Archives mensuelles : novembre 2007

Réponse à Jean-Didier Vincent

Si cela continue de la sorte, je vais être obligé de dire du bien d’Internet. C’est dire si le poulet que m’a adressé Jean-Didier Vincent m’a plu. Qui est ce monsieur ? Un savant, membre de l’Académie des sciences, ancien directeur de l’Institut de neurobiologie Alfred Fessard du CNRS. Entre autres : ce grand personnage me pardonnera de ne pas citer tous ses titres. Donc, un savant, mais un savant furieux contre moi, après avoir lu mon article de jeudi, Au-delà de la condition humaine. Quelle magie, ce Net ! À peine publié, déjà conspué. La gloire me rend euphorique, savez-vous ?

Bien sûr, il faut se reporter à ce que j’ai écrit avant-hier, et vous m’en voyez désolé, mais c’est nécessaire. Découvant ma prose avec horreur, le professeur Vincent a aussitôt, avec beaucoup d’obligeance, riposté sur son blog. Et de quelle manière brillante (http://sciences.blog.fondapol.org) ! Mais le préférable, c’est de vous livrer le texte tout chaud sur un plateau. Le voici :

En réponse au Canard Enchaîné, à Fabrice Nicolino, et autres calomniateurs Continuer la lecture de Réponse à Jean-Didier Vincent

Accoyer et les lobbies

Accoyer, vous voyez qui ? En ce cas, vous avez de la chance, mais je dois penser à tout le monde. Bernard Accoyer est le président de l’Assemblée nationale, poste on ne peut plus prestigieux. C’est, comme disent les commentateurs, dont je ne suis pas, “le troisième personnage de l’État”. En outre, c’est un comique-troupier qui s’ignore. Dans le genre “j’ai la rate qui s’dilate”, ou peu s’en faut.

Il y a quelques jours, n’écoutant que son courage, il annonçait sa ferme intention d’encadrer par la loi le travail des lobbies au Parlement. Et puis, constatant qu’il n’y avait aucune urgence véritable, il est passé à l’opération rétropédalage. L’affaire est momentanément enterrée. On en reparlera aux alentours de la Saint Glin-Glin.

C’est un brin fâcheux pour nous, pauvres humains. Car les lobbies font largement la loi, ne vous y trompez pas. Au moins cinquante entreprises et organismes décisifs pour notre avenir disposent de badges qui permettent à leurs hommes d’entrer librement à l’Assemblée, d’aller boire un coup avec les députés, d’entreprendre une amicale causette dans les couloirs, et bien davantage en cas de véritables affinités.

Parmi eux, TotalFinaElf, Air France, EDF, le Medef bien entendu, et même la FNSEA. Ces lobbyistes sont constamment épaulés par une partie notable des assistants parlementaires, dont une centaine au moins complètent leurs revenus en travaillant pour des cabinets de conseil. Et même de conseils avisés. C’est splendide.

Il faut dire que Jean-François Copé, député-maire UMP de Meaux et chef de groupe parlementaire, trouve encore le temps de consacrer deux jours par semaine à l’un des plus importants cabinets d’avocats d’affaires français : Gide Loyrette et Nouel. Copé ne se trouble pas une seconde en avouant qu’il mettra son plantureux carnet d’adresses, constitué dans le cadre de ses fonctions électives, au service de ses patrons privés.

Il ne se trouble pas, car tout le monde s’en contrefout. En 2005, Vincent Nouzille et Hélène Constanty ont publié un livre tout de même étonnant, Députés sous influence (Fayard), sans que cela ne change quoi que ce soit aux moeurs parlementaires qui, il est vrai, ne tombent pas de la lune. La corruption de l’esprit public est générale, chaque personne de bon sens peut s’en rendre compte au fil de sa vie quotidienne.

Se souvient-on seulement que le président en titre du Sénat – il serait Président en cas d’empêchement de Sarkozy – est mêlé à deux très vilaines affaires ? Christian Poncelet a, d’une part, fait salarier sa secrétaire personnelle par La Poste, puis France Telecom pendant de longues années. Et d’autre part, il serait intervenu à plusieurs reprises en faveur de Jean-Claude Bertoldi, représentant en l’occurrence la Sogea, une entreprise de BTP filiale de Vinci. Ces interventions auraient pu favoriser l’obtention de marchés publics, mais bien entendu, la présomption d’innocence, etc.

Les questions restent heureusement légales, et je me demande donc, avec vous je l’espère, combien de décisions de routes, de barrages, de centrales diverses, de remembrements et de drainages, de lotissements bien sûr, ont pu être influencées par nos admirables amis les lobbyistes.

Vous, je ne sais pas, mais moi je bous quand j’entends l’expression “lobby écologiste“. Je bous, car s’il est une chose dont je suis convaincu, c’est que les écologistes ne sont ni ne seront jamais un lobby. Un lobby, c’est la poursuite d’un but mercantile, au service d’intérêts particuliers. Et le point de vue écologiste, du moins celui auquel je pense en écrivant ce mot, représente l’intérêt de tous et de chacun, y compris des espèces non humaines, pour aujourd’hui mais aussi demain.

À la vérité, je suis bien incapable de distinguer, parmi les insulteurs, ceux qui, sont honnêtes de ceux qui ne le sont pas. Dieu reconnaîtra (peut-être) les siens. Mais je ne vous lâcherai pas sans vous inviter à cliquer sur ce lien : http://www.worstlobby.eu. Cette information, grâce à laquelle vous aurez un aperçu de ce qui se passe en Europe, me vient d’Édith Wenger, que je remercie chaudement. Bruxelles ne vaut pas mieux que Paris, hélas. L’affaire, notre grande affaire de la protection de la vie est européenne. Et même mondiale, mais je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous l’ignorez. Salut !

Au-delà de la condition humaine

Connaissez-vous le transhumanisme ? Ah, quelle histoire ! Je lisais la semaine passée dans Le Canard enchaîné un article de Jean-Luc Porquet sur le sujet, bien intéressant. Et si vous me pardonnez de me vanter, je souhaite vous offrir le bout d’un article que j’ai écrit sur la question à l’extrême fin de 2001. Voyez, le sujet m’intéresse depuis quelque temps déjà.

Voici l’extrait : « Avec les transhumanistes, vous ne risquez pas de vous ennuyer, soyez-en sûr. Qui sont-ils ? Une poignée pour l’heure, mais dont tout permet de penser qu’ils forment l’avant-garde d’une armée immense. Le transhumanisme est une sorte de théorie, née chez certains scientifiques et concepteurs de nouvelles technologies. Selon eux, la nature humaine, loin d’être inaltérable, ne cesse d’être modifiée en profondeur par les découvertes, le changement, le neuf. Elle est malléable, à volonté ou presque.
Or de glorieux horizons se découvrent, grâce notamment aux nanotechnologies moléculaires, aux machines intelligentes, aux « médicaments de la personnalité », à la vie artificielle, à l’extension devenue possible du corps par la machine, etc. Qu’allons-nous faire de ces miraculeuses vendanges ? Mais en profiter, bien entendu, pour sortir de nous-mêmes. C’est là l’occasion d’aller au-delà –
trans – de notre misérable enveloppe. De l’audace, de l’audace ».

Le décor est planté, mais il faut revenir à l’actualité, telle que décrite par Porquet. Que nous apprend-il ? Au cours d’une conférence transhumaniste auquel il a assisté, de notables personnages ont promis de belles avancées, dont l’ouverture prochaine, à Grenoble, d’une clinique appelée Clinatec. Attention, prodiges garantis : grâce aux techniciens et scientifiques du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le professeur Alim-Louis Benabib interviendra sur de graves maladies du cerveau, dont l’horrible Parkinson, appuyé une armada de nanotechnologies, lesquelles agissent à l’échelle moléculaire, ce qui est, quoi qu’on en pense, une complète révolution.

Qui diable accueille ainsi en plein Paris un tel événement ? Fondapol, mes aïeux, qui signifie bizarrement Fondation pour l’innovation politique. Pour le cas où cela vous intéresserait, sachez que Fondapol est un joujou de notre vieux Chirac. Mais oui, l’immense écologiste que la planète nous envie. Et que raconte Fondapol sur son site internet (http://www.fondapol.org) pour présenter cette inoubliable conférence ? Ceci, que je vous conseille de savourer : « L’humanité est à l’aube d’un changement radical. La capacité de manipuler la matière au niveau de l’atome, y compris à l’intérieur du corps humain, crée une médecine nouvelle, qui n’a plus seulement la vocation de réparer le corps et d’en soulager les souffrances, mais d’augmenter les performances “naturelles” de l’homme.
Va-t-on réellement vers un nouvel être “supérieur”, peut-être même immortel ? Comment la science et la fiction se nourrissent-elles mutuellement ?
Une éthique nouvelle doit répondre à cette situation inédite ».

J’aimerais bien me contenter de rire, mais je sais trop que ces transhommes-là ne sont que des estafettes. Derrière eux piaffent des armées encore invisibles de clones décidés à tout pour échapper à l’étau. Ceux-là, et je crains qu’ils ne soient légion, ne peuvent accepter la réalité terrible de la crise écologique mondiale. Tout leur sera préférable au face-à-face désormais inévitable avec les limites de l’aventure humaine. Soyez assurés qu’ils trouveront quantité de trucs pour croire et faire croire que l’homme peut sortir de sa condition. Je peux me tromper, mais je redoute déjà les effets de tels discours sur des esprits tourneboulés par les tragédies à venir.

Dans l’histoire, ceux qui ont imaginé l’avenir le plus scintillant sont également ceux qui ont organisé le présent le plus insupportable. Voici ce que j’écrivais en conclusion de mon papier d’il y a six ans, et je n’ai pas changé d’avis : « La technoscience pourrait bien devenir le dernier refuge de ceux qui, incapables de changer la réalité, et n’y songeant d’ailleurs pas, entendent en changer la perception. Adieu effet de serre et bidonvilles, adieu misère et déforestation. Et place à l’homme nouveau. Supérieur ? On aimerait se tromper, mais on croit retrouver des effluves transhumanistes chez des auteurs comme Maurice G.Dantec, récemment encensé jusqu’au grotesque, ou Michel Houellebecq. Annoncent-ils une nouvelle poussée de régression ? Ce serait une mauvaise nouvelle, mais elle n’étonnerait guère ».

PS : Ce rajout est écrit dans l’après-midi du 8 novembre. J’ai oublié ce matin de vous signaler un entretien avec l’écrivain Ray Bradbury, paru dans Le Monde daté 4-5 novembre 2007. Bradbury est un vieux cinglé de 87 ans, et j’en suis d’autant plus marri que je fus un lecteur enthousiaste de Farenheit 451 et de Chroniques martiennes. Mais la vieillesse est un naufrage, comme on sait. Dans l’entretien, Bradbury apparaît comme un furieux transhumaniste. Il clame son amour du nucléaire et assure que « les voyages dans l’espace nous rendront immortels ». En somme, il ne regrette qu’une chose : mourir au moment où la technologie promet à l’humanité de devenir une autre qu’elle même. Misère !

Bouffons, puisque c’est un ordre

Un coup de chapeau confraternel ne devrait pas nuire à ma (mauvaise) réputation. Permettez-moi de saluer Joelle Stolz, correspondante à Mexico du journal Le Monde. Dans un article du 1er novembre 2007 (http://www.lemonde.fr), elle raconte comment les Mexicains sont devenus obèses. Et pourquoi. Vous me direz que l’explication générale vous est connue, et j’en tomberai aisément d’accord. Mais il y a la manière, et cette manière-là, concrète, reste assez hallucinante.

À la base de tout, il y a ce que les Mexicains appellent la comida chatarra. On pourrait traduire cela d’une manière assez violente, mais restons-en aux bonnes manières, et parlons de malbouffe. Comme chez Bové ? Comme chez Petrini et son fabuleux mouvement en faveur de la slow food ? Admettons, mais nous parlons là d’une véritable épidémie qui frappe en priorité absolue les pauvres d’un pays pauvre, ce qui change la perspective.

Ayant lu le papier de Stolz, j’ai eu l’envie d’aller lire ce que les Mexicains eux-mêmes disaient de la chose. Et je suis vite tombé sur un article du bon quotidien La Jornada (http://www.jornada.unam.mx), en espagnol, certes. Il date du printemps 2007, mais les choses n’ont pu que s’aggraver depuis. À cette date le Mexique entier était atteint d’une maladie sociale gravissime appelée obésité. Attention, le chiffre qui suit fait mal, car nous parlons bel et bien d’un pays du Sud, émergent peut-être selon les critères du FMI de DSK, mais décidément du Sud. Où les Indiens restent des Indiens. Où le Chiapas reste le Chiapas. Où le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a pu conserver le pouvoir plus de 70 ans grâce à ses pistoleros. Où le Parti d’action nationale (PAN) a pu empêcher le Parti révolutionnaire démocratique (PRD), de gagner les élections par la fraude massive.

Eh bien, dans ce pays merveilleux à plus d’un titre, écrit La Jornada, davantage que la moitié des adultes sont désormais en surpoids ou carrément obèses. Je vous fais grâce des conséquences sanitaires, c’est-à-dire de l’explosion inévitable de diabètes, de gastrites, d’hypertension artérielle. Ce n’est pas un désastre, c’est un changement d’état civil. Un peuple était ce qu’il était, et il est devenu un autre en l’espace d’une génération. Car telle est peut-être l’information principale : tout s’est passé le temps d’un clignement d’yeux.

Il y a vingt-cinq ans, les Mexicains buvaient encore du jus d’agave dans les pulquerias, ces bars des rues où la propreté n’était pas, il s’en faut, la préoccupation première. Et puis les pulquerias ont été interdits, officiellement pour des raisons d’hygiène. Je dis officiellement, car je dois confesser comme un doute. Leur interdiction a coïncidé avec l’installation au Mexique d’une gigantesque merde appelée refrescos. Des boissons gazeuses. Du Coca. Du Pepsi, et tout ce qui s’ensuit. Je n’ai pas l’ombre d’une preuve, mais je ne serais pas étonné d’apprendre que des services spécialisés ont su frapper aux bonnes portes en usant des bons arguments.

Le fait est que le jus fermenté d’agave, si mauvais pour quelques très rares intestins, a largement disparu. Et que les sodas, si bons pour le coeur, l’âme, et les pompes funèbres, ont déferlé d’un bout à l’autre du pays. Aujourd’hui, selon la Banque du Mexique, les Mexicains dépensent autant d’argent pour les refrescos que pour la tortilla de maïs et les frijoles, les haricots. Autant pour boire ce qui tue que pour manger ce qui fait vivre.

Nous en sommes donc là. Kellogg’s, Nestlé, Coca-Cola, PepsiCola – Danone ne doit pas être bien loin – ont changé les règles de base de la vie en société d’un pays de 108 millions d’habitants, sans provoquer la moindre révolte collective. Cela laisse fatalement songeur. On pourrait se rassurer une seconde en rappelant que Vicente Fox, l’un des grands chefs du PAN au pouvoir, a longtemps été le directeur de Coca-Cola Mexique. Serait-ce l’explication, au moins partielle, de ce triomphe de la bouffetance industrielle ?

J’aimerais presque le croire. Mais ce phénomène est mondial, et touche aussi des nations comme la nôtre, livrée pieds et poings liés à l’industrie agroalimentaire. Vous souvenez-vous du scandale du sel, révélé en 2001 par Le Point ? Alerté par le chercheur Pierre Meneton, l’hebdo écrivait textuellement ceci (n°1483 en date du 16 février 2001) : « Il est arrivé à notre rendez-vous avec un gros dossier sous le bras. Ce jour-là, Pierre Meneton, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), mondialement reconnu pour ses travaux sur l’implication des facteurs génétiques dans le développement des maladies cardio-vasculaires, avait décidé de briser le silence : “Les Français sont empoisonnés de façon chronique par le sel que rajoute en excès l’industrie agroalimentaire au moment de la fabrication de ses produits !” ». Et Le Point ajoutait que 75 000 accidents cardiovasculaires sont provoqués en France par un excès de sel, chaque année.

Nous sommes à la fin de 2007, et je lis cet entretien avec Meneton, qui date de septembre et annonce un procès de l’industrie du sel contre le chercheur en janvier 2008 (http://www.lanutrition.fr). Notez en attendant cet extrait saisissant : « Le lobby du sel s’appuie depuis 15 ans sur les déclarations d’un tout petit nombre de scientifiques en ignorant les quelques 40 expertises collectives nationales ou internationales qui depuis 40 ans disent toutes la même chose, à savoir que le sel en excès est un facteur de risque de l’hypertension et des maladies cardiovasculaires. L’objectif est de maintenir l’illusion qu’il existe un débat scientifique et qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet ».

Désespérant ? Un peu, mais pas totalement. Nous avançons, je crois, dans la perception globale de ce qui nous menace. Au premier rang de ce savoir (relativement) neuf, une idée essentielle : l’industrie a échappé à tout contrôle social, et dans sa forme actuelle, elle ne doit pas seulement être combattue, mais repensée depuis les fondations. Cela commande une attitude. Cela implique une façon nouvelle de parler et d’agir. Non ?

Le Pakistan et la nappe phréatique (Et Attali en prime)

À peine revenu du pays des bois – je vous raconterai, mais plus tard -, voilà que je tombe sur un coup d’État. Où ? Mais là-bas, voyons, du côté des Afghans et des Indiens, quelque part en bas à droite, quand on considère l’Europe comme le centre du monde.

Je veux parler du Pakistan, pour sûr, et de cet excellent allié de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme, notre ami à tous Pervez Musharraf. Il est vrai qu’il s’agit d’une pure ganache, d’un militaire professionnel, vif partisan de la violence et de la dictature. Mais avons-nous bien le choix ?

Donc, un général. Qui ne supporte les élections que lorsqu’elles lui sont favorables. Et qui les abolit d’un mouvement de chars au moment qu’elles menacent sa toute-puissance. Un véritable ami, comme on n’en fabrique plus assez. Je n’entrerai pas ici dans le détail quotidien des choses, qui réserve comme de juste son lot de surprises. Je n’y ai pas ma place.

En revanche, regardant la scène d’un peu plus loin, je m’autoriserai à vous livrer quelques éléments qui feraient réfléchir si une telle activité avait encore cours sous nos admirables cieux. Et pour commencer, un souvenir personnel. Au début de 1990, je travaillais pour l’hebdomadaire Politis, né deux ans plus tôt. C’était assez rigolo : rue Villiers-de-l’Isle-Adam, dans l’ancien quartier prolétaire parisien de la place Gambetta, il faisait froid. Mais froid. Nous occupions un ancien atelier dépourvu de chauffage, il fallait disperser de maigres calories dans l’air, grâce à de pauvres bouteilles de butane, et la vérité, c’est qu’on vivait couverts. Comme c’était bien !

En cette superbe préhistoire, le journal s’appuyait, entre autres, sur des pigistes méritants. C’est-à-dire des journalistes capables de travailler sans être sûrs de rien, et surtout pas d’être payés. Parmi eux, l’Allemand Mycle Schneider, qui s’imposait dans ces années disparues comme un bon connaisseur des affaires nucléaires du monde. Un jour de janvier 1990, il est arrivé avec une histoire exclusive. Au moment même où le président Mitterrand débarquait à Islamabad, capitale du Pakistan, pour une visite officielle, Mycle (prononcez Mickael) déballait l’histoire de la bombe pakistanaise.

Je viens de relire ce papier, et il est toujours aussi formidable (Politis, 93, page 50). Mycle racontait par le menu le rôle de la France socialiste dans la possession, par un État que je qualifierai, sans crainte d’être contredit, d’instable, de la bombe nucléaire. N’y insistons pas, ici du moins : cette politique, imbécile autant que criminelle, signe la faillite de l’ère Mitterrand davantage que bien d’autres abandons.

En ce début d’année 1990, Jacques Attali ne prêchait pas encore l’ultralibéralisme, la liberté totale du grand commerce, la fin du principe de précaution et la création de nouvelles cités dispendieuses en énergie. Non, il se contentait de rêvasser, pour le compte de son maître, sur l’endiguement des trois grands fleuves du Bangladesh – partie du Pakistan jusqu’en 1971 – et de refuser l’ancêtre du Vélib, ce grand succès vélocypédique attribué au maire de Paris.

Je m’éloigne ? Certes, mais j’ai bien le droit de rire. Attali, qui n’aime rien tant que se présenter comme un homme bouillonnant d’idées et de projets, perpétuellement en marche vers un avenir qui court encore plus vite, Attali est un humoriste. En octobre 1989, comme le rapporte Courrier International ( n° 887, page 12) l’inventeur argentin Pedro Kanoff obtint un rendez-vous à l’Élysée avec Jacques Attali, noble conseiller du Prince. Kanoff avait imaginé un plan de déplacement urbain qui, trait pour trait, décrivait ce que serait vingt ans plus tard le Vélib.

N’était-ce pas une occasion unique, pour un homme au service grandiloquent de la prospective ? Si. Mais non. Attali éconduisit l’importun au bout de quelques minutes, sur ces mots d’anthologie : « Nous souhaitons changer, mais nous ne sommes pas fous…ce que vous proposez va contre l’industrie de l’automobile et du pétrole. Et nous ne pouvons pas le faire ».

Passons. En 1990, donc, Mycle pointe les écrasantes responsabilités de la France dans la fabrication de la bombe pakistanaise. En 1995, Attali publie un livre, que j’ai lu en son temps, intitulé Économie de l’apocalypse (Fayard). Il y décrit un monde plongé dans le chaos du nucléaire, notamment militaire. J’en retiens cette phrase, aussi amusante qu’elle est foldingue sous la plume d’Attali : « Lorsque le Secrétaire Général de l’ONU m’a demandé de préparer un rapport sur la prolifération et le trafic nucléaires, je ne m’attendais pas à tirer des conclusions aussi terrifiantes ».

Toujours avec moi ? Eh bien, nous voici en 2007, et le Pakistan a encore la bombe. Laquelle risque de tomber demain matin dans les mains de l’ISI, les services secrets militaires pakistanais, qui mangent depuis des lustres dans la même assiette que les preux chevaliers d’Al-Qaïda.

Je lis ces jours-ci un livre d’Éric Laurent, Bush, l’Iran et la bombe (Plon). Si vous êtes pressé, rendez-vous pages 119 et suivantes. On y voit comment le Pakistan de M.Khan – un expert mis au premier plan par Mycle en 1990 – a constamment aidé l’Iran des mollahs à fabriquer la bombe nucléaire. Si demain, et je prie qu’il n’en soit pas ainsi, une guerre a lieu entre les États-Unis – avec la France sarkozyste dans le rôle du caniche ? – et l’Iran, qui osera rappeler les vraies responsabilités du drame ?

Qui mettra en parallèle la prolifération, prélude aux guerres atomiques, et l’absurde promesse de notre président à tous les États du monde de leur vendre notre technologie nucléaire supposément civile ? Peut-on compter sur Jean-Pierre Elkabbach et Patrick Poivre d’Arvor ? Je l’espère bien, au moins autant que vous.

Enfin, un mot sur le Pakistan réel, assez éloigné de l’imagerie journalistique ordinaire. Ce pays est à l’agonie, et pour des raisons qui n’intéressent personne. Cette nation agricole compte 160 millions d’habitants, et elle a perdu ces dernières années sa précieuse autonomie alimentaire. Le Pakistan est désormais contraint d’importer des céréales. Or sa production actuelle est tout ce qu’il y a d’artificiel, car il a dilapidé en quelques décennies ses réserves souterraines d’eau, qui n’ont aucune chance de se renouveler dans des délais compatibles avec l’appétit de ses habitants. Le niveau des nappes phréatiques dans la plaine du Pendjab, décisif en toute hypothèse, baisse de 1 à 2 mètres chaque année depuis au moins vingt ans. Une ville comme Quetta (http://www.irinnews.org), proche de l’Afghanistan des taliban, sera bientôt à sec. Et bientôt, très bientôt, le Pakistan verra sa production céréalière baisser. Il n’y pas l’ombre d’un doute.

Autrement dit, un pays surpeuplé, tenté par l’islamisme radical, va connaître la faim. Et il aura été doté par nos soins d’une arme épouvantable, face à l’Inde, elle-même équipée de missiles nucléaires. Question qui n’appelle pas de réponse : des responsables aussi irresponsables que les nôtres méritent-ils notre confiance ?