Archives mensuelles : septembre 2007

Bêtes, hommes et idiots

Cet article a paru dans le numéro de 2007 de Canopée, une revue annuelle imaginée par Françoise Lemarchand, que je salue et remercie au passage. Je vous le livre ce 7 septembre 2007, car l’exposition Bêtes et Hommes va débuter à La Villette (Paris). Je ne sais pas si elle sera réussie. Mais j’ai eu la chance de rencontrer, pour Canopée, sa commissaire scientifique, Vinciane Despret. On lira plus loin l’entretien que cette éthologue m’a accordé. C’est une femme drôle, vivante, intéressante. Et son propos continue de me poursuivre. J’espère qu’il en sera de même pour vous.

Extrait de Canopée
J’aime beaucoup les animaux, et je n’ai jamais supporté qu’on les considère comme des bêtes. Ou comme des idiots. Cela tombe bien, car une révolution intellectuelle et morale est en cours. N’ayez pas peur de ces grands mots, je vais vous expliquer. Avant, les hommes considéraient les animaux comme des choses. Descartes, notre grand penseur du XVIIe siècle, en avait fait une théorie : les animaux-machines. Les bêtes étaient selon lui des mécaniques, dépourvues bien sûr d’âme et même de sensibilité. Cette vision absurde a duré jusqu’à nos jours, mais depuis une quinzaine d’années surtout, l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux, est en plein bouleversement.

Après Konrad Lorenz, prix Nobel de médecine en 1973 pour ses travaux sur le comportement animal, d’autres scientifiques de grande valeur ont découvert des choses incroyables. Chez les primates d’abord : non seulement certains se servent d’outils et savent se soigner, mais leurs sociétés possèdent ce qu’il faut bien appeler des cultures. Des cultures, chez des singes ? Eh bien oui. Franz de Waal, Dominique Lestel et bien d’autres l’ont prouvé de manière irréfutable.

Sur un autre terrain, les grands paléontologues Yves Coppens et Pascal Picq ont démontré à quel point nous avons eu tort. Nous avons (presque) tous pensé que l’homme se situe tout en haut, au sommet de l’échelle des espèces vivantes. Et que nous n’avions finalement pas grand-chose à faire avec le monde de la sauvagerie. Dans un livre magistral, Aux origines de l’humanité, paru en 2001, Coppens et Picq, citant des dizaines d’auteurs du monde entier, démontrent tout le contraire. L’espèce humaine partage à peu près tout avec ses frères et cousins sauvages : l’outil, l’usage de la main, la sympathie, l’empathie, les notions de bien et de mal, la politique, la coopération, et même une certaine conscience de soi.

On voit aujourd’hui où nous a mené l’arrogance. Sûre de sa force et de son intelligence, l’espèce humaine détruit sans relâche les conditions de la vie sur terre. Voilà bien une folie dont les animaux ne seraient pas capables. J’ai eu envie, pour vous lecteurs de Canopée, d’en savoir un peu plus sur les relations entre les hommes et les animaux. Et j’ai eu le grand plaisir de rencontrer l’éthologue belge Vinciane Despret. Elle porte un regard neuf, un regard malicieux, admiratif sur les animaux, et prépare pour octobre 2007 une grande exposition sur eux à La Villette, Paris.

Son propos va loin et bouscule au passage l’idée que tant d’entre nous se font de l’homme. On le verra, pour Vinciane, l’homme a beaucoup à apprendre du monde animal. D’abord pour retrouver une place plus modeste, mais plus juste, dans les grands équilibres de la vie. Mais aussi pour comprendre. Ce que nous sommes. Où nous allons, ensemble. Konrad Lorenz, qui aimait bien rire, avait une formule que j’apprécie beaucoup : “ Je crois avoir trouvé le lien manquant entre le chimpanzé et l’homme civilisé. C’est nous ”. Nous avons besoin de civilisation.

Canopée : Vinciane, vous avez commencé des études de psychologie, mais vous vous êtes ensuite dirigée vers l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux. Pourquoi ?

Vinciane Despret : Le comportement des animaux m’intéressait, bien sûr, mais surtout la manière fascinante dont les humains les regardent et en parlent. Konrad Lorenz a dit un jour : “ Si les animaux nous fascinent tant, c’est qu’ils sont étranges ”. Comme c’est vrai ! En fait, l’éthologie est le produit d’une relation entre nous et ces autres que sont les animaux. Il ne sert à rien de rêver étudier un animal tel qu’en lui-même. Car cela, on ne le saura jamais D’ailleurs, que peut bien faire l’animal quand je ne suis pas là ?

Canopée : Je crois savoir que vous vous êtes au départ intéressée aux oiseaux. Lesquels ?

Vinciane Despret : Les cratéropes écaillés, qui vivent notamment dans le désert du Neguev, en Israël. L’ornithologue Amos Zahavi décrivait chez eux des comportements des comportements bien plus flexibles, imaginatifs, inventifs que chez d’autres congénères.

Canopée : Que faisaient-ils ?

Vinciane Despret : Eh bien, ils s’aidaient dans les combats, nourrissaient d’autres nichées que les leurs, et géraient les conflits de façon à éviter l’escalade. Ils se faisaient même des cadeaux !

Canopée : Réellement ?

Vinciane Despret : Et ce n’est pas tout. Ils dansaient en groupe, sur une ligne ou en cercle, en général au lever du soleil, c’est-à-dire au moment le plus défavorable. Et d’un, ils ont épuisé toutes leurs calories au cours de la nuit et n’ont plus beaucoup d’énergie. Et de deux, ils courent le risque de se faire repérer et d’attirer un prédateur. On dirait une énigme policière, non ? La théorie de Zahavi, c’est que les cratéropes font cela justement parce qu’il y a danger. C’est la seule possibilité, pour eux, de montrer leur fiabilité au reste du groupe. Très impressionné, Zahavi a fini par réaliser un arbre généalogique de “ ses ” oiseaux, en notant pour chaque année ce qui leur était arrivé.

Canopée : Comme s’il s’agissait d’individus, en somme !

Vinciane Despret : Tout à fait. C’était un vrai tableau biographique. Alors je me suis dit que ce type n’était pas normal. Soit ces oiseaux étaient extraordinaires, soit le bonhomme était un peu foufou. Je suis donc allée le voir, suspicieuse. Mon problème, c’est que j’ai vu moi aussi les oiseaux danser. (rires)

Canopée : Mais dansaient-ils vraiment ?

Vinciane Despret : Je ne sais pas si les cratéropes dansent ou pas. Mais Zahavi a eu l’audace de poser aux oiseaux des questions qu’on ne leur pose jamais parce qu’on croit qu’ils ne sont pas capables d’y répondre. Après être allée dans le désert, je pense que les cratéropes sont vraiment des oiseaux spéciaux. Zahavi a eu de la chance de tomber sur les cratéropes et les cratéropes de la veine d’être observés par quelqu’un comme Zahavi.

Canopée : J’ose à peine imaginer, dans ces conditions, ce que vous pouvez nous dire des primates…

Vinciane Despret : Ah, parlons donc des babouins. Shirley Strum est une chercheuse américaine qui a provoqué une vraie révolution. La quasi-totalité des spécialistes pensaient que les babouins sont extrêmement hiérarchisés. Or Strum a montré au contraire que la hiérarchie ne les intéresse pas beaucoup. Ils préfèrent chercher des alliances.

Canopée : Mais comment a-t-elle donc fait ?

Vinciane Despret : La première étude sur les babouins remonte à 1930 ? Or son auteur, Solly Zuckerman, n’est allé que quelques jours en Afrique du Sud, sur le terrain, et pour le reste, il a observé pendant trois ou quatre ans une colonie de babouins du zoo de Londres. Mais ce groupe comptait 94 mâles et 6 femelles ! Il y a eu de nombreux morts et encore plus de blessés. On a ensuite introduit 25 ou 35 femelles, je ne sais plus, mais les choses se sont aggravées. Car ces babouins-là, les hamadryas, vivent en harem. Un mâle et plusieurs femelles. Au zoo de Londres, c’était donc le contraire !

Canopée : On avait donc créé une société concentrationnaire.

Vinciane Despret : Exactement. Et Zuckerman, observant cette société singulière, n’a pas pensé que ce n’était anormal, car il s’était fait une certaine idée des sociétés pré-humaines, toutes régies à ses yeux par le sexe et la guerre. Le seul ciment social, pour lui, ne pouvait être que la hiérarchie ! Le modèle de Zuckerman était d’une grande simplicité et il a influencé toutes les études ultérieures. Jusqu’au jour où Thelma Rowell, a commencé d’étudier les babouins en Ouganda, dans les années 60. Elle a osé dire, puis écrire : “ C’est bizarre, je ne trouve pas de hiérarchie ”. Elle ajoutera même que ces singes sont très polis les uns avec les autres, très gentils avec les femelles, qu’ils font copains avec les jeunes mâles et coopèrent tout le temps.

Canopée : Mais ces babouins-là sont donc très sympathiques !

Vinciane Despret : Suprême audace, Thelma estimera que les femelles babouins sont les vraies organisatrices du lien social. Pourquoi les femmes éthologues voient-elles des choses si différentes ? Peut-être surtout parce qu’elles passent plus de temps sur le terrain que les hommes. Thelma Rowell est restée cinq ans avec les babouins de la forêt ougandaise alors que la plupart de ses collègues hommes ne sont jamais restés que six mois. Parce que les femmes n’avaient aucune chance d’avoir un poste prestigieux dans les universités des années soixante ! En revanche, il suffisait aux hommes, après six mois sur le terrain, de faire une belle et bonne publication universitaire pour obtenir un poste à vie. Or, pour reconnaître un babouin d’un autre, par une cicatrice par exemple, il faut s’approcher de très près. Et cela prend au moins un an.

Canopée : Son travail vous a-t-il convaincu ?

Vinciane Despret : Oui, en partie au moins. Elle a ensuite étendu sa réflexion à d’autres animaux. Pour elle, il existe des “ primates honoraires ”. En font partie les dauphins, les baleines. Les corbeaux viennent d’entrer dans la danse. Je considère que les cratéropes en sont aussi. Ce sont les animaux auxquels nous prêtons de grandes compétences. Du coup, elle s’est intéressée aux moutons, qui sont les derniers ou presque dans notre hiérarchie de l’intelligence. Or Thelma prétend qu’on leur a surtout demandé ce qu’ils mangent. Comment ils transforment de l’herbe en gigot.

Canopée : Et c’est…idiot ?

Vinciane Despret : Peut-être. Quand elle a commencé à regarder les moutons, les études sur cet animal disaient la même chose que sur les babouins avant les années 60. Ils étaient organisés de manière hiérarchique, avec un mâle alpha qui conduit le troupeau, suivi des autres mâles qui précèdent les femelles. Thelma a trouvé cette description un peu suspecte.

Canopée : Ne me dites pas que…

Vinciane Despret : Je ne dirai qu’une chose : il faut beaucoup de patience pour observer les moutons, qui ne bougent pas beaucoup. Ils ont des gestes très éloignés des nôtres et pour en comprendre la signification, il faut souvent les voir répétés 50 fois, suivis de telles ou telles conséquences. Prenons l’exemple d’un mouton couché dans l’herbe, et qui se lève, le visage en avant. On peut penser qu’il hume l’air, qu’il apprécie la force du vent. Eh bien, Thelma a fini par comprendre après des centaines d’observations qu’en réalité, ce mouton propose aux autres de partir dans la direction qu’il indique avec son visage pointé.

Canopée : Mais jusqu’où est allée cette si fameuse Thelma ?

Vinciane Despret : Elle a découvert, mais ce serait trop long d’entrer dans le détail, que les moutons pratiquent, après le conflit, une sorte de réconciliation. Comme les chimpanzés. Les animaux ont tant de choses à nous apprendre !

Qui veut produire des millions ? (de bagnoles)

L’histoire est superbe. M. Christian Streiff est un héros de la France. Ce capitaine d’industrie hors pair a commencé sa carrière de patron à Saint-Gobain, fleuron de notre patrimoine. Il y aura tout fait, ou presque, passant du secteur canalisations à celui de la fonderie, de la fibre de verre aux céramiques et aux plastiques. En 2005, au moment de son départ, il est directeur général délégué de cette multinationale. Encore bravo.

Mais, mais un détail est caché dans le paysage. Plus qu’aucune autre entreprise française, Saint-Gobain, c’est l’amiante. « La compagnie Saint-Gobain a occupé un rôle leader sur le marché français et même au-delà, grâce à ses filiales, aux Etats-Unis et au Brésil en particulier, où elle avait acquis des mines d’amiante (1) ». Jusqu’à l’interdiction définitive du matériau en France, en 1997, après des dizaines d’années de désinformation, le groupe a fabriqué et vendu des milliers de tonnes d’objets contenant ce minéral cancérigène. Chez nous, pas besoin de dessin : les ouvriers – car ce crime est social – tombent comme des mouches. Et continueront.

Peut-être vaut-il la peine, aussi, d’aller voir ailleurs. Pour le seul premier trimestre de l’année 2005 – notre excellent Streiff est alors encore en poste -, 6 000 litiges liés à l’usage de l’amiante par Saint-Gobain ont été enregistrés aux États-Unis (2). À cette date, le « stock de litiges », comme disent mes amis boursiers, atteignait 102 000. Je simplifie : 102 000 personnes avaient déposé plainte aux États-Unis contre Saint-Gobain. À cause de l’amiante. Merci qui ?

En 2006, reprenons le cours de la vie exemplaire de M.Streiff, notre homme est nommé membre du Comité exécutif d’EADS et Président exécutif d’Airbus. Vous savez, les gros navions, dont l’A380, qui sera fatalement une « bombe climatique », pour reprendre l’expression de Jean-Marc Jancovici.

Enfin, en février 2007, M.Streiff remplace Jean-Martin Folz à la tête de PSA-Peugeot Citroën. Pendant quelques mois, ce qui est bien normal, l’ami Christian réfléchit à la manière de vendre plus de voitures dans un monde qui rencontre pourtant quelques autres problèmes. Il y a deux jours, eurêka. PSA se fixe, à l’horizon 2010, trois objectifs majeurs. Un d’un, faire passer les ventes de ouatures à 4 millions d’unités par an, soit 700 000 de plus qu’en 2006. Marchés visés : la Russie, l’Amérique du sud, la Chine. Et de deux, atteindre une rentabilité sur chiffre d’affaires comprise entre 5,5 % et 6 %. Et de trois, devenir le numéro 1 de la voiture « propre ». Je mets des guillemets, car bien entendu, personne ne sait ce qu’est une voiture « propre ». Celles qu’on passe au kärcher, peut-être ?

N’empêche. M. Streiff est un modèle sarkozien comme on n’aurait osé inventer. Ainsi que dirait madame Lagarde – elle l’a fait le 10 juillet 2007, devant l’Assemblée nationale -, « assez pensé ! », désormais. Il faut avancer, foncer, défoncer. Les peuples, les pays et leurs territoires, le climat, et créer au passage des embouteillages jusqu’au fond de la forêt amazonienne, dans la moindre bourgade chinoise, au milieu de la taïga. M. Streiff, chantre du développement durable. Je suggère de créer une nouvelle expression plus hip, plus peps, plus entraînante : le développement éternel. Comme la mort du même genre.

(1) www.senat.fr/rap/r05-037-1/r05-037-15.html

(2) www.boursier.com/vals/FR

Un Grenelle sinon rien ?

De l’art de ne pas se faire des amis. Je vais en effet écrire des choses désagréables sur des gens que j’apprécie généralement. Et pourtant, je crois bien appartenir à ce vaste mouvement pour la protection de la nature, protéiforme, étrange et méconnu, né en France il y a près de quarante ans. L’histoire de ce dernier reste approximative, car elle n’a pas encore été écrite.

Permettez-moi de la résumer à ma manière. Avant, en 1960, en 1930, en 1890, elle s’incarne dans des sociétés savantes. Des professeurs chenus, parfois avec monocle, souvent avec binocles, et toujours barbichus, se penchent sur le sort de la nature. Du point de vue de telle espèce curieuse. Ou pour estimer qu’en tel lieu – l’archipel des Sept-Îles, vers 1910, par exemple – les hommes détruisent tout de même un peu trop. En somme, rien. Ou plutôt rien d’autre que de belles connaissances inutiles. Ce qui n’est pas inutile.

1968 voit émerger une vraie critique écologique et sociale de ce qu’on appelle alors le capitalisme. Et les sociétés savantes sont percutées par le mouvement de la jeunesse. Il en sort un machin complexe et ramifié, appelé Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN), qui deviendra France Nature Environnement (FNE). Laquelle fédération regroupe, d’après ses chiffres en tout cas, 3 000 associations locales et régionales, parmi lesquelles la Frapna, Bretagne Vivante, Nature Centre, Nord Nature, etc.

Avant, et surtout après, d’autres structures émergent. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), en fait la grande ancêtre, des antennes nationales du WWF ou de Greenpeace, les dissidents de Robin des Bois, et une multitude d’associations centrées sur telle ou telle question particulière.

Bien entendu, j’oublie beaucoup de gens, qui me pardonneront. Ce n’est pas un livre. Ce mouvement est en tout cas, au long de ses méandres, fort méprisé, ou intégré, ce qui n’est guère mieux. Les forces politiques connues ont l’invective facile, et ne se privent guère d’employer le florilège complet des insultes. Les écologistes de terrain seront tous, à un moment ou à un autre, des demeurés, des intégristes, des terroristes, des imbéciles. Des ennemis du progrès en marche.

Beaucoup choisiront la voie du compromis avec l’État. Et les subsides publics qui vont avec. Des milliers siègent, au moment où j’écris, dans quantité de commissions officielles, départementales dans la plupart des cas. Ce que j’appelle l’intégration. Avec fil à la patte.

Et d’autres, financés par les entreprises et/ou les dons privés, affichent une indépendance nettement plus ferme par rapport aux choix politiques généraux de la France. Ce qui n’est pas rien. Notez que, dans les deux cas, je ne cite personne. Non pas que j’aie la moindre crainte, croyez-moi. Mais seulement parce que ce n’est ni le lieu, ni le moment. Cela viendra.

Ce qui compte ici, c’est que ce mouvement multiforme a été tenu aux marges de la société officielle. Qu’il a été ignoré, bafoué, maltraité comme aucun autre. Le moindre roitelet politique, le plus petit marquis local se sont permis pendant des décennies de faire des cartons faciles sur le gentil ornithologue, sur le discret naturaliste amoureux du criquet d’Italie, sur l’aimable défenseur de la vie. Nul ne protestait. Et nul en tout cas ne trouvait le moyen de riposter à la hauteur de ce qu’il faut bien nommer offense.

Or voilà que tout a changé en quelques semaines. Pour la première fois dans l’histoire de cette mobilisation encore jeune, notre bon maître, un certain Sarkozy, fait asseoir les manants au salon. On peut parler d’un choc. Jospin, cet incurable nigaud, aidé comme on sait par Allègre, ce noble esprit, en aurait été incapable, par myopie historique et définitive.

Sarkozy, n’est pas un stratège, mais il est en revanche un tacticien de grande qualité. Et il a parfaitement saisi la carte qui se présentait. En tournant la page de quarante ans d’avanies, en installant les ONG écolos au rang d’interlocuteurs légitimes, il a d’évidence marqué un point. Dérisoire, si l’on regarde de loin, mais crucial si l’on se concentre sur la petite tambouille habituelle.

Car quoi ? Avec le Grenelle de l’environnement, qui doit proposer une vingtaine de mesures d’ici deux mois, un piège à mâchoire s’est refermé sur les écologistes. C’est le jeu de la patate chaude. Celui qui se retrouvera avec elle dans la main au coup de sifflet aura perdu la partie. Soit les associations quittent la table avant la fin du grand déballage, mais en ce cas, il leur faudra s’expliquer devant la société. Et je fais confiance à Sarkozy pour faire accroire qu’il aura tout fait pour aborder les dossiers brûlants. Éventuellement en annonçant une surprise qui clouera la critique sur place. Il en est capable.

Soit les associations restent jusqu’au bout, et par là-même donnent à ce gouvernement un label écolo qui le suivra, volens nolens, pendant des années. Quel que soit le résultat final. Soit enfin les ONG, qui dans les coulisses, je vous le dis ici, se combattent durement pour le leadership de la discussion avec Borloo, se déchirent publiquement. Mais alors, il n’y aura rien de plus simple que de dénoncer les irresponsables. À l’ancienne.

Prenons l’hypothèse numéro deux. Les associations restent à leur place, et dressent un bilan en demi-teinte de ce fameux Grenelle. Je la tiens comme vraisemblable, du moins à l’heure où j’écris. Car je ne suis pas devin, non pas. Admettons donc cette éventualité. Eh bien, j’affirme que l’ensemble du mouvement entrerait à cet instant dans une terrible régression. Car sortir de la semi-clandestinité des quarante dernières années, c’est très plaisant, il n’y a aucun doute. Seulement, où est l’analyse générale ? Où est la vision d’ensemble ?

Laisser penser que ce gouvernement pourrait, par simple volonté – on en est d’ailleurs immensément loin -, changer la donne écologique, est une bouffonnerie. Ni plus, ni moins. C’est la reprise d’une vieille fable à laquelle nous avons tous cru plus d’une fois : si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main… Oui, s’ils. Mais ils ne.

Ils ne, parce que le monde, jusqu’à plus ample informé, est tenu par des intérêts plus forts que les propos et les envolées. Économiques, politiques, sociaux. Et si l’on met de côté les falbalas, les effets de manche et de propagande, la publicité, la communication d’entreprise, que reste-il ? Une machine de guerre, devenue certes incontrôlable, mais qui sert bel et bien des hommes, des États, des chiffres d’affaires. Et cette machine écrase et détruit à une vitesse encore jamais vue dans l’histoire humaine, qui a tout de même deux millions d’années au moins.

Le Grenelle de l’environnement, en l’état actuel du dispositif, a toutes chances de démobiliser ceux qui veulent se battre encore, et de répandre l’illusion, auprès des autres, que la situation est sous contrôle. Or c’est non seulement faux, mais aussi ridicule. Le mouvement de protection de la nature, où je compte tant d’amis – à la LPO, au WWF, Chez Greenpeace, à la Fondation Hulot, à FNE – doit au contraire se pencher au plus vite sur son passé.

Il n’y a pas d’autre urgence que de comprendre notre échec collectif. Car depuis sa naissance, notre mouvement n’a fait qu’accompagner la destruction. Il aura été, je suis désolé de l’écrire, le cogestionnaire du grand massacre en cours. Comme on peut dire que la FNSEA a été la cogestionnaire de la disparition de la paysannerie. Je sais que ces paroles en blesseront plus d’un, mais je ne suis pas là pour faire plaisir, en tout cas pas seulement. Il y a quarante ans, les menaces étaient locales, éparses, réversibles. Elles sont aujourd’hui globales, cumulatives, planétaires.

J’ajouterais un point qui me peine. Les grands efforts consentis pour sauver des bouts de nature – les gorges de la Loire, le cap Sizun, l’Écopôle du Forez, les nombreuses réserves naturelles – ont fini par masquer l’essentiel. Un confetti reste à jamais un confetti. Je suis infiniment heureux de pouvoir circuler entre les îlots de Molène, et d’y voir phoques et dauphins. Peu de lieux me plaisent autant que le Haut-Vercors, la pointe de Castelmeur ou la ferme de Bonnefond, proche des sources de la Loire.

Mais ce qu’il fallait sauver, ce qu’il faudra sauver demain, ce sont des espaces cohérents, des bassins entiers de fleuves, des écosystèmes complexes et reliés, la France même, et le monde. Le mouvement écologiste, auquel j’appartiens plus que jamais, doit trouver une voie neuve. Elle ne passe pas par le boulevard de Grenelle. Oh non !

Une France provinciale (à propos de Suez et GDF)

Franchement, il y a de l’abus. J’écoute les commentaires sur la fusion enfin réalisée entre Suez et GDF. L’impunité sociale des gens de pouvoir est telle qu’elle autorise les plus évidentes grossièretés. Ainsi, les patrons français des deux entreprises annoncent-ils à l’antenne, en compères qui se tutoient, que l’opération n’aura aucun effet négatif sur l’emploi du futur géant.

Quels amuseurs ! Comme si cela avait la moindre importance ! Comme s’ils pouvaient garantir quoi que ce soit à propos d’un processus lourd, qui prendra des mois, et qui se règlera comme les autres, de manière à satisfaire actionnaires et boursicoteurs ! Je rappelle que notre vaillant président de la République, celui qui parle vrai et n’a peur de rien, avait promis et juré que GDF ne serait pas privatisé et que la part de l’État dans le capital ne descendrait pas sous la barre des 70 %. Ah, charmant bonhomme !

Mais cela, c’est les autres. Eux. Et nous, amis lecteurs, qui acceptons tout avec une si désarmante facilité ? Je lis le lundi 3 septembre dans le quotidien Libération deux articles qui ont la singularité de se faire face, en pages 14 et 15. C’est merveilleux. Une démonstration parfaite des limites de la presse actuelle, fût-elle de gauche bien sûr. Page 14, le chercheur belge François Gemenne annonce : « Le changement climatique pourrait faire doubler le nombre de migrants ». C’est-à-dire que le nombre de réfugiés, essentiellement écologiques, passerait de 100 à 200 millions d’humains. Vous avez envie d’être réfugié ?

Page 15, un papier sur la fusion GDF-Suez. Le même jour, Le Monde parle, autour du même sujet, de « dénouement heureux » et de « fusion stratégique ». Je plains les journalistes spécialisés dans l’économie, qui voient toute la réalité au travers d’un prisme si déformant qu’il affirme constamment le faux. Je les plains. Personne ne s’avise de rappeler quelques fortes évidences. Par exemple, un groupe comme GDF a-t-il le moindre intérêt à voir diminuer la consommation de cette matière première géniale autant que malfaisante appelée gaz naturel ?

Non, certes. GDF a tout au contraire besoin que les sociétés humaines continuent de cramer du gaz. Et donc d’aggraver une crise climatique qui bouleverse la vie sur terre. Tant pis pour les futurs vagabonds du climat. Où sont donc les journalistes qui vous parlent de cela ? Et combien de pages de pub en quadrichromie sont-elles destinées aux journaux libres de notre pays libre, pour annoncer le bel événement de la fusion GDF-Suez ?

Suez, justement. Apparemment, le pôle Environnement de Suez devrait être filialisé. Et nos commentateurs, forts de leur indécrottable provincialisme, oublient de nous parler de ce qui se cache derrière ce mot attrape-tout, ailleurs qu’en France, surtout ailleurs. Environnement, que de crimes commis en ton nom…

Je vais à l’essentiel. Suez est (encore) l’un des géants mondiaux de l’eau. Question stupide : l’entreprise a-t-elle intérêt à ce que l’eau, les eaux, toutes les eaux du monde ne soient pas polluées ? Bien sûr que non. Son chiffres d’affaires dépend en partie du niveau de contamination des eaux dites brutes, qui rapporteront d’autant plus qu’elles devront être traitées. Ainsi, sans même recourir à la polémique, je puis dire que Suez a besoin de nappes et de rivières ressemblant à des égouts.

Autre question imbécile : Suez militera-t-elle un jour pour que l’eau devienne un bien inaliénable de l’humanité (et des autres êtres vivants) ? Cela m’étonnerait légèrement. Alors qu’un mouvement mondial se dessine, au Sud, pour retirer l’eau du marché – au fait, vous en avez entendu parler ? -, Suez bagarre comme elle peut pour la privatisation généralisée.

J’ai quelques lumières sur le sujet, que je vous livre aussitôt. En Bolivie, Suez s’est fait lourder en 2005, il n’y a pas d’autre mot, par le gouvernement. En 2000, les pauvres de La Paz et El Alto avaient commencé un combat au couteau – symbolique – contre la privatisation de l’eau. On leur imposait une augmentation des tarifs de 300 %, portant la note de l’eau à 20 % du revenu familial moyen. « Propriétaire » de l’eau là-bas ? Aguas del Illimani, c’est-à-dire Suez. Une manifestation de 500 000 personnes a eu lieu à La Paz contre notre noble entreprise. Vous le saviez ?

En Argentine, même chose ou presque. Aguas Argentinas – Suez, bien sûr – a dû quitter le pays début 2006, à la suite d’une renationalisaton de l’eau décidée par le président Nestor Kirchner. Sachez qu’en 2002, dans ce pays dévasté par la crise économique, Suez, sûre de sa force, exigeait une augmentation massive des tarifs. Refusé. Le gouvernement argentin, considérant que 42 % des habitants de La Matanza – un immense quartier pauvre de Buenos Aires, où s’entassent 1,2 million de personnes – n’avaient pas d’eau potable, a préféré se passer des services de Suez.

Voilà. C’est l’heure de la fusion, et des effusions nationales. La France est grande, qui se dote d’un géant de l’énergie. La France est sotte, et ses « observateurs » regardent le doigt plutôt que de regarder la lune. Dormez en paix, braves gens, Suez-GDF veille sur votre avenir. Moi, je suis du genre insomniaque.

 

Ils ont tout fait périr

Je suis un veinard, et je le sais. Preuve parmi d’autres : je connais un vallon. Reculé, perdu même. En bas, un ruisseau, du schiste, des gours, des châtaigniers. Et en haut, des pins sylvestres, des chênes blancs, une herbe folle et souvent rase.

Un vieil homme règne sur ce territoire, maître d’un troupeau de brebis qu’il mène, deux fois par jour, dans les prés, sous les arbres. Il parle une langue empreinte d’un charme ancien, et bien qu’il prétende être ignare, je le sais doté d’un héritage, d’une histoire. Parfois, quand il me croise, il me lâche l’une de ses sentences favorites : “Vous vous languissez pas, ici ?”. Ou bien, si souvent que j’en souris intérieurement : “Ils ont tout fait périr”.

De quoi parle-t-il ? D’une campagne sans doute fantasmée. Mais réelle aussi, ô combien. À l’époque de sa lointaine jeunesse, alors que les environs étaient bien plus peuplés, habités, parcourus qu’ils ne le sont, tous les petits animaux abondaient. On piégeait les grives à la tendelle, on prenait lapins, lièvres et sangliers au collet, on faisait des ventrées de truites et d’écrevisses. Bon, sans doute pas chaque jour. Et la mémoire humaine joue des tours à tous ceux qui la croient fidèle.

N’empêche. En mars 2004 a paru dans la revue Science une étude impressionnante dirigée par le chercheur Jeremy Thomas, du Natural Environment Research Council (1). Avec l’aide de 20 000 volontaires. Je vous passe les détails. Le résultat, salué comme un modèle du genre, permet d’entrevoir ce qui a été perdu en quelques décennies. Ainsi, 70 % des espèces de papillons présentes au Royaume-Uni ont vu leurs populations baisser, et parfois s’effondrer. Même phénomène pour 28 % des plantes et 54 % des oiseaux étudiés.

Un tiers des espèces de plantes, d’oiseaux, de papillons – une moyenne, bien sûr – ont disparu de lieux étudiés qu’ils occupaient dans un temps compris entre 20 et 40 ans. C’est simplement fulgurant.

Est-ce la même chose dans le vallon que j’évoquais ? J’en jurerais. Je suis né en 1955, et quand j’avais dix ans, aux portes de Paris, il y avait partout des grenouilles, des papillons, des abeilles. Je me souviens d’une pêche démentielle dans une mare de l’Yonne, au cours de laquelle plus de 120 grenouilles avaient été sacrifiées à nos amusements de gosses. C’était en 1964.

Je l’affirme sans preuve : tout disparaît sous nos yeux. Les lucanes, les vers luisants, les papillons, les sauterelles, les oiseaux. Sans preuve ou presque. Pour les oiseaux, dont les hirondelles, on sait. Pour les vers luisants, on voit. Ou plutôt, on ne voit plus. Mais qu’attend donc ce grandiose gouvernement pour lancer une étude comparable à celle de nos cousins britanniques ?

Ne pourrait-on obtenir au moins quelques crédits pour cela au Grenelle de l’environnement, fin octobre ? À moins qu’on ne se doute du résultat ? M.Borloo et madame Lagarde s’activent au moment où j’écris à faire disparaître en France plus d’un million d’hectares de jachères, qui servaient à cette faune et cette flore ordinaires, que j’aime tant. Au profit des biocarburants, cette infamie.

Qui protestera ? Qui gueulera pour de bon ? Je note, ces derniers jours, que nous avons perdu le dauphin blanc de Chine, le si fameux baji. Il était à lui seul une branche de l’évolution, et vivait dans les rivières de là-bas depuis 20 millions d’années. Heureusement, nous vendons ce qu’il faut aux Chinois. Turbines, centrales nucléaires, bagnoles. De quoi faire disparaître ce qui reste, qui n’est plus grand chose.

Autres dauphins mal en point, en Méditerranée, où un virus les tue par dizaines, cet été, devant les côtes espagnoles. Et les abeilles du monde entier, vous devez le savoir, succombent par milliards, frappées par un mal mystérieux. Lequel pourrait être un cocktail comprenant notamment des pesticides. Ceux qui ont tout fait périr.

(1) Comparative Losses of British Butterflies, Birds, and Plants… par Thomas et al, Science 19 mars 2004