Je commence ici une série de divagations concernant la question centrale de l’autorité. Qui, bien qu’étant centrale dans tout projet humain, n’est pourtant jamais posée. Et qui, du même coup, n’est pas près d’être réglée. Cela vous semble lointain ? Regardez en ce cas l’histoire dérisoire, mais essentielle, concernant un certain Christophe Hondelatte, un homme de télé dont je vous ai déjà entretenu dans le passé (ici). Il est mêlé, ces jours-ci, à une autre affaire sinistre. Ce pauvre monsieur a imaginé une émission – il n’était pas seul, certes – où de pauvres couillons croient envoyer des décharges électriques à des gens qui ne parviennent pas à répondre à des questions (ici).
Ce n’est pas très neuf. Le tout est en effet tiré d’un livre – il est chez moi, il est remarquable – de Stanley Milgram, La soumission à l’autorité (Calmann-Lévy). Ce psychologue et sociologue américain a mené vers 1960 des expériences inouïes. Sous couvert de la blouse blanche de l’université – l’autorité légitime -, il a demandé à des cobayes humains ordinaires de mener l’expérience que l’on retrouve dans l’émission proposée par Hondelatte. De mémoire, seuls 10 % environ des participants refusent net, sans hésitation et tout de suite l’idée d’envoyer de l’électricité dans un corps humain. Les deux tiers, environ, administrent des doses théoriquement mortelles.
Donc, l’autorité. La soumission à l’autorité. L’aveuglement face à elle. La prosternation devant elle, dès qu’elle présente une face séduisante, parfois et même souvent à l’insu de soi. Regardons d’un peu plus près le cas Mussolini. Benito (Amilcare Andrea) Mussolini est né en 1883, dans la région italienne de l’Émilie-Romagne. Une région rouge. Une région de révoltes paysannes et de soulèvements ouvriers. De braccianti – des journaliers agricoles -, de muratori – des maçons – et de metalmeccanici, des métallos. L’Émilie-Romagne de Bologne, Modène, Ferrare et Parme, aura vu naître Mussolini et Pasolini.
Bon, et puis ? Et puis Benito fut jusqu’à l’âge de 31 ans un extrémiste, mais de gauche. Un agitateur infatigable, expulsé je ne sais combien de fois de Suisse, créateur ou animateur de journaux aussi violents que Lotta di classe, écrivant des textes incendiaires sous le pseudonyme de Il vero eretico – le véritable hérétique -, fleuretant avec l’anarchie sous sa forme syndicaliste révolutionnaire, finissant plus souvent qu’à son tour en prison. Je passe. Cet homme-là est encore de ce côté-ci des barricades en septembre 1914, tandis qu’éclate la Première Guerre mondiale. Il la refuse absolument, avant de l’accepter absolument.
Alors, il devient un autre. Mais est-il un autre ? Il accepte l’argent des patrons, organise des milices chargées de cogner sur les cortèges ouvriers ou pacifistes, devient même un agent – c’est attesté – des services secrets britanniques pendant un an, après le déclenchement de la révolution russe. La suite vous est, dans les grandes lignes, connue. La marche sur Rome – 1922 -, le pouvoir, le fascisme, la gloire, la chute. Le titre de ce papier signifie en français : « Le Chef a toujours raison ». Et il aura été prononcé des millions de fois par des foules en délire. Qui y croyaient. Et qui ajoutaient à l’envi des cris de guerre comme : « Credere, Obbedire, Combattere ! ». La traduction n’est pas bien nécessaire, ce qui n’est pas le cas de « Boia chi molla ». Cette dernière expression veut dire, littéralement, que celui qui abandonne et lâche pied est le plus vil des assassins. En fait, ce slogan fasciste a toujours été compris ainsi : « Celui qui recule est une merde ». J’y ajoute une dernière saillie des amis de Mussolini, « Me ne frego », qui veut dire à peu près : « Je m’en tape ».
Et tel est bien ce qui aura réuni ces braves imbéciles et ces immondes salauds. Ils s’en foutaient. Ils s’en cognaient. Peu leur souciait que le monde s’effondrât. Ce qui comptait, hommes et femmes fascistes confondus, c’était, et qu’on me pardonne l’expression, la bandaison. Bander comme triquer sont des mots violents, je le sais bien, mais ils désignent une réalité qui ne l’est pas moins. Une réalité qui n’est pas seulement masculine. Qui a vu des images de femmes allemandes sur le parcours – en voiture décapotable – du petit caporal Adolf Hitler me comprendra certainement. Le fascisme comme l’hitlérisme auront été des manières détournées, avantageuses pour l’État et le programme des chefs, de baiser. Sur le visage des femmes dont je parlais à l’instant, je le précise pour ceux qui n’ont pas accès à ces images, on voit des visages en transe sexuelle, la langue passant sur les lèvres. Je n’invente pas. Je dis.
Je ne doute pas que cette tension a été présente, de même, dans l’ignoble aventure du stalinisme et la dévotion au chef qui a dominé pendant des décennies, tant en Union soviétique que chez nous. Personne n’a intérêt à se souvenir qu’en décembre 1949, pour le 70ème anniversaire du tyran de Moscou, des milliers de cadeaux, souvent baroques, ont été rassemblés par le parti communiste dans toutes les régions de France, avant d’être envoyés par trains spéciaux au Kremlin. Personne. Je vous pose la question qui tue, et qui justifie ce déjà long papier : comment des millions de gens ont-ils soutenu chez nous un homme qui martyrisait son peuple au nom de l’égalité universelle ? Comment comprendre que des militants communistes attachés, pensaient-ils du moins, à la liberté et à la fraternité, se couchaient devant l’antithèse complète de leur engagement ?
J’ai davantage de questions que de réponses, je m’empresse de vous le dire. Et je résume. Dans l’Allemagne nazie, dans l’Italie fasciste, dans l’Union soviétique stalinienne, des foules géantes ont bel et bien adoré, adoré, la figure autoritaire, tutélaire mais cruelle, du chef. Sans ce mouvement de l’âme, qui surgit, à l’évidence, des profondeurs de la psychologie de masse et individuelle, ces abominations n’auraient jamais existé. Je pense que nous sommes d’accord. Je l’espère.
De tels phénomènes se retrouvent-ils en démocratie ? Eh bien, je le crois. Il va de soi que les conséquences en sont différentes. Il est évident que je ne mettrai jamais sur le même plan Léon Blum, président du Conseil français en juin 1936, et Adolf Hitler, chancelier allemand au même moment. Vous aurez remarqué que j’ai volontairement choisi deux personnalités totalement opposées, pour que les choses soient claires. Et pourtant ! Et pourtant, François Mitterrand. Avant que de vous récrier, retenez que je ne confonds pas tout, buvez un verre d’eau si le besoin s’en fait sentir, et revenez donc vers moi. François Mitterrand.
Nous sommes, tiens donc, en 1936. Mitterrand, après avoir milité aux Volontaires nationaux, mouvement protofasciste des Croix-de-feu, et manifesté contre « l’invasion métèque » en février 1935, continue son combat d’extrême-droite, en défilant – nous sommes en janvier 1936 – contre le professeur de droit Gaston Jèze, dont le tort est de conseiller le roi – nègre – d’Éthiopie. Ensuite, Mitterrand aura un si fort penchant pour Vichy que le maréchal Pétain en personne le décorera de la Francisque, l’équivalent, chez cette vieille crapule, de la Légion d’honneur. Chemin faisant, Mitterrand aura noué des liens indéfectibles avec d’authentiques ordures, comme le secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet, et des membres de la Cagoule, groupe armé clandestin, fasciste, décidé à abattre la Gueuse, c’est-à-dire la République.
Il fut aussi résistant ? Oui, sans l’ombre d’un doute. Certains y voient une rupture, d’autres une évolution, et quelques-uns un vulgaire opportunisme. Ne tranchons pas. Après la guerre, il apporte un précieux témoignage en faveur d’un ancien chef cagoulard, Eugène Schueller, fondateur du groupe L’Oréal. Ce même groupe industriel fera de Mitterrand un éphémère président-directeur général des Éditions du Rond-Point. J’ai laissé de côté bien d’autres histoires du même acabit. Mitterrand et le défunt Robert Hersant. Mitterrand et la guerre d’Algérie, quand ce preux ministre de la Justice – vous aviez oublié, hein ? – faisait guillotiner des indépendantistes, dont l’ouvrier Fernand Iveton. Ou quand, ministre de l’Intérieur – oui, il commanda aussi aux flics -, il s’écriait : « Je n’admets pas de négociations avec les ennemis de la Patrie. La seule négociation, c’est la guerre ». Mitterrand et le procès fait au général putschiste de l’OAS, Raoul Salan, où il déposa à décharge. Mitterrand et les repas dans sa maison landaise, jusque dans les années 70 au moins, avec Bousquet, l’homme de la déportation des Juifs en France, l’homme de la rafle du Vel’ d’hiv. Mitterrand et la réhabilitation de plein droit de huit généraux OAS en 1982, tandis que les mutins de 1917 – ceux qui refusèrent la boucherie – étaient encore au ban de la nation.
C’est cet homme-là, arrivé au pouvoir en 1981, à 65 ans, que l’on considéra donc comme le champion de la gauche. Celui qui mettrait fin aux inégalités. Celui qui règlerait la question des banlieues, et qui donnerait évidemment le droit de vote aux immigrés. Celui qui aimait tant les arbres qu’il mènerait forcément une politique proche de celle prônée dès 1974 par René Dumont. Et cætera, et cætera.
Je n’entends pas régler ici une question aussi complexe. Au mieux, je place un caillou le long d’une route qui jamais ne sera terminée. Ce que j’ai voulu dire et vous dire, c’est que la liberté est un violent combat contre soi-même, qui s’achève bien souvent par une vilaine défaite. Mais elle est et restera la plus belle, l’une des plus belles demeures où puisse habiter notre esprit. Je n’y fais pour ma part que des incursions, mais alors, comment l’exprimer ? J’ai le sentiment d’être enfin arrivé.