Ils ont tout fait périr

Je suis un veinard, et je le sais. Preuve parmi d’autres : je connais un vallon. Reculé, perdu même. En bas, un ruisseau, du schiste, des gours, des châtaigniers. Et en haut, des pins sylvestres, des chênes blancs, une herbe folle et souvent rase.

Un vieil homme règne sur ce territoire, maître d’un troupeau de brebis qu’il mène, deux fois par jour, dans les prés, sous les arbres. Il parle une langue empreinte d’un charme ancien, et bien qu’il prétende être ignare, je le sais doté d’un héritage, d’une histoire. Parfois, quand il me croise, il me lâche l’une de ses sentences favorites : “Vous vous languissez pas, ici ?”. Ou bien, si souvent que j’en souris intérieurement : “Ils ont tout fait périr”.

De quoi parle-t-il ? D’une campagne sans doute fantasmée. Mais réelle aussi, ô combien. À l’époque de sa lointaine jeunesse, alors que les environs étaient bien plus peuplés, habités, parcourus qu’ils ne le sont, tous les petits animaux abondaient. On piégeait les grives à la tendelle, on prenait lapins, lièvres et sangliers au collet, on faisait des ventrées de truites et d’écrevisses. Bon, sans doute pas chaque jour. Et la mémoire humaine joue des tours à tous ceux qui la croient fidèle.

N’empêche. En mars 2004 a paru dans la revue Science une étude impressionnante dirigée par le chercheur Jeremy Thomas, du Natural Environment Research Council (1). Avec l’aide de 20 000 volontaires. Je vous passe les détails. Le résultat, salué comme un modèle du genre, permet d’entrevoir ce qui a été perdu en quelques décennies. Ainsi, 70 % des espèces de papillons présentes au Royaume-Uni ont vu leurs populations baisser, et parfois s’effondrer. Même phénomène pour 28 % des plantes et 54 % des oiseaux étudiés.

Un tiers des espèces de plantes, d’oiseaux, de papillons – une moyenne, bien sûr – ont disparu de lieux étudiés qu’ils occupaient dans un temps compris entre 20 et 40 ans. C’est simplement fulgurant.

Est-ce la même chose dans le vallon que j’évoquais ? J’en jurerais. Je suis né en 1955, et quand j’avais dix ans, aux portes de Paris, il y avait partout des grenouilles, des papillons, des abeilles. Je me souviens d’une pêche démentielle dans une mare de l’Yonne, au cours de laquelle plus de 120 grenouilles avaient été sacrifiées à nos amusements de gosses. C’était en 1964.

Je l’affirme sans preuve : tout disparaît sous nos yeux. Les lucanes, les vers luisants, les papillons, les sauterelles, les oiseaux. Sans preuve ou presque. Pour les oiseaux, dont les hirondelles, on sait. Pour les vers luisants, on voit. Ou plutôt, on ne voit plus. Mais qu’attend donc ce grandiose gouvernement pour lancer une étude comparable à celle de nos cousins britanniques ?

Ne pourrait-on obtenir au moins quelques crédits pour cela au Grenelle de l’environnement, fin octobre ? À moins qu’on ne se doute du résultat ? M.Borloo et madame Lagarde s’activent au moment où j’écris à faire disparaître en France plus d’un million d’hectares de jachères, qui servaient à cette faune et cette flore ordinaires, que j’aime tant. Au profit des biocarburants, cette infamie.

Qui protestera ? Qui gueulera pour de bon ? Je note, ces derniers jours, que nous avons perdu le dauphin blanc de Chine, le si fameux baji. Il était à lui seul une branche de l’évolution, et vivait dans les rivières de là-bas depuis 20 millions d’années. Heureusement, nous vendons ce qu’il faut aux Chinois. Turbines, centrales nucléaires, bagnoles. De quoi faire disparaître ce qui reste, qui n’est plus grand chose.

Autres dauphins mal en point, en Méditerranée, où un virus les tue par dizaines, cet été, devant les côtes espagnoles. Et les abeilles du monde entier, vous devez le savoir, succombent par milliards, frappées par un mal mystérieux. Lequel pourrait être un cocktail comprenant notamment des pesticides. Ceux qui ont tout fait périr.

(1) Comparative Losses of British Butterflies, Birds, and Plants… par Thomas et al, Science 19 mars 2004

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