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Soljenitsyne était-il écologiste ?

Si je reviens une fois de plus à Soljenitsyne, qui est pour moi une fraternelle présence, c’est pour deux raisons. La première, c’est qu’on continue à le calomnier par-delà le tombeau, ici-même dans des commentaires qui me restent au travers de la gorge. On écrit n’importe quoi, on le traite comme s’il était l’un de ces Cent-noirs, du nom des bandes antisémites qui régnaient en Russie avant la Première Guerre mondiale. Je ne le supporte pas. Même si cela semble dérisoire, je ne le supporte pas. La seconde raison, c’est que Marie-Pierre, grande lectrice des auteurs russes dans leur langue, m’a envoyé deux extraits de textes d’Alexandre Issaïevitch. Avant que vous les faire lire, deux mots.

Soljenitsyne n’est pas Tolstoï, mais je ne peux m’empêcher, pensant à l’un, d’évoquer l’autre. Tolstoï croyait en Dieu, comme Soljenitsyne. Il aimait profondément la nature, comme Soljenitsyne. Et l’antique campagne russe, et la liberté, tout comme l’autre. Mais les différences l’emportent évidemment. Car Tolstoï était un rousseauiste, un homme qui croyait en la bonté foncière de l’homme, qu’il suffisait d’aider à émerger, et qui finalement sauverait le monde. C’était un être merveilleux. Mystique, anarchiste, défenseur des animaux. Il n’y a aucun doute à mes yeux qu’il fut un écologiste avant l’heure.

Soljenitsyne avait, et pour cause, une vision bien plus noire de la vie. Il aimait profondément la liberté, mais craignait qu’elle ne fût dérobée, ou qu’elle ne servît les desseins du tyran. Il jugeait nécessaire, absolument nécessaire le constant rappel à la responsabilité individuelle. Il estimait l’homme capable de choisir entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, entre la beauté et la bassesse. Dans son grand roman La Roue rouge, qui raconte l’ancienne Russie et son basculement dans l’horreur totalitaire, il fait intervenir Tolstoï. Je crois me souvenir qu’un de ses personnages ferraille avec lui. L’un croit au bien – le vieux comte Tolstoï -, l’autre préfère penser aux moyens possibles de combattre le mal. En tout cas, Soljenitsyne n’aura pas eu le temps de réfléchir à la crise écologique. Il était d’un autre monde, fort heureusement englouti depuis. Mais je puis dire, pour le bien connaître, qu’il avait tout pour devenir un formidable et tonitruant écologiste. Les circonstances en ont décidé autrement. Faut-il rappeler – oui, probablement – que je ne partage pas, de loin, tous ses textes et engagements ? Et alors, dites-moi ?

Voici le premier extrait a paru en 1990 dans le texte « Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces ».

L’autolimitation

« “Les droits de l’homme”, c’est très bien, mais comment veiller nous-mêmes à ce que nos droits n’empiètent pas sur ceux des autres? Une société de droits sans fin est incapable de résister aux épreuves. Si nous ne voulons pas nous retrouver dominés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre à lui-même un frein. Aucune constitution, aucune loi ni aucun vote n’assureront par eux-mêmes l’équilibre de la société, car le propre des hommes est de poursuivre opiniâtrement leur intérêt personnel. La majorité d’entre eux, s’ils ont le pouvoir d’augmenter leur surface et de happer de bons morceaux le font. (Et c’est précisément ce qui a perdu tous les groupes ou classes dirigeants de l’histoire.)

On ne fonde pas une société stable sur l’égalité des résistances mutuelles, on la fonde sur une autolimitation consciente : sur le devoir de toujours céder à la justice morale. Seule l’autolimitation permettra à l’humanité, toujours plus nombreuse et plus dense de continuer à exister. Et sa longue évolution aura été vaine si elle ne se pénètre pas de cet esprit : tous les animaux possèdent en effet la liberté de happer des proies et se remplir le ventre. La liberté humaine, elle, va jusqu’à l’autolimitation volontaire pour le bien d’autrui. Nos obligations doivent toujours dépasser la liberté dont nous jouissons. Puissions nous seulement réussir à assimiler l’esprit d’autolimitation et, surtout, à le transmettre à nos enfants. Car c’est pour lui-même que chaque homme en a d’abord besoin pour acquérir son équilibre et une âme imperturbable ».

Je vous le demande : ce texte n’entre-t-il pas en résonance profonde avec une bonne part de ce que j’écris ici ? Est-il la marque d’un esprit étroit, d’un ennemi de l’homme ? Je vous laisse juger.

Le deuxième extrait, tiré du même texte, me semble autant nécessaire, en défense intransigeante de la magnifique figure que fut Alexandre Soljenitsyne. Que je salue, que je saluerai toujours.

Adresse aux peuples et nationalités de petite taille

« Enfin, les plus petites nationalités (… ) c’est nous, l’Union soviétique du communisme, qui les avons poussées vers une mort lente. Que de mal leur ont causé notre administration sans foi ni loi et notre industrie rapace et sans cervelle, en saccageant et empoisonnant leur milieu de vie et en enlevant à cette vie sa dernière assise ! Un mal particulièrement grave pour celles dont les dimensions particulièrement restreintes ne leur permettent pas de lutter pour survivre Il faut que nous arrivions à les renforcer, les revivifier et les sauver ! Il n’est pas encore tout à fait trop tard.

Chaque peuple, y compris le plus petit, est une facette irremplaçable du dessein de Dieu. Transposant le commandement chrétien, Vladimir Soloviev a écrit : “Aime tous les peuples comme le tien propre.” Le XXe siècle est secoué et corrompu par une politique qui s’est libérée de toute morale. Ce qu’on exige de tout honnête homme, on en dispense les États et ceux qui les dirigent. L’heure est venue, et nous sommes à la limite extrême, où il faut rechercher pour la vie des États des formes plus hautes qui ne seront plus fondées sur le seul égoïsme, mais aussi sur la compassion ».

Ces mots sont écrits alors que Soljenitsyne a 78 ans. Telle était la position centrale de cet homme sur la si complexe question des peuples et nationalités dans le territoire de la défunte Union soviétique. Et vous voudriez que j’accepte la sanie constamment déversée sur ce mort éternel ? Ne comptez pas sur moi.

Cuba, le Maroc, Ramonet, Pedro Juan Gutiérrez, Claudia Cadelo

C’est l’été, nous sommes bien d’accord. Je vais donc vous parler de livres. Et d’abord une sorte de chef d’œuvre, en son genre du moins, de l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez. J’ai eu le bonheur de lire Trilogía sucia de La Habana dans sa langue d’origine, le castillan mâtiné de cubain. Mais je vous rassure, il existe une traduction chez Albin Michel (Trilogie sale de La Havane). Mon frère Emmanuel – eh, frangin, tu es là ? – l’a lue et aimée, ce qui est bon signe.

Trilogía sucia est un furieux délire, qui raconte la vie quotidienne d’un marginal, Pedro Juan, dans cette ville de plus en plus incertaine qu’on appelle La Havane. Il est hautement probable qu’un jour proche, une vague géante emportera El Malecón, ce boulevard de tous les trafics, en bord de mer, les bagnoles américaines d’avant 1959 et les immeubles rongés par le sel et la vieillesse, qui ne tiennent que grâce à deux points de colle et trois affiches à la gloire du régime. La vie de Pedro Juan est simplement réelle. Si puissamment authentique qu’on arrête assez vite de se poser des questions sur l’extrême violence des mots et des situations. Le monde du narrateur est celui des bas-fonds, des appartements collectifs sans eau, des frigos sans électricité, des putains, des vérolés, des détrousseurs, des flics, des malades mentaux et des assassins. Ici, on baise. Vivement. Sur un palier, sur un balcon branlant, sous le nez du voisin. Pas le choix. Et la merde, la vraie merde est omniprésente.

Je ne sais si cela vous fera envie ou non, mais moi, j’ai adoré. Un morceau tiré au hasard, je le jure : « Anoche, en medio de la música, las borracheras y la algarabía habitual de cada sábado, Carmencita le cortó la pinga a su marido. No sé comó fue porque intento mantenerme al margen de esta gente. En realidad estoy aterrado, pero ellos no deben percibirlo. Si olfeatan que me molestan y que me dan miedo, estoy perdido ». Bon, allons-y, ce n’est pas triste. La voisine, Carmencita, a coupé la bite de son mari au milieu de la musique, des saouleries et des vociférations de chaque samedi soir. Et Pedro a les jetons, ce qu’on comprend. Il se dit que si ces deux-là – la coupeuse, le coupé – sentent sa trouille, il est foutu. Au fait, pourquoi Carmencita a-t-elle saisi un couteau ? Drame de la jalousie. Elle crie à son Nègre de mari, tenant à la main gauche le bout de son pénis : « Ahora vas a seguir singando por ahí a todas las que te gustan, hijoputa ». Ce n’est pas bien, mais on comprend : « Maintenant, va donc niquer toutes celles qui te plaisent, fils de pute ».

Certes, nous sommes loin de l’imagerie pieuse, fût-elle guévariste et avant-gardiste. Ce qui est normal, puisque la propagande n’a pas encore réussi à tuer les formes de vie stupéfiantes que cinquante années de castrisme n’ont cessé de faire proliférer. Cuba ressemble-t-elle à Pedro Juan ou davantage à Fidel Castro en survêtement ? Voyez jusqu’où je pousse ma tolérance : vous choisissez ce que vous voulez. Autre trouvaille cubaine, le blog de Claudia Cadelo, une jeune femme qui habite La Havane. Il existe, si vous avez le goût, une traduction en français (lire ici). Claudia joue constamment avec la censure d’État, car un coup de fil du moindre flic peut tout arrêter. À Cuba, il n’est évidemment pas question de disposer d’Internet chez soi, sauf si l’on est un bureaucrate du parti au pouvoir. Claudia envoie donc ses post depuis un hôtel à touristes. Cela tiendra autant que cela tiendra.

En tout cas, tiene cojones, comme disent les personnages de Pedro Juan. Elle en a, pardonnez-moi. Le 28 juin 2010, elle note : « Un des derniers changements apportés par notre président désigné a été la modification de la loi sur l’âge de la retraite: une nuit – sans cris, sans joie, sans protester et sans syndicats furieux demandant des explications – Les Cubains ont été avertis que notre droit à la retraite serait porté de l’âge de 60 à 65 ans pour les hommes, et de l’âge de 55 à 60 ans pour les femmes. Alors, sans plus tarder, les “masses de travailleurs” du paradis socialiste ont été forcés à avaler cette pilule amère de l’état abusif et de prolonger leur vie active de cinq ans ».

Dans le même temps, exactement le même, la télé d’État cubaine diffusait des images de nos manifs contre la réforme Sarkozy au sujet des retraites. J’adore. C’est de l’humour. Fume, c’est du cubain. Comme je suis moi-même un vaurien, au lieu que d’évoquer de bons ouvrages autobronzants, je me sens une fois de plus contraint de mordre mon prochain. Et le premier à portée de crocs s’appelle Ignacio Ramonet. Je sais qu’il est une (petite) icône de la gauche altermondialiste, et donc d’une partie des lecteurs de Planète sans visa. Je n’en dirais pas autant de moi. Mais d’abord, rappelons que Ramonet a été le directeur du Monde Diplomatique de 1990 à 2008, soit pendant la si courte période de 18 ans. Et qu’il est l’un des indiscutables fondateurs du mouvement Attac.

Comme il est né en 1943, il a nécessairement eu une autre vie avant cela, ce qui ne manque pas d’un certain intérêt. Né au Maroc, où il a vécu jusqu’en 1972, il semble très fort qu’il n’ait pas eu une conscience précoce de la nature exacte du régime chérifien. On lui prête en effet des liens amicaux avec Hassan II, mais reconnaissons que cela n’est pas prouvé. Il est certain, en revanche, que Ramonet a enseigné dans le saint des saints de la nomenklatura marocaine, c’est-à-dire le Collège du Palais royal de Rabat. Il est difficile d’imaginer lieu plus select et fermé, car c’est là qu’étaient formées les élites du pays. Et c’est là, d’ailleurs, que Ramonet enseigna au fils du roi Hassan II, le futur Mohammed VI. Ce dernier point est également une information, pas une supposition. Une partie de l’entourage proche de Mohammed VI est au reste passé par le Collège royal de Rabat. Avouons une certaine perplexité.

Le Collège royal de Rabat, pour d’évidentes questions de sécurité, est alors l’un des lieux les mieux protégés de ce royaume policier. Et ceux auxquels le régime donne le droit d’y enseigner doivent évidemment être irréprochables sur le plan politique. Lorsque Ramonet y passe quelques années, le plus distrait des observateurs sait ce que dissimule la Cour. En octobre 1965, Hassan a fait enlever, torturer et assassiner en plein Paris l’opposant de gauche Medhi Ben Barka. Le monde dit libre frissonne de peur, car il craint la révolution. Ben Barka préparait activement une réunion internationale qui devait avoir lieu à La Havane, chez Castro, pour lancer un mouvement appelé Tricontinentale. Ce qu’on n’appelait pas encore le Sud défiait ouvertement l’Amérique impériale, et les régimes corrompus qui lui étaient inféodés. J’espère que je ne vexerai pas Ramonet en écrivant que le Maroc en faisait partie.

Je l’espère d’autant plus que j’enfonce une porte ouverte. Le Maroc, au temps où Ramonet servait le roi, était un pays-clé dans la lutte contre la « subversion », un pays où la CIA faisait la pluie et le beau temps. Un pays où l’on tuait les militants de gauche et les syndicalistes. Et bien sûr, Ramonet ne pouvait l’ignorer. Plus tard, en 1990, dans son livre sinistre et sans appel (Notre ami le roi, Gallimard), Gilles Perrault devait rassembler l’essentiel. J’extrais de son livre ce résumé : « Roi du Maroc, Hassan II symbolise pour nombre d’Occidentaux le modernisme et le dialogue en terre d’islam. Mais ces apparences avenantes dissimulent le jardin secret du monarque, l’ombre des complots et des prisonniers, des tortures et des disparus, de la misère. Il règne, maître de tous et de chacun, brisant par la répression, pourrissant par la corruption, truquant par la fraude, courbant par la peur ». Et Perrault d’ajouter quelques mots pesés sur les morts-vivants du bagne de Tazmamart et le sort inhumain fait aux enfants du général Oufkir, coupables de leur père.

Eh bien, Ramonet n’aura donc rien vu de tel, et en choisissant de servir notre ami le roi, il n’aura jamais fait que son si noble travail de pédagogue. Oui, je me moque, ouvertement. Ramonet n’a jamais eu la moindre légitimité pour représenter un quelconque mouvement vivant de critique du monde. Les postes qu’il a obtenus, jusques et y compris au Monde Diplomatique, c’est par la grâce de relations de travail, au sein de bureaux où l’entregent joue toujours davantage que l’engagement réel sur le terrain, avec tous les risques que cela comporte. Je n’insulte pas, je crois. Je constate.

En 2002, il s’est passé à La Havane – tous les chemins semblent décidément mener à cette ville, comme c’est étrange ! – un événement suffocant. Nous sommes en février, et le déjà si vieux Castro s’apprête à inaugurer la onzième foire internationale du livre, dont la France est l’invitée d’honneur. Le caudillo souhaite rencontrer Ignacio Ramonet, qui revient du sommet altermondialiste de Porto Alegre. Ramonet se prépare à une conférence sur son dernier livre, Propagandes silencieuses, devant 400 personnes. Pas si mal, pour un livre dont personne en France, huit années plus tard, ne se souvient plus depuis longtemps. 400 personnes, dans cette ville où manger  – quand on est pauvre comme l’est le peuple – est un problème quotidien, ce n’est pas mal du tout.

Mais je vois que vous ne connaissez pas Castro. Le patriarche en son hiver tonne, éructe, commande qu’on prépare pour Ramonet le théâtre Karl-Marx de La Havane, qui peut lui contenir…5 000 personnes. Trois jours après de fiévreux préparatifs, Ramonet parle devant une foule ameutée par les services du régime. Qui est assez sot pour croire que 5 000 personnes se déplaceraient volontairement pour écouter ce qu’ils entendent chaque jour depuis des décennies ? Pas Ramonet, tout de même ! Les spectateurs n’ont pas tout perdu. Le directeur du Diplo délivre un long exposé sur la soumission de la presse américaine au pouvoir de l’argent (lire ici). C’est frais, cela tombe à pic dans un pays où l’on fusille – en 2003 – des gosses de vingt ans qui ont osé détourner un bateau sans tuer personne, eux.

Ce n’est pas terminé. Les 5 000 spectateurs forcés ont la surprise de trouver sur leur siège une édition cubaine du livre de Ramonet. J’avoue ignorer s’il existait un texte espagnol. Peut-être aura-t-il fallu traduire en deux jours les 170 pages, en mobilisant par exemple 500 traducteurs héroïques de La Havane. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que le quotidien du parti communiste cubain, Granma, n’est pas sorti le jour de la splendide conférence de Ramonet, car ses rotatives avaient été mobilisées par El Jefe Castro, de manière à pouvoir imprimer le grand ouvrage du grand maître de l’altermondialisme. Stop ? Stop. Un autre monde est possible. Mais à bien y réfléchir, j’aimerais moi qu’un autre monde que cet autre monde-là soit possible. C’est jouable, vous croyez ?

Sur Victor Serge (et donc sur moi)

J’ai une dette immense, que je ne paierai jamais. Mais que cela ne m’empêche pas d’au moins faire semblant. Je vais vous parler de Victor Serge, chez qui j’ai découvert, la première fois, la magnifique expression Planète sans visa. Ce qui suit n’a rien à voir – quoique – avec la crise écologique, et si je vous en préviens, c’est parce que je souhaite que nul se se sente piégé. Charles Jacquier, des éditions Agone, vient de m’envoyer un livre, Retour à l’Ouest (Agone, 23 euros). Il s’agit d’un recueil de chroniques de Serge, parues dans le journal de Liège La Wallonie, entre juin 1936 et mai 1940. Pendant que le monde s’écroule sous les flammes de l’enfer, Serge continue d’écrire sous la mitraille. Il est un écrivain, mais un écrivain combattant.

Je résume, à traits infiniment grossiers. Viktor Lvovitch Kibaltchiche, dit Serge, naît en Belgique en 1890. Ses parents sont Russes, émigrés, émigrés politiques au temps du tsarisme. Je ne me souviens pas de tout, et j’écris sans vérifier, espérant ne pas commettre trop d’erreurs. Très jeune, vers 15 ans, il est déjà un activiste politique. Avant l’âge de 20 ans, il est à Paris, fréquentant de près le milieu anarchiste. Il écrit dans la presse de la Cause, vit dans des communautés qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles de l’après-68 – jeunes, désolé, je parle d’une époque engloutie -, fréquente une poignée d’illégalistes. Les illégalistes sont comme dirait monsieur Hortefeux des terroristes. Et ils vont déchirer le ciel français de l’avant-guerre, celle de 14, sous le nom de bande à Bonnot.

Victor les connaît et combat comme il peut leur dérive vers la violence déchaînée. Mais au nom de quoi irait-il les dénoncer ? Il ne les dénonce pas, et bien que n’ayant pas joué le moindre rôle dans l’équipée sanglante de Raymond-la-Science, Jules Bonnot et tous autres, il est embastillé. Il faut bien calmer l’opinion, pas ? Victor passe, je crois, cinq ans en prison, au moins en partie à la centrale de Melun. Il en sort, broyé par la meule des jours et des ans, en 1917, avant de gagner Barcelone. Barcelone ! La ville est en éruption sociale permanente. Victor renoue avec le meilleur de ses espérances, au milieu d’une ville qui semble prête, la première de toutes, à l’anarchie. La vraie.

La suite est moins drôle, car il devient bolchevique, gagne la Russie révolutionnaire, entre dans l’appareil international du communisme naissant. La révolution d’octobre, après avoir incarné l’espoir fou d’un monde neuf, est rattrapé par l’ancien. Et par le pire de l’ancien.  Staline s’impose, et dès 1926, Victor se situe dans une opposition, confiante dans un premier temps, au régime qu’il sert depuis déjà huit ans. Il n’a pas oublié son anarchisme. Il n’a pas réellement abjuré. Il comprend, parmi les premiers, que le pouvoir corrompt et que celui qui vient sera absolu, et qu’il corrompra donc absolument. Les années deviennent éprouvantes, épouvantables même. La police politique, cette Tchéka devenue GPU puis OGPU, envoie les adversaires du régime par milliers dans ce qu’on n’appelle pas encore le Goulag.

Victor est persécuté, puis déporté je ne sais plus où. Tout le condamne à une mort certaine. Tout. Il sera pourtant l’un des rarissimes antistaliniens à sortir vivant de l’enfer qu’est devenue l’Union soviétique. Parce qu’il est un écrivain, parce qu’il a conservé des liens en France, où s’organise, vers 1933-1934 une campagne de solidarité. Staline entrouvre la mâchoire, et Victor débarque à Bruxelles, épuisé, démoli, accompagné par une femme devenue folle. La presque totalité de la gauche européenne, manipulée, dominée par les staliniens, lui tourne le dos. Pas question de dire du mal du « pays des travailleurs ». Ceux qui osent s’en prendre à Staline sont considérés comme des hitlériens. Ou stalinien ou hitlérien. Mais Victor est un homme, et comme il ne sait pas mentir, il lui faut bien raconter la vérité.

Gloire à lui ! un journal de Liège – La Wallonie – lui offre une chronique, qu’il tiendra, je le répète, entre juin 1936 et mai 1940. Je ne vais pas paraphraser, ce serait aussi absurde que dérisoire. Qui s’intéresse à cette époque, qui s’intéresse au mouvement  des idées, qui s’intéresse à l’humanité trouvera dans cette centaine de chroniques une admirable réflexion sur le sort commun. Victor, je l’ai dit, était écrivain – moi, je place très haut ses Mémoires d’un révolutionnaire, et certains de ses romans -, et son style de journaliste s’en ressent. Nous ne sommes pas face à l’écume des jours, mais directement engloutis par la marée du temps. La guerre vient, l’Espagne flambe, les staliniens assassinent, Hitler fourbit les armes du grand massacre. S’il est minuit dans le siècle est l’un des livres les plus forts du romancier, et c’est que la nuit est noire, en effet, sans l’apparence d’une étoile au ciel.

Dans ses chroniques, Victor se trompe plus d’une fois. 70 ans après, il est aisé de le constater. Il se trompe, mais le plus frappant est qu’il a surtout raison. Sur les tendances lourdes. Sur la liberté. Sur la dictature. Sur la guerre. S’il se trompe, quand il se trompe, c’est lorsqu’il convoque des espoirs chimériques dans une révolution qui ne viendra pas. Mais peut-il faire autrement ? Mais peut-il survivre à pareil désastre de l’homme sans espérer, sans miser sur un au-delà de la barbarie ? Moi, je sais bien que non. Je sens, par-delà les décennies, combien cet homme m’est fraternel. Combien je me sens proche. Combien je lui dois, que je ne pourrai jamais rendre. Ami !

Armistice, entre-deux, répit, escale (halte au feu !)

Ces prochains jours, qui pourraient durer une dizaine, ne comptez pas trop sur moi. Si cela se trouve, je n’écrirai rien. Si cela se trouve, j’écrirai peu. Mais le monde des malandrins n’en a pas fini avec moi. Du moins je le crois. Et pour tout vous dire, je l’espère un peu. Aparté qui n’a rien à voir : avez-vous lu Le Maître de Ballantrae, Enlevé ! et Catriona de Stevenson ? Moi oui, déjà, par (grand) malheur. Je me demande : est-ce le moment de relire les folles aventures du jeune David Balfour, à travers les Highlands ? À moins de tenter les terrifiantes escalades à flanc de falaise de Moonfleet, ce prodigieux roman de John Meade Falkner ? Je dois bien constater que la vie est pleine de cruauté.

PS : Les commentaires peuvent se trouver momentanément bloqués, mais avant de céder à la parano, sachez qu’ils finiront par apparaître. Sûr. nike air max soldes nike air max soldes

Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.