Archives mensuelles : février 2008

Jean-Claude Pierre, missus dominicus

On ne me croira pas, mais j’aime ce qui marche. Je préfère les histoires qui se terminent bien. J’adore boire un coup en terrasse, éclater de rire, déconner avec un ami de passage. Il m’arrive même de me demander si mon rôle de Cassandre n’est pas un contre-emploi. Cela devient rare, j’en conviens.

Bref, Jean-Claude Pierre. Ce Breton est l’incarnation vivante de la volonté positive. Je l’ai brièvement connu il y a plus de quinze ans, perdu de vue, retrouvé. La vie même. Au cours de nos premiers échanges, il m’avait parlé de comptabilité patrimoniale. Le premier, il m’avait fait comprendre que le calcul officiel de la richesse d’un pays était une aberration. Il fallait, disait-il, changer les règles de la comptabilité nationale, de manière à ce qu’une marée noire, par exemple, ne signifie plus, au passage, une augmentation du Produit intérieur brut, ce damné PIB. Disait-on PIB en 1991 ? Je ne sais plus.

Cela n’a l’air de rien, mais à cette époque, peu de gens voyaient aussi clair. J’ai retrouvé Jean-Claude il y a trois ans, et nous avons désormais des projets communs. Cela n’est pas loin d’être un miracle, car il semble être mon opposé. Je vous résume, pour que vous puissiez juger. Jean-Claude a connu une autre Bretagne, du côté de Tréguidel, un village des Côtes d’Armor. Coulait non loin de chez lui un ruisseau, le Languidoué. Voilà comment Jean-Claude en parle (dans un entretien qu’il m’a accordé) : « Je me rappelle la limpidité de l’eau, la beauté du sable au soleil. Je vous le jure, on y voyait des paillettes d’or et d’argent. Et quand j’apercevais par dessus une truite fario, dans sa livrée à points noirs, rouges et jaunes, il m’arrivait de rester allongé vingt minutes, la tête dépassant au-dessus de la berge, à seulement admirer. Ses opercules s’ouvraient, un martin-pêcheur se posait à quelques pas, l’écureuil s’arrêtait sur sa branche, tout étonné de rencontrer un humanoïde. Mon enfance a été marquée par le fantastique, qui est la communion avec la nature ».

Nous étions dans les années cinquante du siècle passé, inutile de s’appesantir. Plus tard, devenu Parisien, Jean-Claude travaille dans un magasin du réseau des Coop. Et parvient à revenir à Lorient. En 1968, il reprend ses activités de prime jeunesse, et (re)devient pêcheur de truites et de saumons. Un jour de 1969, longeant la rivière Laïta, il découvre un spectacle fou. Des goélands et des corneilles se partagent les restes de saumons crevés, qui dérivent le ventre en l’air. L’oeuvre d’une papeterie de Quimperlé, à l’amont. Jean-Claude, qui est un catholique fervent, songe à l’Apocalypse.

Mais ce sera le début d’une autre vie. Le 25 novembre 1969, à Carhaix, il fonde avec son ami Pierre Phélipot l’Association pour la protection et la promotion du saumon en Bretagne (APPSB), devenue plus tard Eau et Rivières, l’une des plus nobles associations françaises de protection de la nature.

N’écrivant pas – pas encore – la biographie de Jean-Claude, j’accélère. Il apprend à parler en public, y prend goût, se lance dans d’innombrables lectures, entraîne à sa suite. En 1984, il quitte la présidence d’Eau et Rivières, convaincu qu’il faut passer de l’autre côté de la route. Il convient désormais, pense-t-il, de convaincre les acteurs réels, en chair et en os. Les pêcheurs, les paysans, les technocrates, les élus.

Il crée une nouvelle association, Nature et Culture, et se transforme en un missus dominicus, un envoyé spécial permanent de l’écologie sur le terrain. Il arpente. Partout, sans relâche. Il parle, conférence après conférence, dans les lieux les plus improbables, aux publics en apparence les plus rétifs. À des agents d’une Direction départementale de l’équipement ou de la Sécu. À des adhérents du Lions Club. À des maires ruraux. Partout, il fait salle comble. Mais réellement.

Que prêche-t-il ? Ce qu’il nomme le « développement durable et solidaire ». Une manière de penser la production qui n’oublie ni l’avenir, ni le Sud, ni les pauvres d’ici. Car Jean-Claude, outre qu’il est catholique, est de gauche. D’une gauche simple et généreuse, fort éloignée des palais. Il sait le prix des choses, il n’aime pas le visage de la misère.

Au fil des décennies, il a probablement parlé à des centaines de milliers de Bretons. En privilégiant le concret, en vantant les réalisations dans le domaine de l’économie, de l’eau, de l’énergie, de l’habitat. Il est ainsi devenu le guide inspiré de voyages d’études dans la ville allemande de Fribourg, étonnante réussite écologique. Je ne sais combien d’élus bretons de droite et de gauche l’ont accompagné là-bas. Disons beaucoup. Ils en reviennent soufflés. Grâce à lui.

Chemin faisant, il a également créé – avec d’autres, cela va de soi – le réseau Cohérence, qui rassemble une centaine d’associations du grand Ouest autour des objectifs du « développement durable » (www.reseau-coherence.org). Impressionnant, n’est-ce pas ? J’ajouterai pour finir quelques mots sur le miracle de Lorient. En 1976, la terrible sécheresse de l’été conduit le maire de la ville à imaginer un barrage sur le Scorff pour anticiper l’augmentation de la consommation d’eau. Les technocrates poussent à la roue, à commencer par le Directeur départemental de l’agriculture.

Mais Jean-Claude, présent à une réunion d’urgence, propose un vaste programme d’économie d’eau, qui fait hurler de rire une partie de l’assemblée. Contre toute évidence, le maire finit par l’écouter, et renonce au barrage. On se retrousse les manches, on cherche, on trouve. De 1978 à aujourd’hui, la consommation d’eau dans les bâtiments municipaux passe de 330 000 m3 à 72 000 m3, alors que le patrimoine immobilier a augmenté de 50%. Il n’y aura pas de barrage.

Grâce à un autre brave moins connu, Paul Cornic – mais Jean-Claude n’a jamais été loin -, Lorient chauffe en outre ses bâtiments publics grâce à une chaudière à bois centrale, mairie et stade compris. Et d’où vient ce bois ? Des rebuts. Une communauté d’Emmaüs récupère alentour jusqu’aux palettes des supermarchés, et fournit à la fois du travail pour les exclus du monde et de l’énergie renouvelable à la ville.

Assez causé. Jean-Claude Pierre est étonnamment différent de moi. Pour tant de raisons que je préfère même ne pas en dresser la liste. Je ne crois pas, et j’en resterai là, au « développement durable ». Pourtant, j’admire profondément cet homme. Et je l’applaudis. Et j’ai en effet des projets concrets avec lui. Cela ressemble à une contradiction. C’en est peut-être une, qui sait ? Elle est en ce cas féconde, car Jean-Claude crée du mouvement, de l’action, du changement. Comment vous dire ? Il est synonyme à mes yeux du mot espoir.

Une histoire trash (sur un océan de merde)

C’est tellement incroyable que j’ai mis un peu de temps à croire. Il existe en ce moment, quelque part dans le Pacifique, un continent flottant chargé de merde, sous la forme de déchets des sociétés humaines (attention, en anglais : en.wikipedia.org). Ce continent, situé entre Hawaï et la Californie, pourrait avoir la surface de 15 millions de km2, mais je dois reconnaître que les estimations varient. Dans tous les cas, il faut faire un effort d’imagination pour enregistrer une telle nouvelle.

Mais voici, dans le détail. D’abord, le nom : on l’appelle Trash Vortex, qui veut dire tourbillon d’ordures. Ou encore The Great Pacific Garbage Patch, pour Grande nappe de déchets du Pacifique. Je ne vais pas essayer de me montrer savant, car je découvre comme vous. Des courants dûment répertoriés, associés à des vents, maintiennent un mouvement d’enroulement appelé en anglais gyre. Les déchets s’accumulent et la taille du monstre grandit (Une animation saisissante : oceans.greenpeace.org).

Charles Moore, l’océanographe qui a repéré la bête, appartient à un institut de recherche, Algalita (attention, en anglais : www.algalita.org). Selon lui, on y trouverait trois millions de morceaux de plastique au km2 ! Et dans la zone centrale du vortex, le rapport stupéfiant de six kilos de plastique pour un kilo de plancton. Imaginons ensemble une soupe monstrueuse de peut-être 100 millions de tonnes de déchets flottants (attention, en anglais : www.independent.co.uk).

À la notable exception de Rue 89, nul ne parle encore de ce phénomène inouï dans la presse française (www.rue89.com). Je note pourtant, sur un sujet voisin, un article de grande valeur dans Le Monde daté d’aujourd’hui, sous la plume de Stéphane Foucart (www.lemonde.fr). Le réchauffement en cours entraînerait la désertification croissante des océans, en bloquant la remontée de nutriments essentiels à l’alimentation du plancton végétal.

Je ne vous apprends rien en rappelant que ce dernier est à la base des chaînes alimentaires les plus complexes. Là où n’est pas le planction végétal, la vie ne saurait. Depuis 1998, 6,6 millions de km2 de « déserts » biologiques seraient apparus sur les océans de notre planète.

Notre esprit confus n’est sans doute pas réellement capable de lire de telles horreurs. J’en suis d’accord, cela nous dépasse. Mais justement, nous devrions songer aux animaux, qui fuient lorsqu’ils sentent poindre le désastre. Parce que nous sommes des mammifères singuliers, et que l’échappée hors de ce monde est impossible, il nous faut trouver une riposte humaine. Elle a un nom bien connu dans l’histoire : la révolte.

Connaissez-vous Fairfield Osborn ?

Il y a environ dix-huit mois, un matin comme ce lundi 4 février, coup de téléphone. Pierre Rabhi. Certains d’entre vous connaissent sûrement ce paysan-philosophe, ce penseur écologiste. J’entretiens avec lui ce qui ressemble beaucoup à une relation d’amitié.

Rabhi, donc. Qui me signale un livre dont je n’ai jamais entendu parler : La planète au pillage, de Fairfield Osborn, lui-même parfait inconnu. Traduit de l’américain, publié chez Payot en 1949, il est entièrement consacré à la crise écologique mondiale. Hum. Intrigué, je commande le livre, bien entendu difficile à trouver. Un libraire d’Amiens me le déniche et me l’envoie.

Et je tombe à la renverse. Car le livre d’Osborn est un chef d’oeuvre. Écrit à la sortie de la guerre, alors que déferle l’industrialisation du monde, et les illusions qui l’accompagnent, il dit ce qui va vraiment se passer. Osborn, qui est un grand scientifique, président de Société zoologique de New York, livre une admirable synthèse de la situation mondiale.

Comme il n’est pas du genre à reculer devant la difficulté, il prend l’histoire de l’homme et de ses épopées à bras le corps : avant-hier, hier, aujourd’hui et même demain. Avec des développements régionaux concernant l’Asie, la Russie, l’Amérique, l’Europe alors exsangue, etc.

Il ne fait aucun doute à ses yeux que la situation réelle, donc écologique, de la planète, est grave. Pour des raisons qui sont aujourd’hui (presque) évidentes, mais qui ne l’étaient pas, Dieu sait, en 1948. L’appauvrissement continu des sols, la disparition des forêts, la folle poussée démographique, le mortel appétit de profit. Il comprend et il écrit que l’humanité est devenue une force géologique, capable donc d’agir à l’échelle géante du temps le plus long.

Sur ce dernier point, je dois avouer que je croyais cette vision bien plus récente. J’étais même naïvement convaincu qu’elle datait d’un article retentissant du prix Nobel de chimie Paul Crutzen (1995), paru en 2000. Crutzen avait forgé un néologisme parfait pour décrire ce phénomène inouï d’un changement géologique provoqué par l’homme : « l’ère anthropocène ». Eh bien, Osborn est bel et bien le père de cette notion fondamentale. Probablement y en a-t-il d’autres, d’ailleurs.

Un chef d’oeuvre, donc. Et ce matin, 4 février 2008, nouveau coup de fil de Pierre Rabhi, qui m’annonce une nouvelle excellente : sur ses conseils, Actes Sud va republier en mai prochain le livre d’Osborn. Inutile de dire que j’en suis profondément heureux. Mais bien sûr, tout cela fait réfléchir.

Pourquoi Osborn a-t-il été à ce point oublié ? Je sais que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Et nous sommes, nous les écologistes, les grands vaincus du siècle passé, passé autant qu’aveugle. Mais à ce point ? Je traîne dans la tête depuis l’adolescence une phrase venant de je ne sais plus quel auteur : « Quand elle fut dite, la grande vérité, on s’aperçut qu’il n’y avait pas d’oreille pour l’entendre ».

Une dernière chose, qui dynamite les pauvres discours dont l’ordre en place nous abreuve chaque jour ou presque. L’écologie est aussi, aussi, une science. Un savoir rigoureux, patient, complexe qui aura démontré, pour qui sait encore lire, que nous incarnons, à côté de tant d’autres choses, la rationalité. Je crois qu’il ne faut surtout pas laisser ce mot aux falsificateurs de la scène médiatique et politique. Ceux qui prétendent qu’on peut continuer de la sorte ne sont pas seulement des barbares. Pas seulement de sordides épiciers. Pas seulement des adorateurs du laid. Ils sont en outre des dévôts de la magie, des cartomanciens de troisième ordre, des spirites de bas étage. À eux l’irrationalité ! À nous la clairvoyance !

Pour le bonheur de Pierre Mauroy (hélas)

Si vous êtes jeune, vous êtes un(e) veinard(e). Mais en même temps, quel dommage, car vous ne connaissez pas Pierre Mauroy. Ou peu. Je présente le brave garçon : né en 1928 – il aura 80 ans cette année -, Mauroy a fait toute sa carrière, y compris professionnelle, à la SFIO. Je ne peux ici faire un cours d’histoire politique. La SFIO, c’est Guy Mollet, l’aventure de Suez en 1956, la torture d’État pendant la guerre d’Algérie, j’en passe.

En 1981, Mauroy devient Premier ministre, poste quitté en 1984, et depuis, il continue de régner sur sa région d’origine : Lille. Car il est ch’ti. Après avoir été maire de la ville pendant 350 ans environ, il a laissé sa place à Martine Aubry, plus jeune que lui mais aussi vaillante, à n’en pas douter. D’ailleurs, Dominique Voynet est une grande amie de cette dernière. N’est-ce pas ce qu’on appelle un certificat ?

Revenons-en à Mauroy. Ces dernières années, il est apparu dans l’esprit du papy que l’heure de la retraite pourrait bien – sait-on jamais – arriver un jour. Oui, mais, et le grand stade ? Mitterrand ayant eu sa bibliothèque et sa pyramide du Louvre, Mauroy pouvait-il partir sans être accompagné du grand stade ? La réponse est non. NON !

Ce qu’est le grand stade ? Une splendide idée imbécile. Une coque pouvant contenir 50 000 personnes, s’élevant à 31 mètres de hauteur, accolée à deux hôtels, un centre « sport et santé », des commerces et des restaurants. Le groupe de BTP Eiffage a été désigné hier « attributaire pressenti » par Lille Métropole Communauté Urbaine ou LMCU. Cette structure, dont Mauroy est le président, englobe Lille et dispose de moyens bien plus considérables que la ville.

Rien n’est définitivement fait, mais cette décision est un pas important, tout à la gloire de Mauroy. Car notre grand homme de poche présidait hier vendredi sa dernière réunion de la LMCU et les élus qui y siègent voulaient – j’en ai la larme à l’oeil – lui offrir le stade en cadeau de départ. C’est un peu cher, certes : autour de 700 millions d’euros. Autour de.

Une association locale (nonaugrandstade.free.fr) dénonce quantité d’extravagances liées à ce projet. J’ai été intéressé par les questions de transports et d’environnement, qui démontrent sans difficulté à quel point les vues de Mauroy-Aubry sont funestes et archaïques. Mais je note autre chose, qui concerne l’idée que nos immenses socialistes se font de la démocratie. Lisez plutôt, c’est court : « Le choix du site s’est fait sans aucun débat au sein du conseil de communauté (dont les membres sont élus au suffrage indirect), sans consultation des communes, sans débats dans les conseils communaux, et sans consultation ni débats avec la population, qu’elle soit riveraine du site ou résidente de la Communauté urbaine. A aucun niveau le débat n’a eu lieu.

Une commission, dont les membres ont été « choisis », a été chargée d’étudier le dossier. Parmi ses membres, on y trouve les principaux intéressés par le projet : le Président du LOSC, entreprise privée qui fait pression pour un très grand stade, et les supporters du LOSC, très impatients ».

Je crois cela édifiant. Pas vous ? Poursuivant mon propos, je dirai calmement que ces gens sont perdus, si loin qu’ils sont désormais irrécupérables. Mauroy autant qu’Aubry, évidemment. 700 millions d’euros ! Imagine-t-on bien ce que cela représente pour la région lilloise ? J’ai sur mon bureau une brochure de l’association Nord Nature, en date de 1989. Elle est entièrement consacrée aux pollutions, sous ce titre évocateur : L’Enfer du Nord.

Le mot n’est hélas pas trop fort. J’en tire cette courte synthèse : toute la région a été dévastée par deux siècles d’industrialisation lourde. Les mines, les fonderies, les hauts-fourneaux ont dirigé le pays, puis laissé des centaines, des milliers de friches industrielles. L’agriculture intensive couvre 72,5 % du territoire, et les nappes phréatiques sont du même coup gravement polluées : sous Lille, on trouve plus de 100 mg de nitrates par litre d’eau. les pesticides commencent à apparaître dans les prélèvements. Les forêts ont largement disparu. La qualité de l’air est médiocre ou mauvaise. La biodiversité est réduite à quelques taches, de loin en loin.

La conclusion de cette étude, vieille de 20 ans, est sans surprise : les habitants de la région vivent moins longtemps et plus mal qu’ailleurs en France. Et ils sont, c’est lié, plus souvent malades. Est-il bien juste, dans ces conditions, de dépenser 700 millions d’euros pour les footeux, quand tant d’autres priorités essentielles existent ? Car, faut-il le préciser, rien n’a réellement changé.

Il n’aurait pas fallu une imagination débordante pour proposer un vaste plan régional de reconquête écologique. On aurait pu aisément mobiliser des dizaines de milliers d’enthousiastes pour changer concrètement la face du Nord. Et qu’on ne me dise pas que c’est rêverie. Pas à moi. À l’automne 1994, j’ai rencontré pour mon plus grand bonheur Hervé Nowara, de Billy-Berclau. Il est vrai que le village appartient au Pas-de-Calais voisin. Voisin et jumeau.

Hervé Nowara était alors un ouvrier. Et un amoureux des oiseaux. En 1989 justement, l’année de la brochure, il se lance avec ses amis William Broodthuis, Robert Ledru et Jacques Debondu dans une entreprise herculéenne dédiée à Chico Mendes, défenseur de la selve amazonienne assassiné par des nervis. Herculéenne. Ayant repéré une décharge illégale autant qu’immonde, en bordure du canal de la Deûle, ils décident de transformer les dix hectares en une réserve naturelle.

Fou, n’est-ce pas ? Mais ces hommes de Sauvegarde et protection des oiseaux (SPO) – leur petit groupe – y parviennent pourtant. En se débrouillant par exemple pour se faire prêter une tractopelle, destinée à creuser une mare et élever une butte. En travaillant comme des bêtes, le soir après le travail, ou le week-end. Je m’y suis promené, quelques années après le début des saisissants travaux de restauration écologique.

Je n’oublierai jamais Hervé et William me montrant le « chemin du paradis », un sentier de saules qui donnait envie de chanter. Non, je n’oublierai pas les tas de bois et de compost disposés de manière à accueillir grenouilles, belettes et putois. Ni les clairières créées par eux, où chassaient buses et hiboux moyens-ducs. Ni les mares, où le héron venait manger. Ni cette phrase que m’avait dite William : « J’aime beaucoup les oiseaux, mais tôt ou tard, ils s’enfuient. Les fleurs, elles, restent ». Il avait semé à profusion des nielles des blés, des coquelicots et des compagnons rouge et blanc.

Si quelqu’un les connaît, il faut leur dire qu’ils continuent de m’émouvoir. Leur existence est comme une preuve de la liberté. Le duo Mauroy-Aubry pouvait trouver une autre destination à ces 700 millions d’euros. Cet argent perdu ne sera jamais retrouvé. Pendant trente ans, le bastringue de Mauroy, LMCU, remboursera sa dette. Trente ans pendant lesquels ceux qui ont de vraies idées n’auront aucune chance de les voir réalisées.

Voyez-vous, au fond, je crois que je n’aime pas le parti socialiste.

Que pour les trous du cul (le portable)

Le combat est désespéré, et je ne le mène plus que rarement. Je tiens néanmoins à rappeler un très mauvais souvenir : il fut un temps où le téléphone portable n’existait pas. Si. Il fallait se contenter du téléphone fixe. Si.

Et puis il y eut le bi-bop, que tout le monde a oublié. Lancé à grands sons de trompe publicitaire, cet ancêtre arriva à Paris en 1993. Et peu de temps après, je le découvris dans les mains d’un ami avocat. Un bon ami, un grand avocat, fort connu. Il était depuis toujours d’extrême-gauche, et ne se privait pas de donner des leçons à bien des gens. Je dois ajouter qu’en règle très générale, j’étais d’accord avec lui. Il n’empêche que le jour où je le vis avec un bi-bop, en plein Palais de Justice, je le moquai.

C’était spontané, irrépressible. Je crois bien que j’exècre la prolifération des objets matériels, par quoi s’affirme chaque jour davantage le vide du monde. Spontané. Et il le prit mal, arguant – déjà ! – de l’extraordinaire intérêt qu’il y avait pour lui à pouvoir être joint partout, et toujours.

Avant que la victoire de l’objet ne soit totale, peu après ce fait divers, en somme, une amie me donna un splendide autocollant sur lequel est écrit en lettres noires, sur fond blanc : LE TÉLÉPHONE PORTABLE, C’EST VRAIMENT QUE POUR LES TROUS DU CUL.

Je l’ai toujours, et le tiens à la disposition des collectionneurs (fortunés). L’amie donatrice acheta bientôt un portable, comme environ 95 % de la population générale, mais pas moi. Attention, je ne suis pas un héros de bande dessinée, et je vous écris ce mot grâce à une machine (trop) performante. Simplement, je déteste qu’on me siffle. Je déteste que quiconque s’empare d’un espace public – un train, un trottoir, une soirée dansante – à des fins de privatisation. Sur un plan plus général, je suis convaincu que nous n’avancerons plus jamais sans une mise en cause radicale de l’addiction aux choses, extraordinaire moteur de la dévastation écologique.

Et pour finir, je vous glisse ci-dessous une mienne chronique parue le 16 novembre 1994 (dans Politis). J’y ai repensé en vous écrivant ces mots, et ma foi, cela tient encore passablement la route. Je l’ai écrite peu après l’accrochage avec l’avocat. Eh, on ne se refait pas !

Bi-bop et fin des haricots

Une même passion unit les députés italiens, qu’ils soient berlusconiens, fascistes ou progressistes, voire écologistes : le bi-bop. La présidente de la Chambre leur ayant interdit de l’utiliser en séance, nombre d’entre eux préfèrent tout simplement déserter leur poste. On les retrouve dehors, accrochés à leur béquille de plastique noir, et lancés dans d’interminables conversations. À qui parlent-ils ?

On peut le dévoiler : à leur dentiste, à leur épouse, à leur maîtresse, à leur banquier, à leur journaliste favori, etc. Rien qu’ils ne puissent faire de leur bureau ou de la cabine la plus proche. Et en France ? C’est le rush : pas moins de 700 000 personnes se sont abonnées ces dernières années aux différents circuits de téléphones portables ou portatifs. L’affaire est extrêmement juteuse et la présence sur ce terrain de philanthropes comme Bouygues, Alcatel, la Lyonnaise ou la Générale dispense de faire des dessins trop précis.

On rencontre ces jours-ci à Paris de plus en plus de zombies avec prothèse, montant dans un autobus, remontant les boulevards, patientant dans une queue de cinéma, sirotant – si peu – un verre en terrasse. Ont-ils bien le sentiment de faire ainsi de la politique ? Sont-ils conscients qu’en clamant de la sorte leur glorieuse liberté d’individus, ils soutiennent, de la façon la plus militante qui soit, la société marchande ?

On peut penser que non, mais c’est pourtant le cas. Car pour ces adorateurs des choses et des objets futiles, il n’y aura jamais de fin. Leur quête se poursuivra par-delà les siècles des siècles et la machine continuera de les servir, sans se demander pour qui ils votent, car elle sait bien que c’est pour elle. Après avoir installé dans les mœurs la bagnole, la télé, le tac o tac, la couche-culotte, la cocaïne, le fax, la vidéo, et l’informatique, elle nous fourguera demain les autoroutes de l’information, les cathédrales de la connaissance interactive et les satellites de la liberté tridimensionnelle.

Pour cela, dame, il faudra bien continuer d’ouvrir des routes, de brûler du pétrole, de saloper quelques océans, et d’effacer de la carte une demi-douzaine d’Irak. Une consolation tout de même : quand ce sera la fin des haricots, on pourra en être prévenu partout. Dans la rue, au bistrot, et même chez le boulanger. Le bi-bop est une belle invention.