Tout change, si vite qu’on ne sait plus quoi penser. J’ai rapporté ailleurs l’une des phrases les plus saisissantes à mon avis du grand historien Fernand Braudel. Dans L’identité de la France, il note ceci : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant ces mots terribles : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».
Ainsi aura disparu la France paysanne, qui était une civilisation stable. Stable ne veut pas dire guillerette, heureuse, généreuse. Stable veut dire stable. Des gens naissaient en sachant que leur travail – un muret de pierres sèches en haut d’une pente – ne prendrait tout son sens que bien plus tard, après la mort en toute hypothèse. Inutile de vous faire le tableau des jours survoltés que nous vivons et plus encore subissons. Il n’y a d’autre règle que l’extrême rapidité et d’autre vision que celle du clip. Clap.
Mais l’agriculture est au fondement de tout, même si nous ne voulons plus en parler. Sans elle, plus aucun projet humain. Or, elle est plus que malade, car elle a pour l’essentiel disparu. Une agriculture devenue industrielle n’est plus une agriculture, c’est une industrie. J’ai été frappé, le mot est bien faible, par la lecture répétée d’un journal inouï, Le Mag Cultures. Il s’agit du « magazine agricole grandes cultures », exprimant la quintessence de ce qu’est devenue notre agriculture aux mains des marchands. Disons-le, c’est de ce point de vue un chef d’oeuvre que je vous invite à lire. Des PDF peuvent être chargés gratuitement (http://www.le-mag.fr).
Ce magazine raconte aussi l’avenir, qui est radieux, qui est sublime. Nous sommes à la veille d’une deuxième révolution verte, d’une réorganisation radicale de l’agriculture mondiale. Encore une. Les marchands anticipent, figurez-vous, à notre notable différence. Ils savent que le pétrole a commencé son chemin de croix, et que toute l’économie d’une industrie fondée sur l’empoisonnement par les pesticides et les engrais en sera affectée.
Ils savent de même que la crise alimentaire et ses spectres hideux menacent l’humanité. Ils savent en outre que la planète est dévastée sur le plan écologique, que l’eau va manquer pour l’irrigation, que les sols meurent, que les surfaces manquent, que la productivité stagne, que la demande de nourriture explose pourtant. La situation ressemble, au premier abord, à quelque quadrature du cercle.
Mais pas pour eux, qui ont l’optimisme – de commande – chevillé au corps. Interrogé par le Mag (n°35, page 19), Michel Griffon, responsable des questions d’agriculture à l’Agence nationale de la recherche (ANR), résume le tout de cette façon : « Pour moi, nous allons vivre rien de moins qu’une nouvelle vague technologique dans l’agriculture ». De cela, nous pouvons être sûrs.
À quoi cela ressemblera-t-il ? Devinez un peu. En 2005, la France officielle a décrété 66 pôles de compétitivité prioritaires sur le territoire, dont 12 concernent l’agriculture et/ou la consommation. Il fallait mieux engager notre pays dans cette guerre de tous contre tous, où il nous faut triompher, ou périr. Ce qui devient passionnant, c’est la manière dont ces pôles, arrosés de subventions, sont intitulés et organisés.
C’est passionnant, il n’y a pas d’autre mot. Je vous donne quelques exemples, dont vous jugerez. Une structure à « vocation mondiale » a ainsi été imaginée dans les Pays de la Loire, chez cet excellent monsieur Fillon. Son nom est à lui seul un programme : Végépolis, mise en scène par le non moins prodigieux Comité interprofessionnel du végétal spécialisé (CIVS). Attention, mastodonte. Végépolis regroupe huit filières : horticulture et maraîchage, arboriculture, semences, viticulture, plantes médicinales et aromatiques, champignons, cidriculture, tabac. Moyens : 500 chercheurs et enseignants-chercheurs, 2 500 étudiants, 25 000 emplois, 4 000 entreprises.
Il n’est pas encore temps d’applaudir. Les autres pôles s’appellent Innoviande, « spécialisé dans les techniques de l’abattage, de la découpe et de la transformation des produits carnés », Pôle européen innovation fruits et légumes, Industries et agroressources, etc. Un petit commentaire sur le dernier nommé, qui entend bien prospérer grâce aux fameux nécrocarburants dont je vous rebats les oreilles depuis la sortie de mon livre sur le sujet. Agroressources, que de crimes ! Dans la novlangue inépuisable de ses promoteurs, ce pôle se concentrera sur les « bioénergies, biomatériaux, biomolécules, ingrédients alimentaires ». J’aime beaucoup les ingrédients alimentaires. Pas vous ?
Bon, croyez-moi, l’agriculture industrielle n’a pas dit son dernier mot. Connectée au boom en cours sur les nécrocarburants, entée sur la florissante industrie des nanotechnologies, elle travaille, vaillamment, à notre bonheur commun. Mais nous ? Je ne vais pas développer ici, mais nous devrions peut-être nous dépêcher un peu plus. Car, comme à notre déplorable habitude, nous nous dispersons, nous nous perdons en route.
En 1999, j’ai eu le tort de croire que naissait quelque chose de neuf autour de José Bové. Ce n’est pas le moment de tirer ici le bilan de cette si décevante aventure. Notez cependant que, pour l’heure, notre mouvement s’est enlisé dans un combat d’arrière-garde contre les OGM. Certains d’entre vous n’apprécieront pas, je le sais, mais telle n’est pas ma vocation de satisfaire tout le monde.
Le combat contre les OGM est nécessaire, mais il est d’arrière-garde. Il vaut mieux le savoir, et le dire. Des centaines, des milliers de valeureux se seront épuisés, en vain. La machine a passé et passera. Tandis que l’adversaire nous tenait dans ce face-à-face devenu stérile, la tragédie planétaire des nécrocarburants avançait sans rencontrer la moindre résistance. Et le Grenelle de l’environnement achevait de transformer ce qui fut une lutte honorable en une comédie de boulevard. Que ceux qui peuvent encore en rire se procurent, quand il sera disponible, le projet de loi sarkozien sur le sujet.
Il existe une autre voie. Je prétends qu’il faut rassembler de toute urgence une coalition encore jamais vue en France. Autour des questions d’alimentation, de consommation et donc d’agriculture. Il faut proclamer que nous souhaitons venir à bout, ni plus ni moins, de l’industrie de l’agriculture. En pointillés, cette coalition existe déjà, autour d’un bloc qui réunirait la Confédération paysanne, les associations écolos de terrain, présentes au Grenelle, des associations de consommateurs, etc.
Certes, un tel rassemblement serait difficile à réunir. Mais on apprend en marchant. Savez-vous que, pour la première fois de son existence, la FAO a reconnu que l’agriculture bio était capable de nourrir le monde entier, à un coût écologique incomparablement moindre ? Voilà la base de la coalition : nous n’avons pas besoin de l’agriculture industrielle. Et nous ne voulons plus de ses produits infâmes. Il est temps de penser à une agriculture de l’avenir, en France pour commencer, qui tourne le dos, radicalement, à ce passé détestable.
Moi, je pense que tout reste possible. Il existe des terres; il existe des hommes et des femmes prêts à s’en occuper; il existe un chômage de masse et un désespoir immense; il existe encore, bien qu’elle soit cachée pour l’heure, une énergie gigantesque. En somme, il n’y a plus qu’à se mettre en mouvement. La voilà, ma (vraie) révolution verte.