Quatre ministres magnifiques (Méhaignerie, Nallet, Rocard, Vasseur)

Je me doute bien que vous n’avez pas tous lu l’article dont je vais vous parler. Il s’agit d’une tribune publiée dans le journal Le Monde du 30 avril 2008. Elle est signée par quatre anciens ministres français de l’Agriculture : MM. Pierre Méhaignerie, Henri Nallet, Michel Rocard et Philippe Vasseur. Deux sont socialistes, deux sont libéraux, la balle est donc pour moi.

Pour plus de sûreté, je vous mets sous mon propos le texte lui-même, car on ne sait jamais, avec le Net. La référence volatile d’un petit clic pourrait disparaître sans préavis, et nous aurions alors perdu un morceau d’histoire, ce qui serait infiniment dommage. Je ne peux ni même ne veux faire ici la critique complète de la prose des anciens ministres. Cela serait long et fastidieux, et vous savez lire comme moi.

Allons au but : ils cherchent à combattre le retour des famines de masse, provoqué à 100 % par le système agricole qu’ils défendent bec et ongles depuis plus de trente ans. Eh oui, le temps passe, et ce pauvre Méhaignerie, ci-devant ingénieur agronome, a été secrétaire d’État, puis ministre de l’Agriculture entre le tout début de 1976 et la chute fatale de Giscard en 1981. Vasseur a été deux ans ministre de l’Agriculture dans les gouvernements Juppé, entre 1995 et 1997. Difficile de dire plus de mal de lui qu’il n’en écrit lui-même sur son blog. Je vous recommande, pour la profondeur de la pensée, ce morceau sublime. Tempêtant en juillet 2007 contre le bioéthanol tiré de la canne à sucre brésilienne, il notait avec finesse : « Ce serait tout de même un comble que la France « grande puissance agricole » se mette à rouler avec de l’éthanol importé ! ». Je le dis à tout hasard, c’est du premier degré.

Passons à Rocard. On ne devrait pas pouvoir tirer sur une ambulance, mais puisque la loi le permet, j’épaule et je vise. Rocard. Qui aura tout raté. Qui aura prétendu faire la révolution et termine sa vie en commissionnaire de Sarkozy. Mais qui fut au passage ministre de l’Agriculture de la gauche au pouvoir de 1983 à 1985. Et de l’Aménagement du territoire avant. Et même Premier des ministres après. Quant à Henri Nallet, il tint la charge suprême agricole à deux reprises, de 1985 à 1986, puis de 1988 à 1990. Cette gentille bande des quatre vient donc de publier un texte rempli et même dégoulinant d’humanisme. Avec un titre parfait, dont je leur envie la force et la clarté : « Que faire contre la faim ? ».

Qui l’a écrit ? J’aimerais le savoir. L’un d’eux ? Possible. L’un de leurs innombrables nègres du passé ? Possible, probable. Ce n’est pas grave. Le contenu est d’une telle richesse que je dois me concentrer un peu. Comme l’avait fait Chirac quelques semaines auparavant – lui aussi, tiens, un ancien ministre de l’Agriculture -, nos quatre héros plaident pour l’agriculture vivrière. Vous savez bien, cette petite invention locale qui permet de nourrir les hommes depuis 8 000 ans.

Pardi ! Si ces pauvres garçons du Sud se mettaient à produire pour eux et leurs proches, plutôt que pour ce système mondialisé de concurrence infernale, cela n’irait-il pas mieux, tout bien réfléchi ? Mais si, voyons ! Par ailleurs, si les vilaines institutions internationales – Banque mondiale, OMC, OCDE, FMI – que la France déteste tant arrêtaient de faire des misères à tout le monde, est-ce qu’on ne mangerait pas davantage ? Mais si, enfin, c’est l’évidence !

Seulement, n’est-ce pas, il y a tout de même quelques conditions. On ne produit pas de la bonne nourriture avec de bons sentiments. La clé – ô que ces grands hommes méritent leur destinée ! – du progrès repose sur un impératif : il faut « acheter des machines, des engrais, des semences à partir de programmes d’aides ». Venus d’Europe ? Cela n’est pas précisé, mais cela ne sera pas nécessaire. Car seule l’Europe est assez philanthropique pour de telles actions de grâce. Les Américains, eux, sont des gredins, qui se sont jetés sur les biocarburants, au risque certain de déséquilibrer le marché alimentaire mondial.

L’Europe, elle, ferait le contraire. Non pas en abandonnant tout soutien à une filière criminelle, mais au contraire, en la poursuivant. Car quand les Américains font des biocarburants, bah, ils se comportent en Américains. Tandis que nous aiderions, en suivant cette voie audacieuse, à stabiliser le prix des céréales à un haut niveau, tout en liquidant de fâcheux excédents. Ce serait beau, ce serait grand, ce serait, en un mot comme en cent, Français.

J’ajouterai deux ou trois phrases plus nettes. Ces quatre hommes ont modelé depuis des lustres l’agriculture française et en ont fait la deuxième plus grande exportatrice au monde. Notre paysannerie a disparu, notre pays est pollué jusqu’aux plus profondes de ses nappes phréatiques, nos produits ont constamment déferlé sur les marchés du Sud, dopés par des subventions publiques dont ils sont les premiers responsables.

Le modèle industriel de l’agriculture fait certainement partie de nos plus grands désastres nationaux. Et ces hommes suggèrent de l’appliquer au reste du monde, notant sans y penser : « L’Europe n’a pas agi autrement lorsque, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il lui a fallu reconstruire son appareil productif agricole et nourrir une population urbaine croissante ». Leur grande idée cinglée est donc de recommencer là-bas ce qui a si bien marché ici, pour le plus grand bien de l’industrie agricole made in France. Je les crois sincères. Je suis tout près de les plaindre, car à ce stade, n’est-ce pas, la cruauté est bien inutile. Au passage, notons qu’ils radotent une vérité profonde qui a du mal à pénétrer les esprits : la gauche comme la droite pensent exactement la même chose.

Ci-dessous, la tribune de nos chers et tendres anciens ministres.

Que faire contre la faim ?

Les émeutes de la faim en Afrique, en Asie et en Amérique latine ont déclenché un mouvement de compassion dans l’opinion publique qui pousse les responsables de la communauté internationale à prendre des mesures d’urgence en faveur des populations les plus touchées. Mais l’émotion retombée, si des mesures plus radicales et structurelles ne sont pas prises, les drames auxquels nous assistons pourraient se reproduire, à une plus grande échelle encore, sous le simple effet de la croissance démographique et l’augmentation de la demande des pays émergents. La gravité potentielle de cette situation mérite qu’on cherche, au-delà de nos divergences politiques légitimes, des idées simples autour desquelles les responsables de la planète pourraient unir leurs efforts.

Il a suffi d’un faible déficit de production de céréales (- 10 %) au moment où quelques pays émergents comme la Chine augmentaient leur demande pour provoquer une forte hausse du prix du marché, amplifiée par la technique financière des produits dérivés et les possibilités de spéculation.

Ainsi, après une quarantaine d’années de baisse des prix mondiaux des céréales (- 60 %), alors que la production augmentait (+ 100 %), deux ans ont suffi pour que les prix doublent… Le caractère très volatil des prix agricoles, contre lequel on cherche à se prémunir depuis le XVIIIe siècle, a un effet ravageur dans un monde totalement concurrentiel, où les prix des transactions s’établissent sur les coûts de production des producteurs les plus compétitifs. A son point le plus bas, la tonne de blé valait, il y a quelques années, 50 dollars… A ce prix, aucun paysan producteur de cultures vivrières des pays en développement ne peut résister à la concurrence des céréales importées. Il abandonne la production et part grossir la foule des urbains pauvres. Et quand le prix remonte (aujourd’hui 400 dollars la tonne), ce sont les salariés et les chômeurs de ces mêmes pays qui ne peuvent plus acheter… Les gouvernements de certains pays en voie de développement se sont longtemps satisfaits de cette situation qui permettait de nourrir au plus bas prix les populations urbaines. Ce n’est plus possible dans la situation actuelle du marché, et les peuples affamés se révoltent.

Ce sont donc l’instabilité des prix agricoles et la concurrence des grands pays producteurs qui ont découragé les agriculteurs des pays du Sud. Les grandes institutions internationales (Banque mondiale, OMC, OCDE, FMI…) peuvent bien aujourd’hui faire de beaux discours sur le développement agricole, elles ont contribué, pour leur part, au cours des années 1980 et 1990, à le rendre impossible dans les pays pauvres en les mettant à la merci d’un marché inaccessible et déloyal…

80 % des 3 milliards de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté habitent dans les zones rurales, et la plupart sont des paysans. L’objectif majeur doit donc viser à les encourager à produire pour se nourrir et nourrir leurs concitoyens. Comme le suggère la FAO, il faut profiter de la haute conjoncture des prix agricoles pour favoriser leur « décollage » et acheter des machines, des engrais, des semences à partir de programmes d’aides. Puis leur permettre de maintenir des niveaux de prix rémunérateurs pendant une période assez longue assurant la stabilité sans laquelle il n’y a pas de développement agricole possible.

L’Europe n’a pas agi autrement lorsque, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il lui a fallu reconstruire son appareil productif agricole et nourrir une population urbaine croissante. Elle a mené une vigoureuse politique publique d’encouragement à la production, assuré la stabilité des prix et protégé ses producteurs par un tarif extérieur commun. C’est ainsi qu’elle est parvenue à sauvegarder depuis un demi-siècle la sécurité de son approvisionnement alimentaire.

Le développement des agricultures vivrières est donc la tâche urgente et prioritaire que doit se donner la communauté internationale, car c’est d’abord dans ces pays que la population va croître très vite dans les prochaines années. C’est dans le Sud que se jouera l’avenir alimentaire de l’humanité. Il ne peut pas être laissé aux seuls soins du marché, des surplus du Nord et des bonnes opérations des spéculateurs. Il faut qu’il soit l’affaire des paysans du Sud et de leurs responsables avec le soutien et la protection des pays mieux dotés. Il faut que les actes suivent et que l’aide publique au développement revienne au coeur des politiques de solidarité.

Cet effort pour l’autonomie alimentaire des pays du Sud correspond à l’intérêt bien compris des pays du Nord. En effet, si la demande alimentaire est pour partie satisfaite localement en Afrique et en Asie, les grands pays producteurs du Nord pourront à leur tour modifier radicalement leurs politiques agricoles dans le sens exigé par l’opinion publique : plus de qualité et moins de pollution consécutive au grand mouvement d’intensification qui a permis à la fois la libéralisation des marchés et la baisse des prix. Ils pourront même, sans mauvaise conscience, consacrer une petite fraction de leurs terres arables à produire des biocarburants afin de contribuer à la diversification nécessaire de leurs sources d’énergie, dès lors que leur bénéfice pour l’environnement est globalement démontré.

Si le programme de biocarburants des Etats-Unis a détourné de la consommation humaine une partie du maïs, provoquant la hausse du prix de cette céréale consommée par les Mexicains, les projets européens en matière de biocarburants n’auront pas les mêmes effets. Les céréales que l’on se propose de transformer en carburants représentent 5 % à 7 % de la production européenne, exactement les surplus dégagés jusqu’ici par le marché et bradés aux pays déficitaires avec des subventions à l’exportation qui ont justement mis à mal les productions agricoles du Sud ! On ne peut donc pas reprocher à l’Europe à la fois de vendre à bas prix ses surplus et d’affamer l’humanité lorsqu’elle décide de les utiliser à d’autres usages !…

Ajoutons que les biocarburants contribueront à stabiliser les prix des céréales et des graines à un niveau relativement élevé, ce qui est absolument nécessaire pour les paysans du Sud. Enfin, certains biocarburants, produits à partir d’oléagineux, fournissent des tourteaux riches en protéines qui se substituent aux céréales et aux tourteaux de soja importés pour l’alimentation animale.

L’agriculture européenne doit donc s’inscrire résolument dans un effort global pour mettre en oeuvre, comme vient de le demander l’ONU, « une nouvelle politique agricole mondiale » : développement massivement encouragé des agricultures du Sud, réorientation des agricultures du Nord vers plus de respect de l’environnement et des économies d’énergie, renforcement et gestion multilatérale de l’aide alimentaire d’urgence…

Ce programme, simple, forme un tout. Il y a interdépendance entre le développement de l’agriculture vivrière au Sud et la réorientation de l’agriculture au Nord. Il peut, aujourd’hui, être entendu de l’opinion publique et recevra l’appui de la majorité des agronomes et des économistes ruraux. Pour en décider, il faudra cependant une détermination politique farouche, mais elle commande, en partie, le reste de l’histoire. La présidence française de l’Union sera une occasion de placer l’Europe au premier rang de cette belle bataille pour l’humanité.

Pierre Méhaignerie, Henri Nallet, Michel Rocard et Philippe Vasseur ont été ministres de l’agriculture

7 réflexions sur « Quatre ministres magnifiques (Méhaignerie, Nallet, Rocard, Vasseur) »

  1. Donc selon ce quarteron de ministres, l’agriculture vivrière est bonne pour le …Sud. Entendraient-ils « vivrière » comme on disait « indigène » au temps de la colonisation ?
    Nous, pays développés d’Europe, gardons cette agriculture si performante que les Etats-Uniens vont nous envier d’ici quelque temps puisqu’elle nourrit son monde, qu’elle exportera quelques surplus vers l’autre monde en attendant qu’il soit capable de « vivrier » tout seul et qu’elle ne consacrera que 7% des terres aux biocarburants. Et que surtout l’Europe donnera des leçons de gestion des questions agricoles dans le Marché, aux Etats-Unis avec emphase et au Sud avec condescendance.
    Il est pas beau le Monde ?
    Une agriculture vivrière ? pas de ça chez nous ! Surtout qu’il faudrait commencer à leur dire à ces messieurs que bientôt il va falloir dé-mécaniser l’agriculture. Celle de chez nous ? Oui, celle de chez nous ! Ouh là là !
    Anne-Marie

  2. Juste une autre remarque.
    Les responsables des pays du Marché ne sont pas en train de découvrir que cette Economie affame le reste du monde. Le problème en ce moment, c’est que « ça se voit » !
    Et ça risque aussi de se voir bientôt intra-muros.

    AnneMarie.

  3. Anne-Marie,

    Mon Dieu oui, en ce moment cela se voit et cela s’entend. Le reste du temps, nos admirables humanistes s’en foutent absolument. Je crois devoir écrire qu’ils m’irritent. Bon week-end à vous, malgré tout !

    Fabrice Nicolino

  4. Oui, l’arrogance du conquerant, comme d’hab. L’insulte a l’injure. Tout ca sur fond de racism. Profitons de la hausse des prix (induite par nous memes), de cette petite souffrance « passagere » des creves la faim et autres mexicains pour leur apprendre enfin « le bons pres de chez vous ». Mais au fait, Fabrice, si tu pouvais (ou quelqu’un d’autre) m’eclairer sur un point: les voies officielles de l’info, du NY times au Monde, parlent tous de ce leger deficit de 10% dans la production, alors que ce bon vieux George Monbiot dit que la terre n’en a jamais autant produit que cette annnee – de grains. Qui des deux prend des champignons? Dans le meme temps, personne me semble ne parle ou decrie la part de Mais qui va a l’industrie du sucre (je pense au sirop de mais) qui est aujourd’hui dans presque toute la bouffe industrielle aux states, et plus seulement dans le Coca Cola. Pour finir, ce comble de cynisme que je qualifierai de romain, un article dans le Wall Street Journal, relaye par Yahoo la semaine derniere, d’un economiste americain qui conseillait a ses lecteurs consommateurs/investisseurs de se constituer des reserves de pates, riz etc chez soi pour faire monter les prix, bien entendu, et en meme temps d’acheter des actions de Cargill. Quiconque a etudie la cigogne marabout, le coucou ou la tique des champs peut logiquement en deduire la definition ecologique de notre espece (du moins son expression industrielle et colonialiste). Nous sommes des parasites. Bon weekend a vous aussi
    d

  5. Je suis alle verifie les chiffres de Michael Pollan: pour l’utilisation du Mais dans la bouffe industrielle, sur 10 000 « articles de nourriture » trouves en grande surface aux states, 1/4 contient du mais sous une forme… ou une autre.

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