viande puise ses racines dans la mémoire la plus archaïque de notre espèce, et la plupart des civilisations ont associé sa consommation à la force, à la puissance, à la santé, pour ne pas dire à la virilité.

Mais avec le tournant industriel opéré en France dans les années 1960, les consommateurs ont été incités par de multiples méthodes publicitaires à en manger de plus en plus souvent. Chaque Français, en moyenne, en mangerait plus de 90 kg par an, soit environ trois fois plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Mutatis mutandis, tout l’Occident a suivi le même chemin, inspiré par l’exemple américain.

Catastrophe ? Oui, tel est bien le mot qui s’impose. Evidemment, les promoteurs de ce bouleversement n’imaginaient aucune des conséquences fâcheuses de leurs décisions. Les jeunes zootechniciens de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) d’après-guerre ne souhaitaient que nourrir les hommes et montrer leur savoir-faire. Plus tard, un Edgard Pisani, ministre de De Gaulle, croyait faire son devoir moderniste en transformant la Bretagne en usine à viande et à lait de la France. Inutile de faire le moindre procès rétrospectif. Ce serait facile, mais surtout vain. Il vaut bien mieux juger la situation présente, qui est grave. Car l’industrie de la viande n’a plus désormais qu’un but : avancer en perdurant dans son être. Mais, ce faisant, elle dévaste tout sur son passage.

La famine ? Elle ne peut que s’aggraver à mesure que la demande de viande s’accroîtra dans les pays dits émergents. Si les courbes actuelles de croissance du cheptel mondial devaient se poursuivre, nous devrions cohabiter sur terre, à l’horizon 2050, avec environ 36 milliards de veaux, vaches, cochons et volailles. Cela n’arrivera pas, pour une raison évidente : il n’existe pas assez de terres agricoles pour nourrir une telle quantité d’animaux. Lesquels sont, dans l’ensemble, de bien mauvais transformateurs d’énergie. On estime qu’il faut entre 7 et 9 calories végétales pour obtenir une seule calorie animale. En clair, l’alimentation animale requiert des surfaces géantes d’herbes et de céréales.

La planète ne comptera probablement jamais 36 milliards d’animaux d’élevage, mais en attendant, la consommation de viande, en Occident ou dans des pays comme la Chine se fera toujours plus au détriment de l’alimentation humaine. En France, bien que personne ne s’en soucie, près de 70 % des terres agricoles servent déjà à l’alimentation du bétail (« Rapport Dormont », Afssa, 2000). Entre 2005 et 2031, si rien ne vient arrêter cette machine infernale, la Chine verra sa consommation de viande passer de 64 millions de tonnes à 181 millions de tonnes par an (Lester Brown, « Earth Policy », 2005). Où sont les terres susceptibles de produire un tel « miracle » ? En tout cas, pas en Chine.

La seule voie d’avenir, dans ce domaine, consiste à diminuer notre consommation de viande de manière organisée. Et de s’appuyer autant qu’il sera possible sur des régimes à base végétale, les seuls à même d’éventuellement nourrir plus de 9 milliards d’humains en 2050. L’hyperconsommation de viande, telle qu’elle existe chez nous et dans la plupart des pays développés, conduit à des famines de plus en plus massives. Mais la FAO parlera-t-elle de la viande le 16 novembre à Rome ?

Et la confrérie des experts climatiques réunie quelques jours plus tard à Copenhague ouvrira-t-elle ce dossier brûlant ? On aimerait le croire. Par un clin d’oeil de l’histoire, c’est la FAO qui a mis les pieds dans le plat en publiant en 2006 un rapport saisissant qui, à notre connaissance, n’a pas été traduit en français (Livestock’s Long Shadow). Par quelle bizarrerie ?

Quoi qu’il en soit, ce document change la donne de la crise climatique en cours. Citation du communiqué de presse de la FAO : « A l’aide d’une méthodologie appliquée à l’ensemble de la filière, la FAO a estimé que l’élevage est responsable de 18 % des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les transports ! » Oui, vous avez bien lu. L’élevage mondial, en calculant l’ensemble du cycle de production de la viande, joue un rôle plus néfaste encore que la voiture, le train, le bateau et l’avion réunis. Quelque 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire causées par l’action humaine. Une énormité.

Dans un monde plus ordonné que le nôtre, il va de soi que ces données changeraient la face de la grande conférence de Copenhague. Au lieu d’amuser la galerie avec des taxes carbone, dont l’effet sera dans le meilleur des cas dérisoire, l’on pourrait enfin s’attaquer à une cause massive du dérèglement climatique. Mais les Etats, mais les gouvernements trouveraient alors sur leur chemin l’un des lobbies industriels les plus puissants, en l’occurrence, celui de l’agriculture et de l’élevage industriels. En France, chacun sait ou devrait savoir que tous les gouvernements depuis soixante ans, de droite comme de gauche, ont cogéré le dossier de l’agriculture en relation étroite avec les intérêts privés.

La cause serait donc désespérée ? Elle est en tout cas difficile, et bien peu d’oreilles se tendent. Mais indiscutablement, les bouches commencent à s’ouvrir. En janvier 2008, l’Indien Rajendra Pachauri, président du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) – à ce titre Prix Nobel de la Paix – déclarait au cours d’un passage à Paris : « S’il vous plaît, mangez moins de viande ! Ce n’est pas très bon pour la santé et c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre. » Il nous reste quelques jours pour lui donner raison. Chiche ?

Fabrice Nicolino est auteur de « Bidoche » (éditions Les Liens qui libèrent, 386 p., 21 €).

Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !)

L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.

On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.

Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.

Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.

Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».

Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.

Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.

Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.

Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.

PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous

Un certain esprit Pappalardo (sur les biocarburants)

Eh oui, de retour. Les feuilles de l’arbre sont si belles qu’elles ont sans doute été inventées pour oublier la laideur. Mais par qui, dans ce cas ? Le bonheur a la lumière des hêtres, touchés par le déclin jaune de l’automne. Et comme je m’y préparais, la buse était là, qui attendait mon passage. La rivière ? Oh, la rivière avait repris des forces, depuis la dernière fois.

Je me suis demandé, comme vous sans doute, je me suis demandé ce qu’elle pouvait bien faire de ces amas fous de feuilles, brindilles, branches et même arbres complets qu’elle entraîne dans sa course inlassable. Qu’en fait-elle ? Le savez-vous ? Où cache-t-elle ces montagnes végétales qu’elle drosse contre ses falaises ? Je ne sais pourquoi j’ai retiré de ses flots deux troncs coincés dans quelque réseau de racines de la berge. Je n’en sais rien, mais je l’ai fait. Et puis je les ai déposés plus haut, espérant qu’ils sécheront, espérant que de nouveaux habitants viendront s’y réfugier.

Et me voici donc de retour, apprenant par le site Rue89 que l’Ademe a retiré de la circulation un rapport pourtant mûri de longue date sur les biocarburants (je précise une fois de plus, pour Iona, que ce terme me va mieux qu’un autre. Un, il est celui du mensonge et des marchands, qu’il faut bien affronter. Deux, il permet d’être compris de tous. Essayez donc de parler d’agrocarburants, et vous verrez que la moitié des gens ne savent pas de quoi vous parlez). Donc, l’Ademe a décidé de planquer sous le tapis une étude sur cette industrie criminelle (ici).

Ce pourrait presque être drôle. Je lis que Patrick Sadones, ingénieur agronome alter en même temps qu’excellent connaisseur du dossier, a déclaré à Sophie Verney à propos de vrai-faux rapport d’anthologie: « Les services de l’Etat à la botte du lobby des agrocarburants. La représentation de la société civile réduite à deux personnes, ne disposant d’aucun moyen pour effectuer des vérifications contradictoires approfondies. Les bureaux d’études plus soucieux de ne pas mécontenter leurs commanditaires actuels et futurs que d’œuvrer à la manifestation de la vérité. »

Ce serait presque drôle, car il y a deux ans, j’ai écrit un pamphlet contre les biocarburants (La faim, la bagnole, le blé et nous, Fayard), dans lequel je taillais en pièces un premier rapport estampillé Ademe – mais réalisé par un cabinet privé – qui soulignait l’excellence écologique de ce que je me dois d’appeler une merde globale. Et la patronne de l’Ademe, en cet automne 2007, avait rendu publique une lettre que je n’ai jamais reçue, mais qui m’était pourtant destinée. Cette dame s’appelait et s’appelle toujours Michèle Pappalardo. En bon soldat sarkozyste qu’elle est, elle se trouve être désormais, et j’essaie de ne pas rire, Commissaire générale au développement durable.

Mais il y a deux ans, elle était en colère contre moi, qui accusais son administration de vraies turpitudes. D’où une lettre, que certains d’entre vous auront peut-être le goût de lire in extenso (ici). Je viens de la parcourir, et j’y vois, peut-être à tort, un chef-d’œuvre mineur de la langue bureaucratique. Dans tous les cas, elle mérite considération. Je me permets de confier à votre sagacité cet extrait, long et chiant comme la pluie – qui ne l’est pas -, mais au moins éclairant : « Pour ce qui concerne les travaux menés sur l’évaluation environnementale des agro-carburants, les avis diffèrent certes sur les résultats des analyses de cycle de vie (ACV) et les conséquences du développement des agro-carburants. Mais ces divergences ne sont pas le fruit d’actions concertées de quelconques lobbies mais résultent de choix méthodologiques différents et d’une diffusion aujourd’hui imparfaite des connaissances, dans le domaine en pleine évolution de l’évaluation environnementale des problématiques touchant le secteur agricole.

Des différentes études publiées sur ce thème (…), ressortent des variations importantes dans l’ampleur du bénéfice apporté par les agro-carburants mais ces études conduisent toutefois très majoritairement à une évaluation positive de ce bénéfice. En vue de réduire les divergences constatées sur cette question environnementale majeure, l’ADEME a pris l’initiative de réunir l’ensemble des parties prenantes, associations et experts, dans le cadre d’un groupe de travail national sur les agro-carburants, lieu de réflexion où chacun peut s’exprimer sur les travaux en cours. La première réunion, tenue le 27 septembre dernier, a permis de dresser un panorama de l’état actuel des connaissances et des points sur lesquels il nous faut, en toute transparence, travailler ».

Blablabla. Blobloblo. Ce passage burlesque s’achevait de la sorte : « Ainsi, qu’il s’agisse de ce dossier particulier ou de nos activités en général, vos insinuations quant à la manière orientée dont nous conduirions nos évaluations sont totalement infondées ». La dame était donc très furieuse que j’ai pu oser mettre en doute la qualité et l’indépendance d’un travail payé sur fonds publics, mais entièrement contrôlé par l’intérêt privé. De mon côté, je lui adressai une réponse elle aussi publique, et pleine, je crois devoir l’avouer, de considérable moquerie (ici). Voici le début :

« À l’attention de Michèle Pappalardo, directrice de l’Ademe

Chère Madame Pappalardo,

J’ai bien reçu votre lettre datée semble-t-il du 12 octobre 2007. Je dis semble, car vos services, fait peu commun, ont décidé de la rendre publique sur le site Internet du journal 20 minutes avant que je ne l’aie reçu. Mais peut-être n’étais-je pas le destinataire principal ?

N’importe. Je l’ai lue avec toute l’attention nécessaire. Un premier commentaire s’impose : vous n’êtes pas contente. Mon livre vous a fortement irritée, et je le comprends sans peine. Car en effet, j’accuse l’Ademe, que vous dirigez, d’abriter en son sein Agrice (Agriculture pour la chimie et l’énergie), structure au service du lobby des biocarburants. Mon deuxième commentaire sera de fond. Vous ne faites que confirmer ce que j’ai écrit, à part quelques points que je juge insignifiants. J’en reste tout songeur. Rien ne vous semble donc anormal, dans cette tragique affaire ? Reprenons point par point, si vous le voulez bien ».

Et concernant l’étude de 2002 dont l’Ademe était si fière qu’elle s’est sentie obligé d’en commander une seconde, qui a pris deux ans, j’ajoutais ceci :

« 3 / Ce qu’est une étude


Nous voilà au cœur du sujet, avec cette rude question des études. Ou plutôt, de l’étude unique. Car vous savez mieux que moi que toute cette histoire est née d’un problème de débouchés commerciaux. Le reste vient en accompagnement. Cette preuve immédiate : comme vous le reconnaissez entre les lignes, aucune étude sur le bilan énergétique et écologique des biocarburants n’a été commandée en France avant 2002. Étrange, non ? Ainsi donc, l’État défiscalisait à tour de bras avant même de savoir si cette nouveauté avait un intérêt énergétique ? Eh bien !

Bon, me direz-vous, l’étude est là. Mais quelle étude ? L’Ademe n’a-t-elle pas dans son personnel des scientifiques et ingénieurs de grande qualité ? Pourquoi diable l’Ademe a-t-elle confié ce travail décisif, payé par les Français, à un cabinet privé dont les transnationales sont depuis des lustres les principaux clients ? Madame Pappalardo, je pense que vous aurez à cœur de répondre sans détour.

Autre questionnement grave : pourquoi l’Ademe a-t-elle accepté que cette étude soit pilotée et contrôlée par le lobby des biocarburants, représenté en l’occurrence par des entreprises comme Bio Éthanol Nord Picardie, Cristal Union ou Saipol, accompagnées de TotalFinaElf ou PSA ? Oui, pourquoi ? Je vous informe une nouvelle fois – mon livre le dit déjà en détail – que cette étude est contestée dans sa méthodologie comme dans ses résultats. Pour cause ! ».

Voilà tout. L’histoire bégaie, le serpent se mord la queue, et l’Ademe est toujours aussi vaillante. Madame Pappalardo, après avoir dirigé l’Ademe, est donc Commissaire générale. Madame Chantal Jouanno, après avoir dirigé l’Ademe, est sous-ministre à l’Écologie de qui vous savez. Celui qui l’a remplacée à la tête de l’Ademe en février 2009 s’appelle Philippe Van de Maele, polytechnicien et ingénieur des Ponts et chaussées. On peut compter sur cet homme, jadis responsable du Service des Grands Travaux à la Direction départementale de l’équipement (DDE) de Haute-Garonne, pour faire au moins aussi bien que celles qui l’ont précédé. L’esprit, le Saint-Esprit Pappalardo souffle sur le dossier des biocarburants. Amis de l’homme et des écosystèmes, voilà une bonne nouvelle. Une de plus.

Inutile de frapper à la porte (je m’absente)

Je ne vais pas être là pendant quelques jours. Je ne peux vous dire à quel point je suis heureux, cela ferait des jaloux. Je cours, vole et me venge de tous ces mots accumulés ici ou là, et qui parfois me pèsent. Il me semble avoir promis au départ de Planète sans visa d’écrire librement. Eh bien, oui, cela me pèse de temps à autre, peut-être un peu plus ces dernières semaines. J’ai certes le tempérament combatif, mais je n’aime rien davantage que la nature sans les humains.

Aïe ! c’est l’aveu que tant d’adversaires attendaient. Sans les humains. Mais je sais bien ce que j’ai écrit. J’aime la société des hommes, mais elle m’est aussi insupportable. La fausseté, la vilenie, le pouvoir, la hiérarchie, la domination sont partout. Je fais semblant de ne pas voir, de ne pas trop voir, mais la marée est si forte qu’elle emporte tout. Je me sens assailli chaque jour ou presque par le rappel de la laideur universelle.

Aussi bien, il était temps d’aller respirer un autre air. Je le fais, je m’en vais dans mon petit pays perdu, où une marinade, voici dix jours, a ennoyé le vallon de 150 mm de pluie au mètre carré. En moins de quarante-huit heures. C’est énorme, mais le monde caché, c’est-à-dire le monde réel, de là-bas en avait besoin. La sécheresse est comme une deuxième peau, dans ce pays lointain. Mais je préfère sa première, faite d’humus et de clapotis, de brumes montant du ruisseau, de ciels surchargés de vie passante.

Je débranche, quoi. Je tâcherai de voir le blaireau, sait-on jamais. Je regarderai de près où en sont les castors, qui colonisent, il n’y a pas d’autre mot. Je pense et je suis sûr que la buse se signalera dès l’entrée dans le chemin magique sous les châtaigniers, celui qui mène chez moi. Si tout se passe bien, Alban sera déjà là, et la table sera mise à mon arrivée. Pas de téléphone, pas de machine, pas de contact avec l’extérieur de moi. J’ai besoin de la solitude de mon âme. À bientôt.