Archives de catégorie : Nucléaire

Sous-marin, souterrain, souverain (sur l’armée)

Quelle plaisante démocratie que la nôtre ! Avant de vous parler de la fabuleuse histoire du sous-marin sourd et aveugle, je me dois de mettre en perspective quelques données. Cela sera meilleur, du moins je l’espère. Patience, donc. Notre armée a une histoire que (presque) personne ne connaît vraiment, mais qui laisse songeur. Avant la Seconde Guerre mondiale, la structure dite de La Cagoule l’avait infiltrée au point que Léon Blum, quand il fut président du Conseil en 1936, disait craindre un putsch fasciste, comme en Espagne au même moment. Une partie notable de ses officiers se couchèrent avec délectation devant la racaille nazie. De Gaulle fait exception. Beaucoup de badernes, ainsi, détestaient l’Angleterre et lui préféraient le petit caporal Adolf Hitler.

Après guerre, cette noble institution a mené en notre nom des guerres coloniales atroces, du Vietnam à l’Algérie, en passant par Madagascar en 1947, torture de masse incluse. Elle a donné naissance à un groupe armé fasciste arrivé aux portes du pouvoir – l’OAS, qui tenta d’assassiner De Gaulle -, s’est ensuite rabibochée avec les factieux sur fond de trouille en mai 68, au point d’accorder une amnistie on ne peut plus généreuse à des tueurs. Au début des années 70, elle a traqué les Comités de soldats gauchistes, créés à la suite de la Révolution des oeillets au Portugal, qui lui faisaient tant peur. Elle a coulé, comme on le sait, le Rainbow Warrior de Greenpeace, en 1985, tuant au passage le photographe Fernando Pereira.

Et cela n’est que la pointe émergée d’un iceberg que nous ne verrons pas de sitôt. Quels ont été les liens avec les Américains sur fond de guerre froide ? Quel sort a été fait aux structures secrètes nées autour de l’Otan, quand De Gaulle décida de sortir de cette organisation atlantiste ? La liste est longue. Deux considérations me paraissent essentielles. Un, les militaires ne sont pas la nation. Très majoritairement, ils votent pour la droite ou l’extrême-droite, comme l’attestent de nombreuses études. Deux, aucune autorité politique n’est en mesure de les surveiller. Ils se cooptent, ils se rétrogradent, ils font des risettes au ministre de passage. Ne jamais oublier : un(e) ministre de la Défense n’est rien. Voyez le cas Hervé Morin, éleveur de chevaux, traître à la cause Bayrou, et qui n’avait jamais entendu parler d’armes nucléaires avant que d’être propulsé par Sarkozy 14 rue Saint-Dominique, au siège du ministère.

Et maintenant, l’affaire. Le 6 février dernier, l’agence de presse AFP annonce une nouvelle fracassante : « Le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) le Triomphant a heurté un objet immergé ».  Un porte-parole de la Marine précise qu’il s’agit probablement d’un container perdu en mer, entre deux eaux. Selon lui, un sous-marin nucléaire serait comme aveugle. Rassurant. Le fait est, en tout cas, que Le Triomphant – tu parles d’un nom ! – est bel et bien rentré ce jour-là à sa base de L’Île Longue (Brest), tout amoché à l’avant. Voici le bref communiqué publié à ce moment par notre glorieuse Marine : « Pendant son retour de patrouille, le SNLE Le Triomphant a heurté, en plongée, un objet immergé (probablement un conteneur). Le dôme sonar, situé à l’avant, a été endommagé. Cet incident n’a provoqué aucun blessé dans l’équipage et n’a mis en cause la sécurité nucléaire à aucun moment. La permanence de la mission de dissuasion nucléaire reste assurée. Le sous-marin est rentré par ses propres moyens à L’Ile Longue, escorté, comme il est d’usage dans les phases de départ et de retour, par une frégate ».

Parfait. Nos armes nucléaires stratégiques seraient à la merci d’un container rempli par exemple de jouets en plastique made in China. Parfait. Sauf que le 16 janvier, dix jours plus tard, le quotidien britannique The Sun mange le morceau (ici). Unthinkable ! comme l’annonce le titre. Incroyable ! S’appuyant sur des sources militaires, le quotidien révèle que le 3 ou 4 février, «notre » Triomphant et le HMS Vanguard, sous-marin nucléaire anglais, se sont violemment heurtés alors qu’ils étaient tous deux en plongée dans l’Atlantique.

la Triomphant – hourra pour nos couleurs –  a pu rentrer seul au port, mais le HMS Vanguard a dû été raccompagné par des remorqueurs jusqu’à sa base écossaise de Faslane. Deux joyaux technologiques, dotés des sonars les plus puissants qui se puissent concevoir, ne sont pas parvenus à se voir. Hum. Hum, car n’oublions pas que Le Triomphant transporte 16 missiles pouvant emporter 96 ogives nucléaires. Et le Vanguard un peu moins, mais tout de même.

Avons-nous échappé à une terrible catastrophe écologique ? L’hypothèse n’est pas folle.Les sources anglaises affirment que la pollution par le plutonium des armes aurait pu être massive en cas d’atteinte aux ogives. Les 250 hommes d’équipage – pensons-y – auraient pu périr d’une bien pénible manière et des tapis de bombes nucléaires auraient pu attendre au fond de l’Atlantique que l’océan ne les désagrège et relâche dans les eaux ses innombrables et mortels radionucléides. Je ne suis expert en rien, et ne peux ajouter quoi que ce soit sur l’éventuelle explosion des missiles à la suite de la collision. Les « experts » jurent que c’est impossible. Mais qui sont les experts ? Et qui les paie ?

Revenons-en à notre Marine. Elle est belle, hein ? Il est absolument certain que Le Triomphant a aussitôt su ce qui s’était produit. Mais nos autorités ont donc préféré le mensonge le plus grossier qui fût à leur disposition. C’est instructif. Et c’est loin d’être une première (ici). L’armée fait ce qu’elle veut, quand elle veut, comme elle veut. Et aucun responsable politique ne fait même semblant de s’en inquiéter. Si vous voulez ricaner, allez voir ces deux vidéos où l’on voit Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, en 2007, se gaufrer en beauté sur le nombre de sous-marins nucléaires d’attaque de la France (ici et ici).

Alors ? Alors pensez avec moi que les militaires utilisent chaque jour des ports habités par des centaines de milliers de personnes pour faire entrer et sortir leurs joujoux nucléaires. Pour ne prendre que le cas de Cherbourg et Toulon, les arsenaux où l’on travaille sur les réacteurs nucléaires sont au cœur  des agglomérations. Quelles sont les conditions de sécurité ? Quels sont les plans d’évacuation – absurdes, par définition, compte-tenu de la proximité entre la ville et l’atome – des populations civiles ? Vous compléterez les questions tout à loisir.

Je pense que nous tomberons d’accord sur un point. Quelle plaisante démocratie que la nôtre !

Sarkozy et l’art du go (cherchez l’erreur)

Quand j’avais vingt-deux ans, et pendant quelque temps, j’ai joué au go avec une telle intensité que je me rappelle encore, trente ans plus tard, certaines combinaisons. Je ne sais évidemment pas si vous connaissez. Le souvenir que j’en ai conservé est au-delà des mots. Soit un damier – le go-ban – formé de 361 intersections. Les pions noirs commencent toujours, suivis des blancs. Le jeu est la mise en scène d’une bataille militaire dans laquelle s’affronteraient deux corps d’armée.

On place des pions une fois, à une intersection, qu’on ne peut plus bouger. Et de la sorte se dessine peu à peu, sur le damier, un territoire convoité, disputé, mouvant, où chacun tente d’occuper un espace plus grand que celui de l’adversaire. On peut faire des prisonniers, mais tel n’est pas l’enjeu principal. Le but, c’est l’espace conquis, dont on fait soigneusement l’appréciation lorsque les deux adversaires estiment que la partie est finie.

Parmi les émotions les plus grandes de ce jeu, il y a l’incertitude. On peut croire un moment, qui parfois dure, que l’on a encerclé une part du go-ban, et que l’autre joueur est pris dans un piège dont il sortira affaibli. Et puis, dans un éclair, par le placement d’un seul pion, la situation s’inverse complètement. Autre joie inexprimable, celle d’accepter de perdre pour mieux gagner. Le go est un jeu de stratégie, pas de tactique. La meilleure des tactiques au service d’une piètre stratégie conduit au désastre. Il est aisé de se concentrer sur une partie, et de se voir déjà vainqueur, alors que le sort de la bataille se décide à l’étage supérieur, que vous avez stupidement négligé.

Le go. Un grand bonheur de jeunesse. En ce temps, je jouais surtout avec Xavier, chez madame Z., notre hôtesse de l’époque, qui était la mère de Sophie. Bon. Cela se passait au Vieux-Pays de Tremblay, non loin de l’aéroport de Roissy, et l’air, chargé de kérosène, était souventes fois orangé. J’aimais bien Xavier, bien qu’il fût héroïnomane et mythomane. Pour la drogue, ce n’était pas drôle pour lui. Pour le mensonge, c’était parfois pénible pour moi.

Enfin. Nous nous mettions vers neuf heures, le soir, dans la cuisine de madame Z, et nous commencions à jouer après avoir ouvert des bouteilles, fumant comme je fumais alors. Fumant comme le grand délirant que j’étais. La nuit entière passait, sans que jamais nous ne nous rendions compte de rien. C’est le jour, et ses vapeurs oranges, qui nous jetait au lit. Je ne travaillais pas. J’avais horreur du travail, et je n’ai pas changé vraiment, malgré les apparences.

Et alors ? Pourquoi mêler Sarkozy à ces grands souvenirs personnels ? Parce qu’il me fait penser à un désastreux joueur de go. C’est un tacticien habile, mais un lamentable stratège. Il est l’homme de l’instant, il est celui qui croit avoir niqué – un mot fétiche chez lui – le monde parce qu’il a placé quelques pions dans les coins qui retiennent son attention. Mais il est totalement incapable de concevoir, d’entrevoir, de situer les enjeux ailleurs qu’autour de sa personne. Il va donc perdre la partie, mais comme c’est la nôtre, c’est fâcheux. Notez que ceux qu’on dit d’en face sont aussi mauvais. Tous. Un bon joueur de go aurait déjà, par un magari audacieux suivi d’un wariuchi, réduit à néant les moyos que Sarkozy croit en sa possession. Après avoir occupé deux ou trois o-ba,  il aurait lancé un retentissant atari. Atari, qui veut dire échec.

Je lis ce matin que notre président a décidé la construction d’un deuxième réacteur nucléaire EPR, à Penly. Sans discussion. Sans interrogation. En confiant les milliers d’années qui viennent à un partenaire privé, Suez, qui aura peut-être explosé en vol à la prochaine bourrasque financière. Sarkozy. Et tous ces prosternants.

Bandajevski, simple héros de l’humanité

Je pense avoir été le premier à évoquer dans un journal national – Politis – le sort du médecin Youri Bandajevski, en 2002. Si je me trompe, mes excuses anticipées. Je n’ai de toute façon pas grand mérite, car j’avais été alerté par l’ami Romain Chazel, de l’association CriiRad. Vous trouverez plus bas la copie de l’article publié alors, qui faisait le point sur l’abominable histoire, celle de Tchernobyl.

Si je reviens sur le sujet ce lundi matin, c’est que j’ai failli manquer un petit papier, qui est un entretien avec Youri, mené par le journaliste Hervé Kempf dans Le Monde (lire ici). Kempf défend depuis des années ce médecin des enfers, et ce n’est pas si facile lorsque l’on travaille pour un quotidien à ce point institutionnel. Dont acte. En tout cas, réalisant cet interview au téléphone – Youri est exilé en Lituanie -, il permet de faire le point sur la véritable situation sanitaire autour de Tchernobyl. Elle est « très mauvaise. Toute la population biélorusse est, du fait de l’alimentation, en contact avec la radioactivité. Mais dans les régions les plus contaminées, au sud-est du pays, autour de la ville de Gomel, deux millions de personnes sont dans une situation très dangereuse.Les taux de mortalité et de maladies y sont beaucoup plus élevés que dans le reste du pays. Les docteurs Valentina Smolnikova, Alexeï Duzhy et Elena Bulova (…) font état d’une forte augmentation des maladies cardio-vasculaires et des cancers des organes internes. Cela explique une forte mortalité, trois à quatre fois plus forte que dans le reste du pays. Mais il est difficile de rassembler l’information. Le gouvernement cherche à la cacher. Les données ont été trouvées dans des rapports nationaux non publiés et grâce à divers contacts. Il faut ouvrir les yeux : au coeur de l’Europe, une population vit dans une situation mortelle ».

Bandajevski n’est hélas pas un charlatan. Il a circulé pendant des années dans les zones contaminées, soigné des enfants, enterré des morts. Il sait ce que le pouvoir biélorusse cherche à masquer. Il sait ce que le lobby mondial du nucléaire, qui a tout à perdre, cherche à masquer. Il sait. Et le pire de tout, au-delà des mots, est que le grand mensonge règne sur le monde. Oui, oui il est possible qu’un événement majeur de l’histoire humaine soit recouvert sous la cendre. Un monde soi-disant libre, ouvert, surinformé peut ignorer qu’en Europe, une catastrophe nucléaire sans précédent rend malade, tue, transforme des territoires entiers de la planète en géhenne.

Que la leçon serve au moins à quelques-uns d’entre nous.

PS : Si j’avais pu choisir cette année les récipiendaires des Prix Nobel, j’aurais créé une récompense spéciale, et accordé à Bandajevski le Nobel de la paix ET celui de médecine. Mais on ne m’a pas demandé mon avis.

L’infernal retour de Tchernobyl

(PUBLIÉ DANS POLITIS 729)

Une fantastique bagarre de l’ombre se mène en Biélorussie pour masquer les véritables conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, qui sont effarantes. Le professeur Bandajesky, un scientifique de premier plan, est en train de mourir dans un camp, d’autres ne peuvent plus travailler. L’enjeu est énorme pour le lobby nucléaire mondial, qui tente, comme celui du tabac jadis, de gagner du temps. Dire la vérité serait en fait compromettre l’atome

Soyons solennel : l’histoire qui suit (1) sort vraiment de l’ordinaire, et l’on recommandera de la lire avec l’attention qu’elle mérite. D’autant qu’il y a urgence : Youri Bandajevsky est sans doute en train de mourir dans le camp où la mafia au pouvoir à Minsk (Biélorussie) l’a jeté pour huit ans, en 2001. Qui est-il ? Un formidable médecin, né en 1957, spécialiste de premier plan d’anatomo-pathologie. En 1990, alors qu’il n’a que 33 ans, il prend la direction du tout nouvel Institut de médecine de Gomel.C’est un choix courageux, pour ne pas dire héroïque : Gomel est au coeur de la zone contaminée par Tchernobyl.

Bandajevsky y commence un travail de fond sur les effets sanitaires de la catastrophe, et découvre très vite des choses stupéfiantes. En faisant passer des électrocardiogrammes à ses propres étudiants, il constate chez eux de nombreux problèmes, trop nombreux pour être le fait du hasard. Plus tard, en autopsiant près de 300 personnes à la morgue de Gomel, il entrevoit une piste essentielle : leurs reins, leurs coeurs contiennent des concentrations très singulières de césium 137 (Cs137), l’un des principaux radionucléides dispersés par Tchernobyl. Tout se passe comme si l’incorporation du césium était différenciée selon les organes concernés.La femme de Bandajevsky, Galina, qui est pédiatre, entre en scène. Elle et son mari, aidés de quelques étudiants, se mettent à sillonner la Biélorussie pour ausculter le plus grand nombre possible d’enfants.

Si le césium fait de tels ravages chez les adultes, pensent-ils, il doit en faire davantage encore chez les gosses, dont le poids est moindre et le métabolisme plus rapide. En quelques années, ils examinent des milliers d’enfants biélorusses, trouvant chez la plupart d’entre eux des concentrations de Cs137 supérieures à 50 becquerels par kilo de poids corporel, un seuil au-delà duquel apparaissent les maladies. D’ailleurs, beaucoup présentent de sérieuses pathologies cardiaques, dont d’inquiétantes arythmies.En croisant ces résultats cliniques et le niveau de contamination de ces mêmes enfants, l’équipe de Bandajevsky réalise qu’il existe un lien flagrant entre concentration de Cs137 et malformations cardiaques. Au-delà de 70 becquerels de césium par kilo chez les gosses, à peine 10% d’entre eux conservent un coeur normal. De nouvelles études confirment les premières découvertes.

Au total, 70% des enfants vus par les époux Bandajevsky autour de Gomel souffrent de pathologies cardiaques.C’est terrifiant sur le plan sanitaire – personne ne soupçonnait des effets pareils -, et c’est explosif sur le plan politique. La Biélorussie, qui a consacré pendant des années jusqu’à 20% de son budget aux conséquences de Tchernobyl, n’a plus qu’une idée en tête : nier les problèmes, en tout cas relativiser. C’est que deux millions de personnes, dont 500 000 enfants vivent dans des zones contaminées : il faudrait, à suivre Bandajevsky, au moins évacuer les femmes enceintes et les plus jeunes enfants, et donner à tous les autres le moyen de se protéger contre la contamination, notamment celle des aliments.Contrairement à Hiroshima et Nagasaki, où la réaction thermonucléaire s’était produite dans l’atmosphère, l’explosion de Tchernobyl a contaminé le sol en y déversant des centaines de tonnes de particules radioactives.

Lesquelles se retrouvent perpétuellement dans les récoltes avant de passer dans les produits alimentaires. C’est l’horreur, une horreur sans fin. Ayant bien d’autres chats à fouetter, la mafia biélorusse veut au contraire, à toute force, clamer qu’on peut vivre sur des terres contaminées, et qu’on peut même y renvoyer des personnes déplacées au moment de la catastrophe.En 1998, le professeur et son épouse sont face à leurs responsabilités : parler, publier leurs résultats, et donc défier le redoutable régime postsoviétique d’Alexandre Loukachenko; ou bien se taire. Galina rapportera plus tard 24 heures d’une discussion exténuante avec Youri.

Elle a peur pour sa famille, pour ses enfants, tente de le convaincre de biaiser, de composer. « Et lui m’a répondu : « Alors tu n’es pas un médecin. Et si tu n’es pas un médecin, tu peux mettre ton diplôme sur la table, et sortir balayer la cour » » (2).Les résultats sont publiés, et comme si cela ne suffisait pas, Youri, qui est membre d’une commission chargée de contrôler les fonds publics destinés à Tchernobyl, découvre une magouille gigantesque. Sur les 17 milliards de roubles affectés en 1998 à l’Institut de recherche sur les radiations, seul 1,1 milliard a été utilisé pour des études utiles. Le reste ? Gaspillé, ou pire. Il est menacé, reçoit des lettres anonymes, mais continue à alerter l’opinion.

Dans une de ses dernières interventions publiques, il déclare : « Si on n’entreprend pas des mesures permettant d’éviter la pénétration des radionucléides dans l’organisme des adultes et des enfants, l’extinction menace la population d’ici quelques générations ». Vous avez bien lu : extinction.Le 13 juillet 1999, il est arrêté, et jeté en prison pour six mois. Ce qu’on lui reproche ? D’avoir touché des pots de vin ! Il perd vingt kilos, vieillit, aux yeux de ses amis, de dix ans en quelques semaines. Le 27 décembre 1999, il est libéré dans l’attente d’un procès, et se remet aussitôt au travail.

Mais le 18 juin 2001, une chambre militaire – ce qui interdit tout appel – le condamne à huit ans de camp à régime sévère et à la confiscation de tous ses biens. Evidemment, son successeur à l’Institut de Gomel met fin aux travaux en cours sur le césium. Bandajevsky s’enfonce dans la nuit, qui risque de lui être fatale (voir encadré sur la campagne pour sa libération).Mais l’affaire Bandajevsky, si elle terrible, n’est pas unique. Le pouvoir biélorusse, en effet, est parvenu en quelques années à museler ou contrôler toute recherche authentique sur les véritables effets de Tchernobyl. Après avoir chassé sa propre ministre de la Santé, le docteur Dobrychewkaïa, il est parvenu à fermer un autre institut scientifique, celui du professeur Okeanov, spécialiste des cancers, et à occulter les travaux des professeurs Demidtchik et Goncharova.

Le cas du professeur Vassili Nesterenko est plus frappant encore. Héros de Tchernobyl, où il a été irradié au moment de l’explosion, il s’est constamment heurté depuis aux autorités en place. Bientôt menacé d’internement, puis de procès en corruption – comme Bandajevsky -, il poursuit néanmoins un travail de terrain qui prouve l’extraordinaire contamination de la chaîne alimentaire. On lui confisque finalement ses appareils de mesure, et victime d’un infarctus, il perd la direction de son institut. Va-t-il céder ? Non. Grâce notamment à une fondation irlandaise, il crée un institut indépendant, Belrad, et repart au combat. En 2000, il parvient même à mettre au point un produit à base de pectine de pomme, très efficace pour l’élimination du césium dans les tissus humains.Ces impitoyables manoeuvres politico-mafieuses pourraient paraître lointaines, et presque exotiques.

Mais ce serait oublier que Tchernobyl est un enjeu mondial pour le lobby nucléaire. Qui tient le « bilan » de la catastrophe tient probablement entre ses mains l’avenir de cette industrie de la mort. Michel Fernex, professeur émérite de la faculté de médecine de Bâle, qui suit la totalité de ce dossier avec une énergie et une vigilance admirables : « Si les conséquences sanitaires de Tchernobyl étaient connues, elles mettraient fin au programme de développement nucléaire mondial ».Est-ce la véritable enjeu des drames à répétitions qui frappent la Biélorussie ?

Le même Fernex a mis au jour l’intolérable  sujétion de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à ce lobby essentiel qu’est l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). Où sont passés les résultats de la conférence de 1995 ?Bien plus près de nous, EDF, Areva, Cogema ont lancé en 1996 en Biélorussie le projet Ethos (voir encadré). S’agit-il, comme l’affirment ses promoteurs, d’aider les populations locales ? En partie, sans doute. Mais ces travaux, qui portent sur la radioprotection, visent in fine à « prouver » qu’on peut vivre durablement sur des terres contaminées par l’atome.

Une démarche qui ne peut que satisfaire au plus haut point le pouvoir biélorusse. Faut-il parler de complicité objective ? Au début de 2001, l’institut Belrad de Nesterenko s’est vu retirer la gestion de cinq centres de contrôle radiologique dans la région de Stolyn. Précisément sur le territoire où travaillent « nos » experts. Et ce n’est pas l’effet du hasard : dans un courrier adressé à Nesterenko, le président du très officiel organismes Com Tchernobyl lui annonce que ces cinq centres seront transférés à un autre institut conformément à la proposition des scientifiques français, dans le cadre du projet Ethos-2.

Certes, les responsables d’Ethos ont immédiatement parlé de malentendu, et multiplient depuis les contacts avec Nesterenko. Mais au nom de quelles valeurs des scientifiques d’un pays démocratique parviennent-ils à travailler dans un pays où la liberté de recherche – et la liberté tout court – est à ce point bafouée ? Comment osent-ils travailler sur la « fertilisation raisonnée de la pomme de terre » sans dire un mot sur le sort de Bandajevsky, qui a prouvé que 70% des enfants par lui examinés souffraients de problèmes cardiaques ? Oui, au nom de quelles valeurs ? Celles de l’atome ?

(1) Cet article doit beaucoup aux informations rassemblées par la Crii-rad, notamment dans son excellent bulletin Trait d’Union n°22

(2) Propos tirés d’un film du réalisateur Wladimir Tchertkoff.

Le grand collisionneur et la banque (fabliau du dimanche)

Ici même, en septembre, j’ai vaillamment plaisanté autour d’une perspective certes convenue, mais qui reste intéressante : la fin du monde (lire ici). L’idée générale était la suivante : le grand show organisé par le laboratoire du Cern (Organisation européenne pour la recherche nucléaire, de son vrai nom) à la frontière franco-suisse faisait courir le risque infime – mais réel – de l’apparition d’un trou noir aspirant la terre dans sa totalité, nous compris bien entendu.

Les braves gens qui tiennent le manche là-bas et ailleurs se sont abondamment moqués de ceux qui prenaient cette affaire au sérieux. N’insistons pas. Ce qui est sûr, c’est que le Grand collisionneur de hadrons (LHC selon son acronyme anglais) est en panne. Et je découvre, un sourire niais aux lèvres, que personne ne sait pourquoi ni comment (lire ici). J’apprécie au plus haut point ce qui suit, tiré du journal Le Monde : « “Une chose est sûre : le LHC n’a pas été victime d’un trou noir”. Robert Aymar, directeur général du CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire de Genève, garde le sens de l’humour. Avant la mise en route de la machine, un groupe de citoyens et de chercheurs européens s’était ému du risque de formation, lors des collisions de particules, de mini-trous noirs susceptibles d’engloutir la Terre. Une crainte balayée par un comité d’experts internationaux ».

J’adore positivement et l’humour du monsieur – si fin – et celui du journaliste, que je crois hélas involontaire. Une « crainte balayée par un comité d’experts internationaux ». Un comité. Des experts. Internationaux. Le monde est assurément en de très bonnes mains. Demandez donc à ceux de la banque Lehman Brothers, créée en 1850, et qui avait résisté au tremblement de terre de 1929. Une telle banque ne pouvait simplement pas disparaître. Et pourtant si.

Deux nouvelles (une bonne, une mauvaise)

Je suis un brave garçon et je vais le montrer une nouvelle fois, sans me forcer. Voici une bonne nouvelle : les biocarburants sont enfin entrés (discrètement) dans le débat public. En tout cas, avant-hier dans Le Monde, Jean-Paul Besset et Yannick Jadot signaient ensemble une tribune (ici) sur l’état du Grenelle de l’environnement de l’automne passé. Déjà un an ! Jean-Paul est un ami de longue date, devenu « bras droit » de Nicolas Hulot. Et Yannick Jadot est l’ancien directeur des campagnes de Greenpeace en France. Tous deux briguent un poste de député européen, ce que je n’ai pas manqué de moquer ici même.

Passons. Dans une lettre ouverte adressée à Jean-Paul le 2 septembre (ici), je lui écrivais ceci : « Eh bien moi, Fabrice Nicolino ton ami, je te le demande : où sont les réformes ? Qu’avez-vous gagné à ces belles discussions de salon avec Borloo and co ? Et qu’avons-nous tous perdu, alors qu’il reste si peu de temps utile ? Je vais te dire une chose que je juge grave. Mais grave pour de vrai. J’ai honte de ce que vous n’avez pas fait. Oui, honte. Il y avait au moins un dossier où je vous attendais, où je vous espérais de toutes mes forces. C’est celui des biocarburants. Il était facile, il eût été facile de lancer l’Alliance pour la planète, Hulot et tous autres dans une bataille claire et publique, une dénonciation de ce crime contre les hommes, le climat, les forêts.

Il eût été facile de réclamer au moins, pour le moins, la fin des subventions publiques françaises à cette monstruosité. J’en aurais été fier pour notre famille écologiste ».

Revenons à la tribune du Monde. Je ne prétends pas être la cause de cette évolution, même je m’en contrefiche. Seul le résultat compte. C’est donc avec bonheur que je lis sous la plume de Jean-Paul et Yannick, très critique – enfin – sur le Grenelle et Sarkozy : « Manque de moyens ? La défiscalisation des agrocarburants, aberration écologique et sociale, coûtera près de 900 millions d’euros pour la seule année 2008 ! Les banques centrales occidentales ont dépensé en quelques jours plus de 400 milliards d’euros de fonds publics pour tenter de réparer les dérives du laisser-faire financier. Combien nous coûtera le laisser-faire environnemental ? ». À ma connaissance, c’est la première fois que des responsables écologistes contestent les insupportables cadeaux publics offerts à l’industrie criminelle des biocarburants. Jean-Paul, encore un effort ! Mais d’ores et déjà, merci. Ce n’est rien, mais c’est.

Voyez à quel point je suis rendu. Ce qui précède était ma bonne nouvelle du jour. La mauvaise est exécrable, mais elle est si drôle aussi que je vous livre pour commencer un tableau comme on a rarement vu (ici, en anglais). Nous sommes dans le cours de cette nuit en France, au moment même où je dormais. Aux États-Unis, en revanche, il était aux alentours de 22 heures le jeudi 25 septembre. À la Maison-Blanche, on semblait tout près d’un accord entre démocrates et républicains pour sortir 700 milliards d’argent public destinés à sauver ce qui reste là-bas de système financier et bancaire. Tout près. Bush, qui devait s’en tordre je ne sais trop quoi, avait accepté les conditions démocrates, le grand show devant les caméras approchait à vive allure. Y aurait-il eu des majorettes ? On ne le saura jamais.

Au dernier moment, un traître de comédie se glisse sur scène. Il s’appelle John A. Boehner, et dirige le groupe républicain au Congrès. Et, à la stupéfaction générale, il refuse d’engager son parti dans l’accord tant attendu. En libéral conséquent – idéologue à 100 % -, il refuse que l’État rachète des actifs véreux. Badaboum. Tous s’effondre dans la confusion, la colère et les cris. Plus d’accord. Dans le salon Roosevelt de la Maison-Blanche, un peu plus tard, se déroule une scène d’anthologie. Le Secrétaire au Trésor Henry M. Paulson Jr. – disons leur Christine Lagarde – se met à genoux, pour de vrai, aux pieds de Nancy Pelosi, speaker démocrate de la Chambre des représentants, un poste très élevé là-bas.

À genoux. Pourquoi ? Pour la supplier de ne pas aggraver les choses, et de ne pas accabler son parti à lui, les Républicains donc. Alors Pelosi aurait dit, selon des témoins, moquant la position inattendue de Paulson Jr. : « Je ne savais pas que vous étiez catholique ». Elle aurait aussitôt ajouté « ce n’est pas moi qui fais capoter l’accord, mais les Républicains ».

Pourquoi évoquer ici cette tragi-comédie ? Parce que, d’évidence, les responsables politiques d’Occident sont des incapables. Un Bush, un Sarkozy – son discours, hier, à Toulon ! – seraient excellents pour garder des boeufs ou chanter jusqu’à la fin de la nuit, accompagnés d’un karaoké. Je les vois même aisément mener un duo, l’un faisant des claquettes tandis que l’autre pousserait la chansonnette. Mais quant à diriger un pays en crise !

Je ne sais évidemment pas comment tourneront les choses. Il se pourrait désormais qu’elles aillent loin dans la désorganisation sociale, ce dont je ne me réjouirai jamais. Car à ce jeu terrible, les plus pauvres sont toujours ceux qu’on éreinte le plus. Quoi qu’il en soit, ces hommes au pouvoir sont dans le noir le plus total qui soit. Or la crise financière, grave, n’est rien à côté des conséquences désormais certaines de la crise écologique. Ces grands ignorants qui nous gouvernent n’ont et n’auront aucune idée pour nous éviter le gouffre.

C’est une pitié d’entendre un Sarkozy dire d’un côté que les (dérisoires) décisions du Grenelle seront appliquées – quand, en 2070 ? – et de l’autre vanter le fulgurant développement du nucléaire made in France, de la Libye à la Chine, en passant par l’Angleterre et l’Afrique du Sud. Voter pour des gens pareils – ou les autres, identiques – n’a plus aucun sens pour moi. Et je suis pourtant, je le dis et le répète au risque du radotage, un partisan définitif de la liberté. La liberté, oui. Mais la macabre pantomime, non.