Archives mensuelles : juin 2009

Isabelle Autissier et les sucres d’orge (la mer meurt de parlottes)

Ce Grenelle-là est encore plus bas du cul que les autres, ce me semble. Vous me direz votre avis. En tout cas, cette médiocre aventure a commencé le 27 février. Ce jour-là, Jean-Louis Borloo et Chantal Jouanno, respectivement ministre et secrétaire d’État à l’Écologie, lançaient en pompeux cornichons – « entartons, entartons », et vive Noël Godin (1) ! – le « Grenelle de la mer ».

Les détails ne comptent pas davantage que le reste. Des commissions. Des dupes, cautions et alibis divers sans être variés – Christian Buchet, Érik Orsenna, Jérôme Bignon -, des réunions et proclamations jusqu’à plus soif. Et puis, hier, la fin de la récréation et l’annonce de 500 mesures qui pourraient être prises par le gouvernement en place. Pourraient, car bien entendu, le catalogue proposé par les participants n’engage en rien l’État.

Mais ce catalogue ? D’abord un mot sur Isabelle Autissier, navigatrice comme on sait, et qui s’essaie aussi à la radio. Elle est ce que les journalistes de télé nomment un « bon client ». Quelqu’un(e) qui a une bonne bouille, de la vitalité, et qui sait s’exprimer dans les conditions exigées. Oui, un « bon client ». Tout le monde la trouve sympathique, même moi. Il fallait bien qu’on la nomme vice-président d’un groupe de travail. Lequel ? J’ai oublié, et je m’en fous.

Autissier a donné au journal Le Monde, pendant la durée de ces semblants de travaux, une chronique régulière pour raconter un peu ce qui se passait. J’en ai lu une sur deux, ce qui est déjà beaucoup. La dernière (ici) est d’une telle naïveté que je suis resté sonné quelques secondes. Mais s’agit-il seulement de naïveté ? Autissier note par exemple : « L’équilibre que cet homme du paléolithique avait su tisser avec la mer et le rivage, saurons-nous le recréer, dans une forme renouvelée et arbitrer par nous-mêmes entre nature et industrie pour que la vie soit gagnante ? ».

C’est gentillet, je n’en disconviens pas. Mais là-dessus, Autissier et ses petits amis rendent cette liste de 500 mesures au Prince qui les a commandés, et à cet instant, je ne trouve plus son propos gentillet, mais ridicule. Je ne peux ni ne veux détailler ce fatras. Sachez que parmi les « mesures-phares » proposées, on trouve (ici) l’encadrement de la « pêche de loisir », qui fait tant de mal aux océans, comme chacun sait. La création d’une « maison commune » aux pêcheurs et aux scientifiques. Cela fera au moins 15 emplois. La création d’une « Agence nationale de l’archipel France ». Même commentaire. Enfin, comme un admirable vœu pieux – d’où viendraient les colossaux moyens pour y parvenir ? -, la protection d’un tiers du littoral d’ici 2020, contre 14 % actuellement.

Bien entendu, les appels au moratoire sur la pêche au thon rouge – il disparaît de Méditerranée en ce moment – ou au requin – les pêcheurs de l’île d’Yeu ne se privent pas de traquer les survivants du grand massacre – ont été mis de côté. Car un Grenelle, souvenez-vous, doit permettre de rassembler tout le monde, souriant, sur les photos de la représentation.

Quoi d’autre ? Rien. Voilà ce que j’appelle, à la suite et dans la poursuite de l’article précédent, un parfait simulacre. On joue Embrassons-nous Folleville – vaudeville bien connu d’Eugène Labiche – devant les caméras et pour elles. Autissier y apporte sa petite contribution sans apparemment le moindre état d’âme. Or la France « possède » un domaine maritime inouï grâce à sa présence en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, à Clipperton, aux Antilles, en Guyane, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à La Réunion, à Mayotte, aux Kerguelen, etc. Au total, le deuxième par la taille avec 11 millions de km 2.

Mais comme elle ne veut pas bouger son cul. Mais comme elle se couche devant le moindre lobby. Mais comme elle est incapable d’avoir la moindre ambition vraie, elle organise des pantomimes, ce qui est beaucoup moins fatiguant et coûteux. Nous en sommes les tristes victimes. Nous en sommes les pénibles complices. Meurent les océans et ce qui reste de leurs merveilles. Vivent les risettes, les médailles et les sucres d’orge.

(1)  Noël Godin, alias Georges Le Gloupier, a jeté des tartes à la crème à la tête de quantité de petites célébrités telles que PPDA, Doc Gynéco, Nicolas Sarkozy, Bill Gates, Bernard-Henri Lévy. Ce dernier, philosophe jusqu’au trognon, jeta à terre Le Gloupier en hurlant à la mort : « Lève-toi vite, ou je t’écrase la gueule à coups de talon ! ».

Cette vie si étrange (un avion s’abat sur les élections)

Au moment où j’écris ces lignes, il y a une semaine que le vol AF-447 Rio-Paris s’est terminé tragiquement pour les occupants de l’avion. Et le moteur de recherche « Google Actualités » dénombre la bagatelle de 1 150 articles consacrés à cette affaire dérisoire. J’écris dérisoire, car elle l’est vraiment. Elle est à ce point insignifiante qu’elle confine en effet à la moquerie pure et simple. Sauf qu’elle est aussi infiniment sérieuse.

Il va de soi que je plains les victimes et leurs proches. Mais il est certain que ce drame privé n’a pas la moindre raison d’occuper les télés, les radios, les journaux de manière obsessionnelle. J’ajouterai le mot obscène, car nous ne sommes guère loin de la pornographie de l’âme. Le nom des morts, leur passé connu ou inventé, les larmes des vivants, le soulagement d’une paire de miraculés, tout cela ressortit à l’immondice et donne la nausée. Ce qui fut un grand journal – Le Monde – aura accordé sa une et une large photo à ce fait divers. Les autres ont fait pire, à peine pire.

Je ne sais pas, dans les détails, ce que cela veut dire. Mais je sens que ce signe est d’une rare gravité. Un peuple qui s’enivre de la recherche de bouts de bidoche et de carlingue est mûr pour les aventures extrêmes. Tous les signaux s’allument. Tous les signaux sont allumés. Tous les voyants clignotent. Et ce n’est pas le grand succès télévisé du film Home – France 2 a réuni plus de 8 millions de téléspectateurs vendredi – qui y changera quoi que ce soit. Je ne critique pas, en l’occurrence, Yann Arthus-Bertrand. Cet homme dont je suis si éloigné a l’étonnante capacité – que je n’aurai jamais – de parler à des millions d’êtres de choses sérieuses. Tout le reste est second. Y compris ses financements, et donc toutes ses ambiguïtés.

Mais au fond, que penser de ce grand spectacle, que je n’ai d’ailleurs pas vu, faute de télé ? D’un côté, on peut estimer à bon droit qu’il aura fait œuvre de pédagogie. D’un autre, on ne peut qu’être frappé par la multiplication des alertes du même type. Hulot le fait – très bien – avec Ushuaïa, et tant d’autres les ont précédés que je vous en épargne la liste. Vous voulez mon avis ? Quelque chose ne tourne pas rond. J’ai le sentiment d’un simulacre. D’un dispositif par quoi des millions de gens font semblant. D’être au courant. De commencer à faire quelque chose.

Je n’écris pas pour le plaisir du paradoxe. Et sachez que je souhaite vivement me tromper. Vivement. Mais enfin, depuis combien de lunes nous répète-t-on que le compte à rebours a commencé, et qu’il ne reste plus que tant de jours, de mois et d’années avant que tout ne soit foutu ? Arthus-Bertrand, après une flopée d’autres, déclare devant tous les micros qu’on lui tend : « On a dix ans pour changer ». Le croit-il ? Croit-il qu’on peut changer de direction motrice en s’appuyant sur la BNP – qui le finance – et d’autres sponsors qui ont tous intérêt à ce que dure ce développement suicidaire ?

Je me répète : je n’écris pas pour le plaisir du paradoxe. Ni pour celui de la solitude dédaigneuse. Seulement, je ne veux plus composer avec ces illusions constantes que la doxa – cet ensemble formant confusément l’opinion du jour – nous impose. Si je suis moi dans la répétition, d’autres sont dans le radotage, qui croient, après Fairfield Osborne, Roger Heim, Rachel Carson, le Club de Rome, René Dumont, les engagements de Rio (etc) qu’il suffit de parler. Eh non ! Il faut défier, il faut désigner les points nodaux, puis s’en emparer, et donc agir, comme jamais. Non pas surfer sur le Net, mais affronter le réel, enfin. Et ce sera bien plus dur que de gagner quelques sièges de députés européens.

Un mot sur ces élections d’hier. Le succès d’Europe-Écologie n’est pas la bonne nouvelle que certains imaginent. En tout cas, telle est mon opinion. Car elle relance la machine à fabriquer des billevesées. Elle laisse croire qu’une avancée réelle pourrait passer par un gain ridicule dans des élections sans enjeu véritable. Franchement, je suis partagé entre  le rire et les larmes. Où l’on revient à l’incroyable vide de l’information et de ceux qui s’en disent les maîtres inspirés. Des centaines, demain des milliers d’articles sur le crash du vol Rio-Paris. Et de même des centaines, suivis de milliers de commentaires sur ce presque rien électoral, qui devient brutalement tout.

Moi, j’ai fait un calcul à la louche – à l’instant – du vrai résultat des élections d’hier. Sarkozy, qui tient tous les pouvoirs en mains, a réuni un peu moins de 12 % des électeurs inscrits. Un vrai triomphe. Cohn-Bendit autour de 7 %. Mélenchon et ses nouveaux amis communistes, 3 % environ. Telle est la base véritable à partir de laquelle nous pourrions commencer à analyser les chiffres. Mais nul ne le fera bien sûr. Car dans la société des décideurs de tout poil – médias inclus -, la réalité n’est plus que représentation et spectacle, théâtre d’ombres et manipulation. Non, je crois devoir vous dire que nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Laquelle ressemble de plus en plus à celle du film d’Autant-Lara, tourné en 1951. Dans L’Auberge rouge, les voyageurs sont plongés dans une mortelle croyance. Ils pensent atteindre au repos, ils croient qu’on les nourrira bien et qu’ils pourront reprendre la route dans de meilleures conditions. Ils me font penser à quelqu’un. Ils me font penser à nous.

PS : Je sais bien que nombre d’entre vous ont voté. Je sais bien que nombre d’entre vous souhaitent pour une fois se laisser bercer. Et je le comprends d’autant plus facilement que, sans ironie, j’ai toujours aimé les comptines. Mais mon rôle, et je n’y puis rien, est de vous dire ce que je pense, sans tenir compte du reste. C’est mon destin. Mais vous l’avez sûrement compris.

Comment j’ai fait affaire avec un curé (sur les Cahiers de Saint-Lambert)

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(Le texte qui suit se lit mieux après celui qui précède, mais le diable est dans les détails, et charité bien ordonnée commence par soi-même. À moins que vous ne me donniez le bon Dieu sans confession, ce que je refuserai, soyez-en tous certains.)

Un jour, j’ai rencontré Dominique Lang. C’était il n’y a pas bien longtemps, car j’étais déjà vieux. Mais j’ai été vieux très jeune. Dominique est un prêtre catholique qui doit approcher de quarante ans, à moins qu’il ne les ait eus depuis notre rencontre. Nous nous sommes vus pour des raisons professionnelles, et puis la roue a heureusement tourné. Je veux dire que nous nous sommes parlé. Il faut répéter, si nécessaire, que tout nous sépare. Presque tout.

Dominique appartient à la congrégation des Assomptionnistes et vit dans un monastère non loin de Paris, entouré d’une trentaine d’hectares de bois, Saint-Lambert. Le temps ayant fait son office entre nous, il est arrivé qu’on parvienne à l’essentiel, qui est, comme vous le savez, l’incroyable crise de la vie sur terre. Chez les catholiques, cet incessant ravage devrait, pense-t-on, soulever les cœurs. Car enfin, la Créature – l’homme – n’est pas tout. Dieu ne lui aurait-il pas, par hasard, offert en même temps les splendeurs de la nature, c’est-à-dire la Création ?

D’une manière qui me demeure incompréhensible, les cathos, qu’ils soient de droite ou de gauche, semblent dans leur immense majorité indifférents à la mort des espèces, à la disparition des espaces, à la dislocation des écosystèmes. Mais dans le même temps, et malgré tout, l’Église catholique reste en France une puissance spirituelle et temporelle d’une rare force. Qui influence de toute façon des millions de personnes chez nous, et des centaines de millions ailleurs. Malgré la désertion des églises le dimanche. Malgré les divorces. Malgré ce pape aussi théologien qu’insupportable. Malgré tout.

Dominique Lang, qui a obtenu dans une vie précédente un doctorat scientifique, s’intéresse pour de vrai à cette crise multiforme dont je vous rebats tant les yeux. Nous en avons parlé. Nous avons imaginé ensemble – qui a pensé ceci, qui a dit quoi et à quel moment, je ne m’en souviens nullement – divers projets. Plutôt de douces rêveries qui deviendront peut-être de vrais projets. Ainsi, dans nos esprits, le monastère de Saint-Lambert s’est changé en un clin d’œil en une magnifique vitrine écologique. La forêt alentour, si malmenée, est devenue en un éclair un paradis de la biodiversité revenue. Saint-Lambert s’est changé en une sorte de Communauté de Sant’Egidio de l’écologie.  Sant’Egidio, groupe catholique italien né en 1968, se veut un état d’esprit. Qui a permis de servir de médiation dans d’atroces conflits entre humains. Sant’Egidio a ainsi pu réunir des adversaires mortels pour parler du Kosovo, de l’Algérie, du Guatemala, de la Palestine. Entre autres. Inutile de préciser que, le plus souvent, cette médiation n’a pu régler le conflit.

Bref, une communauté de Sant’Egidio de l’écologie où, le temps d’une halte dans l’affrontement, des ennemis pourraient se parler. L’idée est là, à portée de mains, dans nos cerveaux. Et resurgira probablement. En attendant, nous avons décidé de créer une revue. Modeste mais fière. Petite mais ambitieuse. Les Cahiers de Saint-Lambert ont un sous-titre sans équivoque dont je ne suis pas peu satisfait : « Ensemble face à la crise écologique ». Ce n’est donc pas une énième ritournelle reprenant je ne sais quel oxymore bien connu. Comme ce soi-disant « développement durable ». Cette revue a un socle : la crise écologique. Elle a un objectif : réunir ceux qui s’ignorent encore. Et elle se donne comme moyens la pensée, le débat et l’action. La priorité sera donnée, toujours plus, aux initiatives de terrain, concrètes aussi bien qu’exigeantes.

Pour l’heure, et pour ne rien vous cacher, nous sommes essentiellement trois. Dominique Lang, qui fait office de directeur. Moi qui joue le rédacteur-en-chef. Et Olivier Duron, un ami de très longue date qui se trouve être un graphiste de grand talent. La forme – que personnellement j’adore – de cette revue, c’est lui. J’ajoute qu’il est un écologiste. Un écologiste qui pense. Cette étonnante rareté était nécessaire, essentielle même à notre aventure.

Vous êtes, ou plus sûrement vous n’êtes pas catholique, du moins pratiquant. Mais vous m’honoreriez en allant visiter le site de notre si fragile revue. On peut, entre autres, y feuilleter électroniquement (ici) le numéro 1. Car nous en sommes au numéro 2, même si personne ne le sait. Je vous prie donc sincèrement d’y aller voir et de donner votre avis, même s’il est négatif. En revanche, si le ton vous plaît, si vous y voyez un intérêt, sachez que nous sommes à la recherche de 500 abonnés très, très vite. Faute de quoi nous disparaîtrons. C’est dit. Vous pouvez aussi faire circuler cette information dans tous vos réseaux personnels ou sociaux. Et prévenir directement ceux de vos proches qui pourraient se montrer intéressés.

J’en ai fini. Planète sans visa va avoir deux ans, et reçoit de plus en plus de visiteurs. J’en suis très heureux. Ce lieu demande du travail, comme vous l’imaginez sans doute. Mais les informations y sont gratuites, ce qui est pour moi une chose importante, à laquelle je tiens. Il n’empêche que cette fois, sans l’ombre d’une hésitation, je vous demande un franc coup de main. Ne faites pas l’imbécile. Ne détournez pas le regard. C’est à vous.

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Patience et suspense (à propos de quelque chose)

Navré de jouer les imbéciles, à moins que cela ne soit pas un jeu. Vous jugerez. Je ne vous dirai pas aujourd’hui de quoi je veux vous parler au juste, car j’ai pensé qu’il me fallait une introduction de nature un peu personnelle. Le tout, malgré les apparences qui suivent, a un rapport vivant avec la crise écologique. Je vous l’assure.

Donc, moi. Je n’ai jamais été baptisé, et à bien des égards, je suis un parfait mécréant. J’ai longtemps vu les institutions religieuses du monde comme autant d’instruments de pouvoir temporel, comme des ennemies de la liberté, comme des alliées de l’obscurantisme. Au reste, il ne faut pas me pousser beaucoup pour que je retrouve ce qui ressemble bel et bien à une culture profonde. Vue de ma fenêtre personnelle, lorsque j’étais enfant, l’église catholique était une inconnue qui sentait fort, et mauvais. Je ne veux blesser personne, mais telle est la vérité. Les rares hommes en noir que j’apercevais dans ma banlieue me faisaient peur. Mais le plus souvent, je m’en foutais royalement. Sauf quand ils nous couraient aux fesses, bien sûr.

Dans ma banlieue, ou on faisait le con, ou on jouait au foot. Certes, il arrivait qu’on fît les deux. Mais en général, ces deux activités majeures étaient séparées. Dans les années 60 du siècle enfui, les enfants d’une cité HLM de banlieue ne savaient pas, le plus souvent, où trouver un terrain digne de courses folles et de tirs tendus. Il y avait certes la cour de notre immeuble, où nous nous battions autour de balles en papier renforcé par du scotch. Mais comme nous beuglions et devenions aveugles à tout ce qui n’était pas l’affrontement « sportif », les voisins se mêlaient de la partie en hurlant. Tantôt le père Odelli. Parfois madame Dubois. De temps à autre, les Fabre, les Benoît et peut-être madame Liévaux. Possible.

De toute façon, rien ne valait le terrain de foot de l’école Saint-Louis. Une école privée. Catholique. La preuve manifeste qu’un autre monde est possible. Le jeudi, l’école faisait relâche, mais pas nous. Et ce terrain de foot était si tentant que nous prenions des risques mesurés, mais réels, pour nous en emparer. Il fallait escalader, sauter deux grillages, cabrioler un petit peu avant de se retrouver à pied d’œuvre. Une fois franchis les obstacles, nous étions d’un coup et d’un seul les rois de la piste, et pour des matinées entières. Je vous décris : un vrai terrain de foot – modèle réduit, tout de même -, au beau milieu de la cour de récréation de l’école catho. On voyait derrière un préau et même, comme en ombre chinoise, le clocher de l’église.Vous souvenez-vous qu’on peut brûler ses poumons sans s’en rendre compte ? Le rire aux lèvres au cœur aux pattes ?

Bon, par ailleurs, ce terrain de foot et d’aventures est toujours resté pour moi un mystère. Un mystère, car jamais au cours des ans nous n’avons vu personne. Les gosses de la Catho devaient rester chez eux, le jeudi, à manger du chocolat en récitant des prières. Sûrement, car ils n’étaient JAMAIS en train de taper dans la balle. Quant aux curés, nib. J’écris nib non pour épater le bourgeois, qui s’en fout, mais parce qu’il est venu spontanément. Nib. On ne voyait non plus les hommes en noir. Peut-être ai-je oublié un épisode ou deux. Il n’est pas exclu que nous ayons été poursuivis par l’un d’entre eux. Maintenant que je me concentre, je revois les grandes enjambées d’un prêtre et son doigt menaçant. Oui, je revois la scène, et nos sauts de cabri par-dessus le grillage pour tenter de lui échapper. Avec cette trouille au ventre qui nous aurait changés en champions olympiques de saut en hauteur.

La vérité, c’est que nous n’avons jamais été chopés. En peut-être cinq ans de squat acharné du terrain de foot. L’heure étant à la prescription, je dénonce formellement mes complices. Il y avait mon grand frangin Régis, cela va de soi. Il était très bon dans les buts, mais il faut dire que, vu sa taille, il était aidé, le salaud. Il y avait les frères Hanck. Il y avait une flopée d’Odelli, dont Serge et Boudou. Il y avait bien entendu Bouboule Méchiche et son frère Jacky. Et plus rarement Serge Juteau. Sans compter les occasionnels. Un jour, Jean-Pierre Lemonnier est parvenu à entrer dans l’école avec sa grosse mobylette pétaradante. Une Flandria. Elle me semblait un monstre. Elle l’était, avec son siège passager qui permettait à Jean-Pierre d’emmener les filles en goguette. Mais ce garçon à bottines était un blouson noir, et je m’égare.

Or donc, le foot clandestin à l’école Saint-Louis. Et à part cela ? Je l’ai dit, je n’ai pas été baptisé. Mais curieusement, ma sœur Annie a fait sa communion solennelle. En l’église Saint-Louis, pardi. C’était avant les années foot, car moi, je n’avais guère que cinq ans, par là, et je n’ai pas tout compris de l’extraordinaire événement. Mon père vivait encore – cela ne durerait plus beaucoup -, et ce que je retiens du jour de fête est l’interminable ennui du repas, cette insupportable obligation de rester à table. Et les bonbons. Ne crachons pas sur les bonbons.

Il y a bien d’autres choses dans les soutes surchargées de ma mémoire, mais certaines d’entre elles me feraient passer pour un tel voyou que je préfère en rester là, pour le moment en tout cas. Tout ce qui précède n’a en vérité qu’un but caché : montrer sans détour que le monde catho et moi, cela fait deux. Plus que deux, si ça se trouve. Disons dix. Et pourtant, il m’est venu une idée que vous découvrirez demain, mais qui commande encore quelques mots. La crise écologique frappe la vie et les êtres maintenant. Je ne doute pas une seconde de la prophétie du vieux Léo (Ferré) : « Il n’y a plus rien/Et ce rien, on vous le laisse !/Foutez-vous en jusque-là, si vous pouvez,/Nous, on peut pas./Un jour, dans dix mille ans,/Quand vous ne serez plus là,/Nous aurons TOUT/Rien de vous/Tout de nous/Nous aurons eu le temps d’inventer la Vie, la Beauté, la Jeunesse,/Les Larmes qui brilleront comme des émeraudes dans les yeux des filles,/Le sourire des bêtes enfin dé-traquées (…)/NOUS AURONS TOUT/Dans dix mille ans ».

Je suis sérieux autant que sincère. Aux plus opiniâtres d’entre vous, je le dis sans hésitation : rendez-vous dans dix mille ans. Mais en attendant ? Je vois comme vous qu’il faut imaginer des formes d’action et de rapprochement qui n’ont encore jamais été tentées. Je vois comme vous que nous devons par force trouver un terrain commun avec des gens qui ne nous ressemblent pas. Que, dans une autre vie, nous aurions probablement ignorés. Mais je vous parle de cette vie-là. De notre vie commune qui file si vite. Et je sais que si nous ne parvenons pas à parler à d’autres que nous-mêmes, nous serons perdus à jamais. Aujourd’hui, dès aujourd’hui, il faut abolir certaines frontières mentales que je n’aurais jamais franchies, fût-ce clandestinement, il y a quelques années. Nous sommes en face d’une peste noire planétaire. Nous sommes devant un gouffre sans fond. Moi, je ne veux pas tomber dedans avant d’avoir essayé ce que je pouvais.

Et vous saurez donc la suite demain ou après-demain au plus tard. À ce moment, vous aurez le droit de me critiquer ou de vous détourner. Au moins, j’aurai pris soin de m’expliquer. Pues, compa, claro que nuestros enemigos serán barridos por los anarquistas. Mais dans dix mille ans seulement. Alors.