L’Ampère contre-attaque

Vaut-il mieux souffrir les yeux ouverts ? J’en fais le pari ici, chaque jour ou presque. En ce jeudi 6 décembre, je dois reconnaître que je vais un peu loin car, pour commencer, je vous parlerai de nos si chers gadgets électroniques. Dont cet ordinateur sur lequel je frappe les mots que vous lisez.

À ma connaissance, la presse française, si glorieuse pourtant, aura encore oublié de nous parler du fracassant rapport de l’Institut britannique Energy Saving Group (ESG). Je n’ose penser que l’omniprésente publicité en faveur de ces objets aura joué son rôle dans la discrétion de violette de nos journaux. Enfin. Sachez que l’institut (http://www.energysavingtrust.org.uk), dans une étude publiée cet été, estime que les engins électroniques – tous rassemblés – que nous aimons tant pourraient représenter en 2020, demain matin donc, 45 % de la consommation électrique domestique.

Détendons l’atmosphère avant de repartir. Le travail d’ESG s’appelle The Ampere Strikes Back, ce qui veut dire l’ampère contre-attaque, clin d’oeil au film de George Lucas. Pas drôle ? Désolé, je n’ai que cela en magasin. Et reprenons. Un écran de télé plasma consomme trois fois plus qu’une antiquité à tube cathodique. Une radio numérique quatre fois plus qu’une bonne vieille analogique. Et je vous fais grâce des veilles électriques imposées, qui interdisent d’arrêter les appareils autrement qu’en les débranchant par la prise murale.

En somme, le système industriel, dont je ne me lasserai jamais de rappeler qu’il est amoral, ce système dont nous sommes tant complices continue comme si de rien n’était. En avant comme avant !

Deuxième info tout aussi plaisante, envoyée par Hélène et Guy Bienvenu. L’association Global Action Plan, britannique elle-aussi, affirme que le système informatique mondial (ICT pour Information and Communication Technology) émet à peu près autant de gaz à effet de serre que l’ensemble du transport aérien. An inefficent truth (http://www.globalactionplan.org) révèle qu’un serveur informatique de taille moyenne a la même empreinte écologique annuelle – traduite en production de carbone – qu’un gros 4×4 américain, qu’on appelle là-bas un SUV.

Et tout est à l’avenant, dans un crescendo d’irresponsabilité et même de délire. Ainsi, 58 % des départements informatiques, du plus petit au plus vaste, ne paient ni ne voient leurs factures d’électricité, prises en charge par d’autres qu’eux. Et 12 % de mieux voient – une seconde ? – leur note, sans toutefois la payer sur leur budget. Bien entendu, presque aucun n’a la moindre idée de la contribution de leur(s) machine(s) à l’émission de gaz carbonique.

Ils s’en foutent, gaillardement, sans état d’âme, conscients d’appartenir à l’élite du monde en marche, connecté, moderne, rutilant en diable. Que veux-je vous dire ? Mais vous le savez bien ! C’est le principe de nos sociétés qui est en question, et nullement telle ou telle de leurs inventions concrètes. La propagande, hier seulement, souvenez-vous, proclamait que, grâce à l’ordinateur, nous irions doucettement, confortablement, vers une production de plus en plus immatérielle, tournant le dos aux gaspillages passés, responsable, écologique même.

C’est tout le contraire. Nous allons dans une direction qui comblera les fous de jeux vidéos et les touristes; les urbains et les nomades; les petits vieux comme les jeunes fous. Le monde, tel qu’il va, empilera le nucléaire, les grands barrages, les éoliennes, les panneaux solaires, les centrales au charbon, le chauffage au gaz, et tout le reste, que nous n’avons pas encore eu le bonheur de découvrir. Oui, le monde tel qu’il va. Mais ira-t-il encore très loin de la sorte ? Nous avons à penser. Nous aurons à agir.

Honorable parlementaire. Honorable ?

Si vous avez un peu d’énergie destructrice à évacuer, et si par ailleurs l’humour noir ne vous déplaît pas, je vous en prie, allez visiter cette adresse : http://www.linformateur.com. Bon, au premier abord, si vous me passez le mot, c’est chiant. Une assemblée de chasseurs-huttiers de la Baie de Somme, réunie en juillet 2002, éructe, comme après un coup de trop. Je le précise, je n’ai rien contre les coups en trop, et il m’est arrivé plus d’une fois d’éructer.

Mais il y a dans cette réunion de gueulards – saurez-vous le reconnaître ? – un député, représentant de l’intérêt national, fier symbole de la République éternelle. Jérôme Bignon est député de la Somme depuis 2002, après avoir chipé la place du socialiste Vincent Peillon. Lequel, en avril 2000, avait failli être lynché par 200 à 300 chasseurs hystériques à la déchetterrie d’Ault, ne devant son salut qu’à un hélico providentiel de la gendarmerie. Aurait-il été tué ? En tout cas, il ne serait pas sorti indemne de ce qu’il faut bien appeler une chasse à l’homme, façon Alabama.

Bignon, donc. J’extrais de la mêlée de l’été 2002 cette phrase du député, inouïe, qui doit être conservée : « L’administration française, les juridictions qui s’occupent de la chasse, le tribunal administratif comme le conseil d’Etat sont plombés par les Verts qui contrôlent le système ». Je vous laisse méditer la portée de tels mots, prononcés par un parlementaire en direction de potentiels émeutiers.

Bignon, donc et encore. Raymond Faure l’infatigable m’envoie ce matin la copie d’une dépêche AFP extraordinaire. Pour de vrai. Avant de la commenter, sachez que la semaine passée, l’influente Fédération nationale des chasseurs (FNC) avait adressé à tous les députés UMP, ces chers amis, une étrange missive électronique. Il s’agissait, de manière évidemment républicaine et démocratique, de faire pression. L’enjeu, de taille, était le poste de reponsable du groupe d’étude sur la chasse de l’Assemblée nationale.

Cette charge est loin d’être anodine, car elle commande largement la loi française sur le sujet. Pas moins de 214 députés, dans la législature précédente, faisaient partie du groupe, du même coup, et de loin, le plus important de l’Assemblée nationale. À comparer à la quarantaine de membres du groupe sur les banlieues.

La semaine dernière, j’y reviens, la FNC, lobby de choix, tente de convaincre les députés UMP qu’il faut voter Bignon. Pardi ! Et avec quels arguments ! Sur quel ton ! La FNC, par la voix d’un monsieur Thierry Coste, « conseiller politique » – si – et ancien bras droit de Jean Saint-Josse à CPNT, tutoyait directement tous les députés de l’UMP, ce qui donne une idée du climat réel existant entre ces gens quand nous ne sommes pas là pour les entendre. Extrait : « Si quatre candidats ont fait acte de candidature, tu n’es pas sans savoir que seul Jérôme Bignon “mouille sa chemise” depuis des mois pour nous aider dans nos négociations avec le gouvernement sur des sujets aussi diversifiés que le Grenelle, les dates de chasse, le bien-être animal, la directive armes… ».

N’est-ce pas violemment intéressant ? Le Grenelle, la chasse, le bien-être animal, la directive armes. Entre ces mains-là, par ces méthodes-là. Un naïf professionnel ne manquerait pas de poser la question qui tue directement, et au fusil d’assaut : à ce jeu sordide, le chasseur est-il encore l’égal du promeneur, du refuznik de la gâchette, de l’amoureux de la nature ?

Dans un pays plus proche de mes rêves, les députés se seraient insurgés comme un seul homme. Bignon a été élu. Mais la dépêche de l’AFP de Raymond met tout de même du baume au coeur. Car un étonnant personnage, le député de la Moselle Pierre Lang, UMP, a simplement dit non. Non. Et il vient de quitter le groupe UMP de l’Assemblée nationale. Je vais vous dire, ces gens – pas Lang, les autres – achèveront de me changer en enragé. La preuve : je songe à Paul Didier, le seul magistrat à avoir refusé de prêter serment au maréchal Pétain, en 1941. Didier fut d’abord interné au camp de Châteaubriant, avant de pouvoir s’engager dans le combat actif contre le fascisme, dans les Corbières. Certes, Lang n’est pas Didier. Le caractère n’est pas, à lui seul, le courage. Mais l’esprit de résistance est universel. Pierre Lang, tu trouveras toujours un bol de soupe en mon domicile. Juré.

Pour moi la vie va commencer (air camarguais)

Je n’ai que peu de temps, je me concentre donc. D’abord, divers courriers – merci ! – m’ont convaincu de la nécessité d’une suite à mon appel d’hier (Vers une nouvelle révolution verte). J’y reviendrai donc prochainement, mais n’hésitez pas à me pousser, car la chose est essentielle.

Deux nouvelles, qui ne m’amusent pas plus que cela, et qui montrent amplement le gâchis qu’aura été le Grenelle de l’Environnement, fin octobre. France Nature Environnement (3 000 associations officiellement), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), la Fondation Hulot, la Ligue Roc dénoncent ce jour une décision à l’ancienne du gouvernement, violemment contraire, à leurs yeux, à « l’esprit » du Grenelle. Je vous laisse lire : « Le Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable s’apprête à présenter au Conseil National de la Chasse et de la Faune Sauvage un arrêté modifiant les dates de fermetures de la chasse aux oiseaux migrateurs.
Il prévoit de repousser la fermeture de la chasse au 10 février pour la plupart des canards et des limicoles, au 20 février pour les oies, bécassines et pigeons. Le gouvernement répond ainsi aux demandes des chasseurs et met les associations de protection devant le fait accompli »
.

Je ne souhaite pas me montrer désagréable, mais la scène évoque furieusement Arroseur et arrosé. Rappelons-le, ce bout de film des frères Lumière est considéré comme le grand ancêtre du cinéma. Du cinéma et des films comiques, n’insistons pas davantage.

Deuxième information importante : la Camargue subit de nouveaux assauts. Le 8 décembre, une commune devrait être créée là-bas, Salin de Giraud. Le WWF y voit une menace énorme, qui annoncerait de tragiques décisions en défaveur de l’équilibre écologique précaire du delta du Rhône. « Moins d’un mois après la rupture écologique annoncée le 25 octobre dernier par le Président de la République », précise dans un communiqué le WWF. Le gras est dans le texte d’origine.

Moi, je me contenterai de rappeler que la Camargue est la plus grande zone humide de France. Qu’elle est protégée, sur le papier, comme aucun autre territoire de la France métropolitaine. Depuis presque un siècle ! Il ne manque aucune guêtre au costume du Grand-Guignol bien connu : réserve privée de la Tour du Valat, parc naturel régional, réserve nationale de Camargue, réserve de biosphère de l’Unesco, liste MAR de la convention de Ramsar, propriétés du Conservatoire du littoral, etc.

Officiellement et définitivement, la Camargue est à l’abri du carnage. En fait et en réalité, elle est soumise au pillage. Alain Tamisier, l’un de nos grands biologistes – un franc salut au passage -, a publié, en janvier 1991, un travail exemplaire. Comparant des séries homogènes de photos aériennes, prises entre 1942 et 1984, il ne pouvait que constater le désastre. Entre les deux dates, la Camargue était passée de 67 % de sa surface couverte d’espaces naturels à seulement 39 %. En quarante ans, 40 000 hectares de ce prodige de la nature avaient été sacrifiés sur l’autel du tourisme, des transports, de la riziculture intensive, du sel industriel.

En moyenne, 1 000 hectares par an continuaient de nourrir l’insatiable Moloch. Or, en 1984, il ne restait plus que 58 000 hectares pouvant être considérés comme naturels en Camargue. C’était il y a 23 ans, et si le rythme de la mort ne s’est pas ralenti, 23 000 hectares ont encore disparu depuis. Question de CM1 : combien y reste-t-il de nature ?

Si je vous écris ce mot désabusé, c’est parce que, décidément, l’accomodement permanent avec l’autorité et les chefs politiques du jour ne mène rigoureusement nulle part où j’aie envie d’aller. Je vous le dis comme je le pense : j’en ai marre de compter les morts et d’applaudir les estropiés qui nous disent à quel point la vie des aveugles est joyeuse. Je préfère malgré tout la clarté du jour.

Vers une nouvelle révolution verte

Tout change, si vite qu’on ne sait plus quoi penser. J’ai rapporté ailleurs l’une des phrases les plus saisissantes à mon avis du grand historien Fernand Braudel. Dans L’identité de la France, il note ceci : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant ces mots terribles : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».

Ainsi aura disparu la France paysanne, qui était une civilisation stable. Stable ne veut pas dire guillerette, heureuse, généreuse. Stable veut dire stable. Des gens naissaient en sachant que leur travail – un muret de pierres sèches en haut d’une pente – ne prendrait tout son sens que bien plus tard, après la mort en toute hypothèse. Inutile de vous faire le tableau des jours survoltés que nous vivons et plus encore subissons. Il n’y a d’autre règle que l’extrême rapidité et d’autre vision que celle du clip. Clap.

Mais l’agriculture est au fondement de tout, même si nous ne voulons plus en parler. Sans elle, plus aucun projet humain. Or, elle est plus que malade, car elle a pour l’essentiel disparu. Une agriculture devenue industrielle n’est plus une agriculture, c’est une industrie. J’ai été frappé, le mot est bien faible, par la lecture répétée d’un journal inouï, Le Mag Cultures. Il s’agit du « magazine agricole grandes cultures », exprimant la quintessence de ce qu’est devenue notre agriculture aux mains des marchands. Disons-le, c’est de ce point de vue un chef d’oeuvre que je vous invite à lire. Des PDF peuvent être chargés gratuitement (http://www.le-mag.fr).

Ce magazine raconte aussi l’avenir, qui est radieux, qui est sublime. Nous sommes à la veille d’une deuxième révolution verte, d’une réorganisation radicale de l’agriculture mondiale. Encore une. Les marchands anticipent, figurez-vous, à notre notable différence. Ils savent que le pétrole a commencé son chemin de croix, et que toute l’économie d’une industrie fondée sur l’empoisonnement par les pesticides et les engrais en sera affectée.

Ils savent de même que la crise alimentaire et ses spectres hideux menacent l’humanité. Ils savent en outre que la planète est dévastée sur le plan écologique, que l’eau va manquer pour l’irrigation, que les sols meurent, que les surfaces manquent, que la productivité stagne, que la demande de nourriture explose pourtant. La situation ressemble, au premier abord, à quelque quadrature du cercle.

Mais pas pour eux, qui ont l’optimisme – de commande – chevillé au corps. Interrogé par le Mag (n°35, page 19), Michel Griffon, responsable des questions d’agriculture à l’Agence nationale de la recherche (ANR), résume le tout de cette façon : « Pour moi, nous allons vivre rien de moins qu’une nouvelle vague technologique dans l’agriculture ». De cela, nous pouvons être sûrs.

À quoi cela ressemblera-t-il ? Devinez un peu. En 2005, la France officielle a décrété 66 pôles de compétitivité prioritaires sur le territoire, dont 12 concernent l’agriculture et/ou la consommation. Il fallait mieux engager notre pays dans cette guerre de tous contre tous, où il nous faut triompher, ou périr. Ce qui devient passionnant, c’est la manière dont ces pôles, arrosés de subventions, sont intitulés et organisés.

C’est passionnant, il n’y a pas d’autre mot. Je vous donne quelques exemples, dont vous jugerez. Une structure à « vocation mondiale » a ainsi été imaginée dans les Pays de la Loire, chez cet excellent monsieur Fillon. Son nom est à lui seul un programme : Végépolis, mise en scène par le non moins prodigieux Comité interprofessionnel du végétal spécialisé (CIVS). Attention, mastodonte. Végépolis regroupe huit filières : horticulture et maraîchage, arboriculture, semences, viticulture, plantes médicinales et aromatiques, champignons, cidriculture, tabac. Moyens : 500 chercheurs et enseignants-chercheurs, 2 500 étudiants, 25 000 emplois, 4 000 entreprises.

Il n’est pas encore temps d’applaudir. Les autres pôles s’appellent Innoviande, « spécialisé dans les techniques de l’abattage, de la découpe et de la transformation des produits carnés », Pôle européen innovation fruits et légumes, Industries et agroressources, etc. Un petit commentaire sur le dernier nommé, qui entend bien prospérer grâce aux fameux nécrocarburants dont je vous rebats les oreilles depuis la sortie de mon livre sur le sujet. Agroressources, que de crimes ! Dans la novlangue inépuisable de ses promoteurs, ce pôle se concentrera sur les « bioénergies, biomatériaux, biomolécules, ingrédients alimentaires ». J’aime beaucoup les ingrédients alimentaires. Pas vous ?

Bon, croyez-moi, l’agriculture industrielle n’a pas dit son dernier mot. Connectée au boom en cours sur les nécrocarburants, entée sur la florissante industrie des nanotechnologies, elle travaille, vaillamment, à notre bonheur commun. Mais nous ? Je ne vais pas développer ici, mais nous devrions peut-être nous dépêcher un peu plus. Car, comme à notre déplorable habitude, nous nous dispersons, nous nous perdons en route.

En 1999, j’ai eu le tort de croire que naissait quelque chose de neuf autour de José Bové. Ce n’est pas le moment de tirer ici le bilan de cette si décevante aventure. Notez cependant que, pour l’heure, notre mouvement s’est enlisé dans un combat d’arrière-garde contre les OGM. Certains d’entre vous n’apprécieront pas, je le sais, mais telle n’est pas ma vocation de satisfaire tout le monde.

Le combat contre les OGM est nécessaire, mais il est d’arrière-garde. Il vaut mieux le savoir, et le dire. Des centaines, des milliers de valeureux se seront épuisés, en vain. La machine a passé et passera. Tandis que l’adversaire nous tenait dans ce face-à-face devenu stérile, la tragédie planétaire des nécrocarburants avançait sans rencontrer la moindre résistance. Et le Grenelle de l’environnement achevait de transformer ce qui fut une lutte honorable en une comédie de boulevard. Que ceux qui peuvent encore en rire se procurent, quand il sera disponible, le projet de loi sarkozien sur le sujet.

Il existe une autre voie. Je prétends qu’il faut rassembler de toute urgence une coalition encore jamais vue en France. Autour des questions d’alimentation, de consommation et donc d’agriculture. Il faut proclamer que nous souhaitons venir à bout, ni plus ni moins, de l’industrie de l’agriculture. En pointillés, cette coalition existe déjà, autour d’un bloc qui réunirait la Confédération paysanne, les associations écolos de terrain, présentes au Grenelle, des associations de consommateurs, etc.

Certes, un tel rassemblement serait difficile à réunir. Mais on apprend en marchant. Savez-vous que, pour la première fois de son existence, la FAO a reconnu que l’agriculture bio était capable de nourrir le monde entier, à un coût écologique incomparablement moindre ? Voilà la base de la coalition : nous n’avons pas besoin de l’agriculture industrielle. Et nous ne voulons plus de ses produits infâmes. Il est temps de penser à une agriculture de l’avenir, en France pour commencer, qui tourne le dos, radicalement, à ce passé détestable.

Moi, je pense que tout reste possible. Il existe des terres; il existe des hommes et des femmes prêts à s’en occuper; il existe un chômage de masse et un désespoir immense; il existe encore, bien qu’elle soit cachée pour l’heure, une énergie gigantesque. En somme, il n’y a plus qu’à se mettre en mouvement. La voilà, ma (vraie) révolution verte.

Cricetus cricetus, mon amour

Ce n’est pas un gros père, mais il sait marcher, et sa patience est presque géologique. Car il nous vient des steppes d’Europe centrale, ayant profité des périodes interglaciaires pour gagner peu à peu ce que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, où il habite depuis au moins le Quaternaire. Par sauts de puce ou, mieux, de hamster. Car notre ami Cricetus cricetus, c’est le Grand hamster, un sauvage qui plante sa tente où il veut, quand il veut, comme il veut. Une tente souterraine, un terrier qui lui sert de grenier, où il boulotte à l’abri des fâcheux de la vipérine, de la stellaire, mais aussi de la luzerne, du blé, de la betterave, du chou, à l’occasion un escargot ou une cuisse de grenouille.

Au mieux, son corps atteint 27 centimètres, pour 460 grammes. Au mieux, sans compter la queue. Mais bien sûr, il meurt, et de plus en plus. La mort est en train de devenir, dans notre monde, une activité industrielle comme une autre. Jadis, c’est-à-dire dans les temps reculés d’il y a soixante ans, le Grand hamster était partout en Alsace. Emmerdant ? Sûrement. Il osait prélever sa dîme en grains et feuilles.

Fort logiquement, l’homme empoisonna, ennoya les terriers, offrit des primes aux gamins des villages. Mais cela ne suffisait pas. Non. On réglait la question localement, autour de quelque lieu de la plaine rhénane, mais sans venir à bout de cette beste montrueuse et rousse, au ventre noir, au museau tâché de blanc. La plaine pouvait-elle rester aux mains, et aux pattes surtout, de l’intrus ? On verrait bien.

Et on a vu. Un à un, les bastions sont tombés. Les densités sont tombées au-dessous du seuil nécessaire à une bonne reproduction, les contacts sont devenus plus rares, les comptages ont révélé, il y a plus de vingt ans déjà, que le Grand hamster était en voie de disparition en France. Celui que les Alsaciens appellent tantôt Kornferkel ou Kornfarel – petit cochon des blés – ne compte plus que quelques centaines d’individus, population qui est, chez les rongeurs, insignifiante. Ce qui a décidé finalement du sort des armes, c’est la naissance et l’achèvement de l’agriculture industrielle. L’apparition du maïs intensif. L’anéantissement du paysage ancien. La fin de la diversité végétale.

Vous avez dû lire comme moi que l’Europe menaçait la France de sanctions financières géantes – 16 millions d’euros – pour n’avoir pas su protéger la tortue d’Hermann, le crapaud vert et notre pauvre Grand hamster. Je puis vous le dire, cette nouvelle a fait ricaner dans certains rédactions parisiennes, et peut-être même dans toutes. L’écho m’en est parvenu à domicile, car je demeure grippé, malgré les apparences. Oui, l’histoire du hamster en a fait glousser plus d’un, content de pouvoir se moquer, comme au bistrot, de ce qui n’a aucune importance.

Mais ces corniauds-là sont avant tout de formidables incultes, même et surtout si personne ne leur dit. Des incultes au sens le plus profond, qui accompagnent et accompagneront toutes les destructions parce que leur monde est devenu vide, sans autre épaisseur que celle des écrans plats. La disparition du Grand hamster m’est insupportable pour une première raison, et c’est que cet animal splendide a le droit de mener sa vie, tout comme moi. Il appartient au mystère de l’évolution, au singulier et fascinant mystère de la vie sur terre, et le précipiter à la tombe est un acte sacrilège, une offense, une profanation. Nous ne savons rien de lui. Nous sommes des barbares. Regardez plutôt ses petits, ci-dessous. Je ne vous demande pas de verser dans la sensiblerie, je nous demande à tous de retrouver l’usage de nos sens primordiaux, de reconnaître la beauté, de revendiquer la bienveillance.

Ces deux-là sont des jeunes, saisis à la sortie de leur terrier par Gérard Baumgart, à qui j’emprunte le cliché. Il n’est pas besoin de commentaire : ou l’on éprouve une émotion qui rapproche d’eux à jamais, ou bien.

Au-delà, car il faut aller au-delà, la mort du Grand hamster révèle à quel point de désertion nous sommes aujourd’hui rendus. Car ce que nous dit cette tristesse, c’est que les hommes ont sacrifié en quelques décennies un territoire qui fut accueillant pendant des milliers de siècles. Les Alsaciens du Rhin – bien sûr, vous pouvez remplacer Alsaciens par Bretons ou Beaucerons – ont liquidé la polyculture, planté massivement du maïs, pollué pour l’éternité leur nappe phréatique, l’une des plus belles du monde, épandu engrais et pesticides, multiplié routes, autoroutes et rocades. Ils ont détruit leur géographie, ils ont ruiné leur âme. Pour rien. Pour nul autre résultat que ce grand massacre.

Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. Mais en attendant, voilà ma conviction : ne plus reculer. Il ne faut plus accepter aucune destruction. Il faut se battre. Pour nous, pour l’avenir et même le passé. Pour le Grand hamster.