La pensée humaine. L’absence de pensée humaine. Je suis en train de lire – rapidement, mais quand même – deux livres insignifiants, qui marquent chacun pourtant, à droite et à gauche, ce qui nous sert de débat intellectuel. Le premier est signé Edwy Plenel, fondateur de Mediapart (Pour les musulmans, La Découverte, 12 euros), homme de gauche s’il en est. Le second est d’Éric Zemmour, héraut de la droite bien connu (Le suicide français, Albin Michel, 22,90 euros).
Je le répète : je les lis, et ne pourrai donc en faire un commentaire complet. Mais en vérité, à quoi bon ? S’inspirant ouvertement d’un article de Zola en 1896 sur fond d’affaire Dreyfus – Pour les Juifs –, Plenel prend une sorte de défense des musulmans en France. Il plaide pour l’ouverture des esprits et donc la compréhension, les valeurs de la République, et stigmatise les responsabilités occidentales dans l’apparition et la dissémination des idées fondamentalistes chez certains musulmans, dont le djihadisme.
Zemmour entend expliquer la déstructuration de la société française par le triomphe des idées de mai 68 dans l’esprit des élites politiques, économiques et culturelles. Avec une véritable obsession pour l’immigré arabe, qui aurait grandement aidé à dissoudre notre peuple et la grandeur de son Histoire. Il passe en revue nos quarante dernières années communes, de Marchais à Giscard, de Chirac à Bové, de Dallas au football.
Bon, allons droit au but : c’est pathétique. C’est franchouillard. C’est détestable. Quand deux supposés « penseurs » de notre monde se mettent à écrire, ils le font d’emblée dans un cadre devenu dérisoire : la France. Incapables de seulement imaginer plus vaste réflexion – où sont donc passées les visions universalistes ? -, ils ratiocinent sur leurs minuscules personnages, leurs picrocholines querelles, leurs infinitésimales perspectives. Ce n’est certes pas de gaieté de cœur que je vous écris ces mots, mais en tout cas, je les pense.
Est-ce bien étonnant ? Non. Une loi sociale d’airain conduit chaque génération – il y a quand même des exceptions – à penser le présent avec les mots du passé. Sans songer à une exhaustivité impossible, citons les révolutionnaires de 1789, obsédés par l’Antiquité (« Le monde est vide depuis les Romains ; mais leur mémoire le remplit et prophétise le nom de liberté », Saint-Just); ceux de 1917 fascinés par 1789, Thermidor, la Commune; les amis trotskistes d’Edwy Plenel confondant en 1940 la guerre contre le fascisme et l’affrontement entre impérialismes de 1914, etc. Et dans cet et cætera, je m’inclus sans façon. Ma génération politique, celle de l’après-68, a cherché dans de vieilles lunes qui ne brillaient déjà plus – Lénine, Trostki, Guevara, pire parfois – des explications générales du malheur humain.
Oui, c’est une règle. Il est beaucoup plus difficile de saisir quand c’est utile ce qui se passe réellement. Quand c’est utile, c’est-à-dire sur le moment, face aux événements courants. Certains y sont parvenus magnifiquement, comme – on y revient toujours – George Orwell à propos du stalinisme, ou encore Simon Leys au sujet du maoïsme (ici). On notera, au passage, qu’ils ont tous deux été conspués. Maintenant que le stalinisme est dépourvu de sa toute-puissance étatique, maintenant que le maoïsme n’est plus qu’un immense cimetière oublié, comme il est aisé de célébrer ces deux hommes merveilleux ! Quel bonheur de faire semblant qu’on a toujours été d’accord avec eux !
Bref. Sur ce plan-là, la situation est pire que jamais, car la pensée humaine, ou ce qui en fait office, est comme cette poule qui, cherchant à picorer un grain, se heurte sempiternellement au grillage, et n’y parvient pas. Il lui suffirait de faire quelques pa(tte)s sur le côté pour atteindre l’autre bord, et becqueter le maïs, mais elle ne le fait pas. Plenel et Zemmour – Finkielkraut, intéressant personnage, de même – ne le font pas, ni le feront à vue humaine. Leur affaire, c’est leurs petites affaires. Ce qu’ils ont sous le nez, rien d’autre.
Plenel est un cas qui force l’attention. Il est un « ami » de longue date de François Hollande, avec qui il a publié en 2006 un livre d’entretien (Devoirs de vérité, Stock). On ne peut donc pas dire qu’il aura été pris par surprise. Hollande n’a jamais caché son jeu, il a toujours, et en tout cas depuis quinze ans, affirmé et assumé ce que les commentateurs pressés nomment le « social-libéralisme ». Et il se vante d’être l’héritier – Mélenchon aussi, au fait – de Mitterrand. Mais pourquoi diable Plenel ne nous a-t-il pas alerté dès 1981, dès 1983, dès 1984, quand le vieux filou de l’Élysée lançait avec ses petits jeunes sur mesure – Dray et Désir – SOS Racisme ? Franchement, le drame actuel des relations entre Français blancs et Arabes (éventuellement français) ne trouve-t-il pas une partie de son origine dans la faillite historique des socialistes ? Il était concevable en 1981 d’accorder enfin le droit de vote aux étrangers pour les élections locales. Et de lancer un immense plan, sur une ou deux générations, pour faire des banlieues des zones vivables, et au passage, de droit. Mais on aura préféré la politicaillerie coutumière de Mitterrand, Touche pas à mon pote et l’instrumentalisation de Le Pen dès 1983.
Il eût été bon, il eût été glorieux de mener bataille quand c’était essentiel. Au lieu de quoi, Plenel aura préféré concentrer le tir sur sa personne, en dénonçant les écoutes illégales dont il a été la victime et quantité d’autres affaires périphériques, comme celle des Irlandais de Vincennes. Périphériques ne veut pas dire dépourvues de sens. Je veux simplement dire que l’important était bel et bien ailleurs. Ne croyez pas que je déteste Plenel, que j’ai un peu connu. Même pas. Je défends ainsi le travail de Mediapart, qui lui doit tant. Il a ses mérites, qui dépassent de loin, pour moi, les critiques qu’on peut lui faire légitimement. Seulement, non, NON. Ce n’est pas en écrivant quelques dizaines de pages pour rappeler les grands – et bons – principes de la République qu’on peut se mettre à l’abri du ridicule.
Le cas Zemmour est autre. C’est le journaliste politique dans toute la splendeur de sa vision rétrécie. Son livre – j’en suis à la page 131 – est une sorte de catalogue, de zapping des événements les plus courants des années comprises entre 1970 et aujourd’hui. On dirait presque une revue de presse. La méthode est bien connue : on entend démontrer une thèse, et l’on réorganise le fatras, puisant dans quelques millions d’informations possibles, de manière à prouver l’intuition de départ. Je ne crois pas me tromper beaucoup en prévoyant que tout se barre en couilles à cause des féministes, des antiracistes et des droits-de-l’hommistes. Et je n’insiste pas sur ce que j’ai entrevu à la télé – via mon ordinateur -, où Zemmour paraît souhaiter une réhabilitation de l’infâme régime de Vichy.
Le pitoyable – je tiens hélas à ce qualificatif – est que Zemmour s’est inventé un monde de pacotille où les idées se baladent toutes seules, dans une complète liberté, sans jamais être soumises à ces champs magnétiques surpuissants que sont le capital et l’existence de féodalités transnationales, les pouvoirs économique et technique, l’organisation de la décision, l’ossature administrative, le rapport de forces social. En somme, Zemmour ne parle que de cette infime fraction de la réalité qu’il pense connaître : la superstructure politique et ses habitants, lesquels ne conduisent à peu près rien. Et roulez jeunesse ! Et ouvrez les talk show, les antennes radio et les colonnes des plus grands journaux.
Ni Zemmour bien sûr, ni Plenel, ni Finkielkraut – à qui il arrive de dire des choses intéressantes – ne s’interrogent une seconde sur l’événement le plus fracassant de leur temps, qui n’est autre que l’approche de frontières indépassables par l’aventure humaine. Misère ! Ils ont la chance insigne – ne sont-ils pas des « intellectuels », reconnus en tout cas ainsi par leur époque ? – de vivre au milieu de tsunamis d’ampleur géologique, et eux se penchent sur un confetti, dont ils commentent l’usure, l’abrasion, les possibilités d’une très hypothétique reconstitution. Le climat crée les conditions d’un chaos mondial, la moitié des animaux sauvages a disparu entre 1970 et aujourd’hui, nous sommes plongés dans la sixième crise d’extinction massive des espèces, les océans s’acidifient et leurs extraordinaires créatures meurent, les sols s’épuisent, l’eau en arrive à manquer dans des zones explosives au plan social et politique, le nucléaire rend envisageable la disparition de toute société organisée, mais l’urgence est donc de blablater encore un peu.
Ce ne serait que risible si les conséquences ne n’annonçaient aussi graves. Car bien sûr, le temps ainsi perdu ne sera pas rattrapé. Pour que des idées nouvelles finissent par s’imposer et forment cette cohérence que l’on appelle à tout bout de champ un paradigme, il faut du temps. Qui se compte en générations. La pensée écologique, même si elle a eu des pionniers méconnus, n’a émergé qu’il y a une quarantaine d’années. Ni Plenel ni Zemmour ne l’ont seulement aperçue. S’ils étaient ce qu’ils pensent être, ils auraient évidemment cherché à comprendre la nature de tels bouleversements. Ils auraient lu. Ils auraient discuté. Ils auraient au moins entrouvert quelques portes. Un Zemmour aurait compris que 68, qui a produit bien des conneries, et tant servi, par la promotion de l’individualisme fou, la cause de l’industrialisation de la vie sur Terre, a également fait émerger des idées franchement nouvelles. Porteuses, oui, d’un avenir qui reste possible, et en tout cas souhaitable. Mais non : encore et toujours cette névrose obsessionnelle des acteurs de seconde zone que furent Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy.
Ce temps ne sera pas rattrapé. Quand viendront les vraies épreuves, le peuple français n’aura JAMAIS été préparé à les comprendre, et partant, à les dominer. Et il se vautrera donc fatalement dans des réponse magiques, fantasmagoriques, à une crise qui semblera le déposséder de tout. Le responsable sera donc, d’évidence, l’Étranger, qu’il soit Arabe ou tout autre. Qui écrira jamais qu’aucune barrière ne nous mettra à l’abri, dans un monde où coexistent, dans une vaste marmite du diable, richesses démentes, jeunesses immenses, frustrations sans limites ? Qui le dira ? Plenel et Zemmour sont les deux faces d’une même tragicomédie. Amoureux transis, et définitifs, d’idéologies qu’ils attribuent perpétuellement à d’autres qu’eux-mêmes, ils retomberont toujours sur leurs pattes. Telle est du reste l’une des meilleures définitions du mot idéologie : l’art de retomber sur ses pattes.
Un dernier mot : j’ai lu il y a quelques semaines un livre paru il y a bien quinze ans (La fin tragique des dinosaures, Walter Alvarez, Pluriel). L’auteur y raconte la façon dont lui et quelques autres ont fait émerger l’explication la plus convaincante de la disparition des dinosaures, voici 65 millions d’années. Une comète – ou une météorite – aurait provoqué une explosion comparable à 100 millions de bombes à hydrogène, manquant de faire disparaître toute forme de vie. Ce qui est passionnant, c’est le chemin – scientifique – de la vérité, qui doit vaincre quantité de périls, principalement venus d’adversaires – tout aussi scientifiques qu’Alvarez – de la théorie de la météorite. On y voit combien il est dur d’avancer. Encore n’est-ce à peu près rien, car en ce qui concerne les dinosaures, les oppositions ne se rencontraient que dans de tout petits cénacles. Or la nécessité où nous sommes de refonder le projet humain se heurte de plein fouet aux vaines croyances d’une très forte majorité des contemporains. De ce point de vue, Plenel et Zemmour ne sont jamais que l’infime symptôme d’une maladie de l’esprit quasiment universelle.
La morale ? Ceux qui cherchent de vraies voies de sortie sont seuls. Et comme il n’est pas question de reculer, il faut encore et toujours avancer. En se serrant, amis de Planète sans visa, d’aussi près qu’il est possible. Comme le font les manchots empereurs pour lutter contre le froid antarctique. Car il fait froid, car le débat n’est pas loin d’être gelé. Conservons donc notre énergie, car nous en aurons besoin.