Archives mensuelles : mars 2010

Ces éléphants devenus marionnettes (en Inde)

Elephants in Kerala festival

Ce n’est pas tous les jours très drôle d’être un dieu. Ganesh en sait quelque chose. Qu’on l’appelle Ganesh ou Gajânana ou Vighnarâja ou Vinayak ou encore Ganapati n’y change rien. Ce dieu-ci, vénéré d’un bout à l’autre de l’Inde, est représenté sous la forme d’un gros homme doté d’une tête d’éléphant, avec une seule défense. Une seule défense : c’est pourquoi on l’appelle aussi Ganesh Ekadanta (ek signifie une et danta veut dire dent). Ganesh est la sagesse, l’intelligence, il rend prudent, transmet le savoir et combat l’ignorance. Dans ces conditions, il vaut toujours mieux l’avoir avec soi, n’est-ce pas ?

N’oublions pas qu’il est aussi le roi des éléphants, Gajâdhipa. Chaque année, grossièrement entre le 20 août et le 15 septembre, se déroule la fête de ce dieu ami des hommes, que l’on appelle Ganesh Chaturthi. Elle dure un nombre impair de jours, jusqu’à 13, et bien entendu, il est inconcevable qu’elle ait lieu sans la présence d’éléphants vivants. Comme cela tombe bien ! L’Inde est en effet le pays des mahouts, ceux que nous appelons aussi des cornacs. Ce sont les maîtres incontestés de ces animaux fabuleux. Ils les ont dressés, ils les ont redressés, ils les maintiennent dans l’abjecte terreur de l‘ankusha, à la fois aiguillon et crochet qui vient à bout des plus récalcitrants. Je n’insisterai pas sur les méthodes de torture infligées aux éléphants de l’Inde et du reste de toute l’Asie. Car cela m’est insupportable. Sachez que rien ne leur est épargné, car il faut être sûr de leur soumission totale. L’éléphant est désormais un capital, notamment dans les relations commerciales avec ces connards de touristes venus de chez nous, et il faut donc le priver de toute volonté propre. Ce qui passe, alors que l’éléphant est très jeune, par la privation de sommeil et de nourriture, les coups de chaîne, l’exténuation par le travail.

L’éléphant d’Asie, espèce voisine mais différente de celle d’Afrique, agonise. Il en resterait peut-être 40 000 en liberté. Mais quelle liberté dans un monde où dominent la rapacité et la vitesse ? Compagnon de l’homme depuis probablement 5 000 ans, cet éléphant ne sert plus qu’aux cirques, aux zoos, aux fêtes et exhibitions. En Inde, il pourrait y avoir entre 1500 et 2000 prisonniers, dont le sort me soulève le cœur. Je viens de lire un article de la BBC (ici, mais en anglais) sur les 700 victimes recensées dans ce que l’on présente pourtant comme l’État le plus ouvert de l’Inde, c’est-à-dire le Kerala. Il y a de quoi pleurer, et je parle sérieusement. Ils sont loués à prix d’or pour environ 10 000 cérémonies par an. Ils ont donc, parfois, à mener la parade plusieurs fois dans la même journée. On les transporte dans d’infâmes bétaillères, ils croupissent des heures sous des soleils de feu, et sont bien sûr, pendant tout ce temps caparaçonnés et chamarrés. Allons, quoi, c’est la fête !

Le temple le plus célèbre du Kerala, celui de Guruvayur, en possède à lui seul 66, âgés de 14 à 70 ans. On leur concède un bout de pré à l’extérieur du bâtiment. Dans la vie, dans la vraie vie, les éléphants ont une vie sociale et affective d’une richesse que d’innombrables crétins n’approcheront jamais. Ils aiment leurs petits, qui restent avec eux une dizaine d’années, passent 18 heures par jour à se balader, à jouer entre eux, à se baigner, à s’aimer, à se défier. Il y a seulement deux siècles, tandis que naissait ce processus de mort connu sous le nom occidental d’industrialisation, les éléphants d’Asie circulaient librement du Vietnam actuel jusqu’à l’Inde. Car ils étaient des dieux, les dieux bienveillants de cette terre encore habitable. Les hommes d’aujourd’hui prennent leur misérable revanche sur la beauté disparue du monde.

Faut-il totalement désespérer ? Pas encore. Pas tout à fait. Il existe des groupes de défense, en Inde même, où l’on bataille pour la dignité des éléphants (ici). Et je ne peux que renvoyer au site réconfortant de la fondation Aane Mane (ici). Mais je n’oublie pas, mais je n’oublie rien. L’écrivain Paul Zacharia, qui écrit en malayâlam, une langue dravidienne du sud de l’Inde, pose cette question simple : « Où donc l’éléphant est-il le plus mal traité dans le monde ? ». Et il ajoute : « La réponse directe est sincère est que ce lieu est le Kerala ».

Bienvenue en Inde, comme chacun sait « la plus grande démocratie du monde ».

Le miracle de la voûte nubienne (Hassan Fathy حسن فتحى)

Le type dont vous allez voir la tête ci-dessous s’appelle Hassan Fathy. Il est tout ce qu’il y a de plus mort, mais il est aussi étonnamment vivant. N’allons pas plus loin, et parlons de paradoxe. Soit un homme né le 23 mars 1900, à Alexandrie (Égypte), quand le monde pensait encore que tout allait se régler par les belles inventions de nos grandioses ingénieurs.Le rasoir de sûreté (1895) permettrait d’utiliser en même temps le télégraphe sans fil (1896) et le tube cathodique (1896) tout en se photographiant grâce au papier photosensible (1897). Le radium (1898) allait guérir la maladie, tandis que le magnétophone (1899) et le ballon dirigeable (1900) nous entraîneraient dans des mondes nouveaux et merveilleux, remplis d’aspirateurs (1901), de radiotéléphones (1902), et de ceintures de sécurité (1903).

Hassan Fathy, le voici :

I

Sur ce cliché, il avait encore un long temps à parcourir les berges du Nil, car il est finalement mort le 30 novembre 1989, au Caire, alors que les illusions technologiques étaient à peu près dissipées. À peu près. Fathy était un grand architecte. Vous noterez comme moi qu’il en existe bien peu. On rencontre sous le pied de chaque cheval claudiquant des Ricardo Bofill ou des Manolo Nun?ez. Je parle de ces braves garçons, car j’ai eu l’occasion d’habiter fort près de deux de leurs merveilles, le palacio d’Abraxas et les Arènes de Picasso, à Noisy-le-Grand. Ces tenants du postmodernisme – pardi -, ces grands réfractaires à « l’architecture fonctionnelle » seraient, dans une société plus équilibrée, jugés pour crime social. Dans la nôtre, ils sont portés aux nues.

Fathy était un incroyable imbécile qui jugeait de son devoir d’aider le peuple à dignement habiter la terre. Vous n’allez pas le croire, mais j’y vais tout de même. Fathy aimait dire ceci : « Droite est la voie du devoir, sinueux le chemin de la beauté ». Il disait encore : « L’architecture émerge du rêve, et c’est pourquoi, dans les villages construits par leurs habitants, on ne voit pas deux maisons semblables ». Dès les années trente du siècle d’hier, il parcourait les campagnes, le monde ancien, étrange, fabuleux des fellahs d’Égypte (lire ici en français, lire ici et en anglais). Fathy ne se faisait pas d’illusions excessives sur l’Occident, et ne croyait pas que l’architecture locale avait tout à apprendre de nous. Lui, se promenant dans les villages, il avait redécouvert des techniques anciennes autant qu’éprouvées. Il pensait déjà à l’autoconstruction, à la nécessité de demeures communautaires, sans fenêtres ou presque, mais ouvrant sur des cours intérieures d’où l’on peut admirer le ciel.

En 1941, il rencontre enfin la voûte nubienne, un art vieux d’au moins 3 000 ans, qui consiste à bâtir en terre, sans coffrage et donc sans bois, de merveilleuses maisons. En résumé plus que simplifié, disons des murs de briques en terre crue, séchées au soleil, surmontés d’un toit voûté, en terre lui aussi. Il faut et il suffit de terre – on en trouve – et d’eau. Dès 1942, Fathy bâtit une sorte de prototype, près du Caire, la maison Hamed Saïd, à Marg. Mais son triomphe s’appelle le nouveau Gourma, du nom d’un village dont les habitants doivent être déplacés. Entre 1946 et 1947, il prouve sur place l’incroyable efficacité de la brique en boue. Il réalise à la fois des maisons, une mosquée, un théâtre, un marché. Il met au point, s’inspirant du passé, des techniques de réfrigération naturelle et de ventilation, qui permettent de diminuer de dix degrés la température extérieure. Les bureaucrates égyptiens ne lui pardonneront pas, qui l’accuseront de vouloir ramener la population locale vingt siècles en arrière.

Bon, faut-il continuer ? Fathy a été contraint de s’exiler entre 1957 et 1962, et bien qu’ayant reçu de nombreux prix internationaux dans la fin de sa vie, on ne jurerait pas qu’il a fait reculer d’un millimètre l’imbattable conspiration des imbéciles. Pour son malheur, pour son honneur, Fathy, bien qu’il ait été et reste l’un des plus grands architectes connus, était hostile à la « modernité » faite de béton, de tôle, de fibrociment, et d’infinie laideur. Auteur d’un livre épuisé en français – Construire avec le peuple, chez Actes Sud -, il avait compris la quintessence de son art, à peu près seul dans ce pays de si vieille tradition. C’est finalement simple : les pauvres doivent utiliser ce dont ils disposent, et assembler les matériaux ensemble, selon des techniques adaptées au lieu, et non à l’idée que de brillants sujets égocentriques se font des besoins humains. Fou, hein ?

Le plus beau, non, pas le plus beau, mais le plus exaltant peut-être est que Fathy a une innombrable descendance. Je ne connais presque rien d’elle, sinon une association appelée la Voûte Nubienne (regardez-moi ça !). Créée en 2000, elle essaime doucement, bien trop doucement hélas, dans la bande sahélienne, où personne n’avait jamais entendu parler de cette technique de construction. Des villageois du Sénégal, du Burkina Faso, du Mali, apprennent ainsi à bâtir pour eux, selon leurs besoins et leurs moyens. Dans cette zone martyrisée où le bois est encore plus rare que l’eau, la voûte nubienne permet de lutter concrètement, réellement contre la déforestation. En se passant des plastiques et des tôles qui désignent désormais au voyageur l’habitat africain « traditionnel ». Il n’y a plus besoin de charpentes en bois ! Il n’y a plus besoin d’importer à grand frais des matériaux produits ailleurs !

Ce conte de fée est une réalité. Là où se montent les voûtes nubiennes trépasse le marché mondial. La terre est prise sur place, séchée sur place, montée sur place par des maçons formés sur place. Un rêve de relocalisation économique. Un rêve, mais pas un fantasme. Une famille peut économiser jusqu’à 90 % sur la construction d’un logis durable, confortable, supportable au moment des plus fortes chaleurs. Reste la question que vous ne me posez pas : pourquoi diable personne n’en parle ? Pourquoi diable continuons-nous à envoyer là-bas, par milliers de tonnes, cette tôle galvanisée qui fait le prestige de nos PME ?

Je me dis, confiant dans la nature humaine, que vous saurez répondre sans moi à cette interrogation si lourde de sens. Un indice, toutefois : souvenez-vous de Fathy, ridiculisé et menacé jusque dans son propre pays. Songez à la haine dont il aura été entouré. Songez à tout ce temps perdu. Songez à ces dizaines de millions de cahutes, dans les si nombreux bidonvilles du monde, où l’on grelotte, où l’on étouffe. Il existe d’autres voies, partout, pour tout, pour tous. Il suffirait, en somme, de s’y engager.

Retour difficile autant qu’incertain

J’ai arrêté d’écrire ici depuis la dernière semaine de janvier, pour réfléchir. Après un peu plus de deux ans, j’avais en effet rassemblé autour de 500 articles, dont la quasi totalité consacrés à la crise écologique. Ai-je réfléchi ? Moins que je n’aurais pensé, je me dois de le reconnaître. En retour, j’ai reçu un grand nombre de lettres électroniques – autour de 250 – qui m’ont, je le crois bien, toutes réjoui. Presque toutes. Outre qu’elles ne lésinaient pas sur l’éloge, elles m’ont paru – sans rapport de cause à effet, je l’espère – le plus souvent vives, intelligentes, rassérénantes. Fût-elle on ne peut plus minoritaire, il existe donc bel et bien une opinion lucide, qui cherche davantage de lumière.

Je voudrais dire à tous ceux qui m’ont écrit que je les remercie, plus qu’ils ne l’imaginent probablement. J’ai lu, ligne à ligne, tout ce qui m’a été adressé, et certains n’ont pas rechigné devant la longueur de la page. Je vous remercie donc, même si, en réalité, je n’ai répondu à personne. Le faisant, je n’aurais pas mené cette cure de silence au terme que j’avais choisi au départ. J’espère que vous le comprendrez, et que vous ne m’en voudrez pas. Quant aux autres, je ne les oublie pas, évidemment. Les milliers de visites sur Planète sans visa ont un sens, même si on peut bien entendu se demander lequel.

Il est certain, et cela ne me gêne en rien, que beaucoup de visiteurs ne partagent pas ma vision des événements. Cela ne me surprend pas davantage. Avant de vous dire ce que je compte faire, je me dois de rappeler en quelques mots mon sentiment profond. Je pense que notre époque est tragique. Et que les hommes n’aiment pas ceux qui leur rappellent que leur histoire l’est très généralement. Je crois que je parviens à irriter jusqu’à une partie de ceux qui ont la patience de me suivre dans mes méandres et circonvolutions. Les générations qui se sont succédé depuis l’après-guerre ont simplement oublié l’extrême violence des relations entre humains. Beaucoup, parmi nous, croient banalement que ce qui a été sera. Et que la paix succèdera à la paix. Hélas, ils se trompent.

Je vois, comme d’autres, qu’une guerre a déjà éclaté. Comme nous sommes loin du terrain, nous feignons encore de ne rien voir. Mais elle est. Guerre contre ces humains, traités comme des untermenschen, à qui nous refusons le pain et les soins sans lesquels ils mourront. Guerre contre les animaux, les végétaux, le vivant, sans lesquels, pourtant, aucune civilisation humaine n’aurait pu naître et se maintenir. Guerre aussi, enfin, et qui englobe le tout, contre la nature, ses écosystèmes, les équilibres les plus essentiels de cette planète.

Cette guerre de tous contre tous ne peut mener qu’au désastre, déjà en place dans tant de lieux de notre monde malade. Malheureusement, la conscience ne suit pas ce mouvement implacable. L’esprit s’accroche, par ses ruses coutumières, à d’innombrables chimères. Prenons un exemple parfaitement dérisoire, pour la clarté de mon propos. Dérisoire, car réellement, cela ne compte pas. Ces jours-ci, d’estimables « écologistes » passent leur temps à des élections régionales qui succèdent à des élections européennes qui succèdent à des élections municipales qui succèdent, etc.

Il faudrait être d’une grande balourdise ou d’une totale mauvaise foi pour prétendre que cela garde un intérêt. Ou bien croire au Père Noël, ce qui n’est pas encore un crime, certes. Car enfin, de deux choses l’une. Ou bien nous avons 300 ans devant nous, et chacun peut en effet passer son temps à siroter son verre de rhum sur la plage. Ou bien, comme tous ces braves gens d’ailleurs, ainsi que quantité de critiques du monde – j’en suis – l’affirment, la crise écologique majeure est là. Et en ce cas, gâcher une parcelle d’énergie pour obtenir un poste ridicule, qui n’aura aucun effet, est pis qu’une faute.

Ce que je prétends, c’est qu’il faut rompre, sans esprit de retour. Ce que je pressens, c’est qu’il faut brûler ses vaisseaux derrière soi, parce que nous ne pourrons de toute façon pas faire machine arrière. Cela implique un effort presque insoutenable d’arrachement aux oripeaux des vieilles croyances, notamment politiques. Cela commande d’admettre l’évidence que tout accommodement avec les anciennes formes, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par les Verts, est une erreur de fond.

Notre époque a besoin d’actes fondateurs. Et par conséquent d’acteurs nouveaux. Capables de prendre des risques pour leurs idées. Capables de souffrir. De perdre. D’aller en prison. De mourir peut-être. Le reste n’est que vaine littérature. Les naïfs – je suis désolé de froisser cette noble confrérie – croient encore qu’il suffirait de convaincre les « méchants », de montrer qu’il existe des chemins vertueux par lesquels les hommes renoueraient avec l’équilibre fondamental de la vie. Pendant le temps de leurs interminables péroraisons, la machine industrielle mondiale aura continué d’avancer, vidant les océans, détruisant le climat, brûlant les forêts, affamant peuples et bêtes. Je pense à l’instant à cette image du film Princesse Mononoke, de Hayao Miyazaki. On y voit le grand sanglier Okkotonushi mener, tête baissée, une charge démentielle à la tête d’un innombrable troupeau, arrachant tout sur son passage. Nous y sommes, je crois. Le monde entier est piétiné, des plaines aux montagnes, des déserts jusqu’aux pôles.

La rupture est une condition nécessaire, mais nullement suffisante, nous le savons tous. Avec elle, peut-être trouverons-nous une voie escarpée qui entrouvrirait un passage pour l’heure invisible. Mais sans elle, aucun espoir n’est plus permis. Nous accompagnerons la destruction, comme le fait le mouvement officiel de protection de la nature, et lorsque les choses deviendront plus rudes et raides, quand les gueux seront aux portes, nous réclamerons comme le voisin de palier l’intervention des drones et des commandos armés spécialisés. J’espère que je ne verrai pas cette infamie d’un peuple gavé réclamant qu’on tire sur ceux qui n’ont rien d’autre que leur ventre creux. Au reste, le feu des mitrailleuses ne nous accorderait que quelques années de répit, mais pour certains, c’est bien suffisant. Nul n’est immortel, n’est-ce pas ?

La rupture peut-elle venir de ce continent exténué qu’est devenu l’Europe ? Il me semble que nous sommes bien trop gras. Bien trop occupés à choisir notre nouvelle bagnole rutilante, notre télévision à écran plasma, à nous battre au pied des remonte-pentes. À des niveaux certes très différents, nous avons tous beaucoup à perdre dans l’aventure intellectuelle et morale extrême dont je rêve. Peut-être cette rupture est-elle de toute façon impossible dans le temps qui nous est désormais imparti. Nous verrons, je ne me prends pas pour un devin. Seulement, de grâce, qu’on ne fasse pas semblant de croire que des élections ou un Grenelle de l’Environnement ou une Année internationale de la biodiversité – 2010, mais oui – seraient un début de réponse à la crise de la vie sur Terre. Car ce n’est que  billevesée. Ou plutôt, bullshit.

Quant à moi, n’étant ni gourou, ni directeur de conscience, je doute. Je ne sais pas quel (minuscule) rôle pourrait continuer à jouer Planète sans visa. Je n’écris pas cela pour qu’on m’inonde de fleurs. Je l’écris parce que je le pense. Je ne sais pas. J’ai pu démontrer, je crois, que l’on peut regarder d’une autre façon les mêmes choses. Je pense avoir prouvé qu’il existait une information, essentielle, qui jamais ne parvient aux lecteurs de journaux. Et au passage, j’ai pris bien du plaisir à écrire, écrire, écrire encore, jour après jour.

Je ne crois pas devoir arrêter ce rendez-vous, même si j’en ai la forte tentation. Reposer son âme est une dimension essentielle de la vie, et je ne risque pas de l’oublier. Alterner des moments de concentration et des plages entières de distraction et de dissipation reste et restera chez moi une nécessité première. Bien que sachant cette évidence, je vais continuer encore, même si je ne connais pas à l’avance le rythme qui sera le mien. Il sera ce qu’il sera. Même si je sais et sens que Planète sans visa peut disparaître et disparaîtra tôt ou tard, je vais donc poursuivre. N’oubliez pas, je vous prie, n’oubliez pas un instant qui nous sommes. Rien qu’un peu de poudre étoilée. « Un hombre sólo, una mujer, así tomados de uno en uno, son como polvo, no son nada ». Il s’agit d’un texte de José Agustín Goytisolo, mort le 20 mars 1999 à Barcelone. Il dit que les hommes et les femmes, pris un à un, ne sont rien d’autre que de la poudre. Qu’ils ne sont rien. Il faut donc assembler. Il faudra bien nous rassembler.

Avant toute explication supplémentaire

J’avais annoncé en janvier que je comptais réfléchir au futur conditionnel de Planète sans visa avant de vous donner quelques nouvelles le 1er mars. Eh bien, je le ferai demain, et non pas aujourd’hui. Car aujourd’hui, je voudrais vous dire deux mots qui me paraissent préalables. Je sais qu’ils ennuieront plus d’un lecteur, qui se moquent bien de la question que je vais évoquer. Mais je n’y peux rien.

Comme on sait, la droite commande ce pays. Comme on sait, la gauche social-démocrate entend la remplacer demain. Comme on devrait savoir, il n’y aura jamais aucun espoir à attendre de ce côté-ci de ce qu’on appelle l’échiquier. Ni de l’autre. Ni d’aucun. Bon, je dois me montrer un poil plus précis. Je le ferai en sept points, qu’on pourra juger indépendamment les uns des autres. Pour moi, ils forment une cohérence. Ils donnent un sens évident à l’époque dans laquelle nous sommes tous fourvoyés. Mais jugez.

1/En décembre 2009, dans son numéro 2352, Le Nouvel Observateur publie au moins deux textes exceptionnels. Dans le premier, l’éditorialiste Jacques Julliard s’en prend avec une rage contenue mais essentielle à l’écologie (lire ici). Il invente pour cela des ennemis imaginaires – la deep ecology chère à son ami de comptoir Luc Ferry -, se vautre lui aussi dans de honteux rapprochements entre nazisme et protection de la nature, mais dans le même temps, glisse des choses vraies. Oui, il est bien certain que l’écologie est contradictoire avec l’idéologie du progrès dont Julliard et ses amis « de gauche » ne voient pas qu’elle nous conduit droit au gouffre. Julliard est indigne, mais lucide.

L’autre texte du même numéro est plus risible que détestable. Mais il vaut. Signé par Olivier Pérétié, qui réalise pour ce bel hebdomadaire les essais automobiles des modèles à 30 000 euros, il s’attaque à la célèbre église de « Sciencécologie ». On est prié de trouver cela très fun (lire ici). Cette excellente personne ne croit pas à la « doctrine » du réchauffement climatique, qui n’est jamais qu’une « hypothèse ». Et, par Dieu, il faudra bien qu’elle le reste, de gré ou de force. Car comment M. Pérétié ferait-il pour continuer d’allécher les futurs acheteurs de grosses cylindrées ? Pour lui, la cause est entendue : le Giec est la Curie d’une nouvelle congrégation religieuse.

2/Dans un livre dont je vous ai déjà parlé (lire ici), Lionel Jospin, qui eût pu être notre président de la République, balade ses interlocuteurs en n’expliquant rien à propos de vingt ans de liens directs avec l’un des mouvements les plus mystérieux de l’après-guerre, longtemps appelé Organisation communiste internationaliste (OCI), sans doute par antiphrase. Et comme tout passe, tout passe. Ce qu’il a été réellement, ce qu’il a fait vraiment, nous ne le saurons jamais. L’un des chefs occultes de l’OCI, Alexandre Hébert, qui se faisait passer pour anarchiste, vient de mourir. Il avait pris comme aide de camp, depuis une vingtaine d’années, un responsable du Front National, Joël Bonnemaison. Lequel, se mariant, avait choisi comme témoins Le Pen d’un côté et Hébert de l’autre.

3/ Ministre de cet excellent Jospin jusqu’en 2002, ancien membre de l’OCI comme lui, adhérent du parti socialiste pendant 31 ans – une courte paille -, Jean-Luc Mélenchon a finalement créé un nouveau parti. Le Parti de Gauche. Qui se veut aussi, en plus de tout le reste, écologiste. C’est infiniment crédible. C’est comme si c’était fait. Il suffit de se mettre à prier. Alleluia, mes frères, un Messie républicain nous est né. On peut abandonner une défroque vieille de plus de quarante ans – le productivisme, l’absolu mépris pour la nature – et se métamorphoser en une nuit. Comme c’est beau, la vie !

4/Claude Allègre, que l’on ne présente plus ici, a connu Jospin il y a cinquante ans, et il a été son ministre, chéri entre tous. Il publie ces jours-ci un livre appelé L’Imposture climatique (Plon). Je ne l’ai pas encore parcouru, et ne sais si je le ferai, car j’ai déjà tant lu de ce monsieur qu’il me semble le bien connaître. Deux journalistes que je respecte, Sylvestre Huet, de Libération, et Stéphane Foucart, du Monde, lui taillent un costard XXXL. Allègre a inventé des noms, des études, et confond par exemple Georgia Tech, diminutif de Georgia Institute of Technology, avec le nom d’une personne, qu’il cite à l’appui de ses thèses. Il fut le principal conseiller de Jospin, alors Premier ministre de la France, dans le décisif dossier du climat.

5/Vincent Peillon, responsable national socialiste, pose au philosophe et aime à citer les classiques, y compris ceux du mouvement ouvrier français. Il se veut noble autant qu’irréprochable. Il se rêve calife à la place de la dame que vous savez, et probablement davantage encore quand il se rase. Et il se rase chaque jour. Peillon est un moraliste intransigeant, mais quand il faut aborder le cas Frêche, l’homme qui traite les harkis de sous-hommes dans une ville – Montpellier – où la canaille fasciste est puissante, il déclare : « C’est un humaniste. C’est un professeur de droit romain. Frêche n’est ni raciste ni antisémite ». Aucun rapport avec le poids des réseaux Frêche dans le courant même de Peillon, nommé, je n’invente rien : « L’espoir à gauche ». Car les fédérations « socialistes » et néanmoins « frêchistes » du Languedoc-Roussillon votent Peillon au moindre coup de sifflet. Comme c’est aimable.

5/Bernard-Henri Lévy doit une bonne part de sa fortune à la déforestation de l’Afrique de l’Ouest après-guerre. Son père André a en effet longtemps dirigé la Becob, une entreprise forestière qui a changé radicalement le visage de pays entiers, dont la Côte d’Ivoire. Mais chut ! car il est de gauche. Je répète : de gauche. On le sait, dans un accès de drôlerie formidable, Bernard-Henri a publié un livre, « De la guerre en philosophie » (Grasset), où il cite un auteur inventé par le journaliste Frédéric Pagès, Jean-Baptiste Botul, le prenant pour un notable philosophe. Et pas à propos d’un détail, certes non ! Pour régler son compte, vite fait bien fait, à un certain Emmanuel Kant. Lequel serait un « fou furieux de la pensée », comme l’a excellemment démontré Botul l’imaginaire dans une série de conférences qui n’ont jamais eu lieu.

6/Bien entendu, le grand penseur de gauche Bernard-Henri Lévy ne pouvait rester seul face à la mitraille toute relative qu’a pu déclencher sa fantaisie. Jean Daniel, l’un des fondateurs du Nouvel Observateur, où il continue d’écrire à près de 90 ans, et beaucoup – encore bravo -, s’est immédiatement proposé comme témoin de moralité (lire ici). Mais comment dire ? Son argumentation rend un son un peu étrange. Voici : « J’ai depuis longtemps un faible pour ce glorieux cadet qui se rêve à la fois l’héritier de Malraux, de Levinas et de Brummell, et assume avec une élégance provocatrice son dandysme philosophique. Il risque sa vie sur tous les fronts humanitaires, mais prend hélas des risques encore plus grands du fait d’une trop imposante stratégie de surexposition médiatique.

» J’ai un jour été très bassement attaqué pour mon œuvre. Bernard-Henri Lévy a aussitôt pris ma défense, et d’une façon fidèle, radicale et spectaculaire. Je veux lui dire que je ne l’oublierai jamais et que si mes sombres prévisions se sont réalisées, j’en ai pour lui de la peine ».

Sauf très grave erreur d’interprétation, il me semble bien que Jean Daniel défend Bernard-Henri pour la raison que l’autre en a déjà fait autant. Ne me dites pas que l’on appelle cela un renvoi d’ascenseur, cela gâcherait ma journée.

7/Enfin, the last but not the least,  Ségolène Royal, qui eût pu, elle aussi, être présidente de la République, vole au secours du pauvre Bernard-Henri, injustement calomnié. Vous vous souviendrez avec moi que la candidate socialiste aux présidentielles de 2007 avait fait du grand philosophe son conseiller personnel, et qu’en retour, celui-ci la portait aux nues, jusqu’au ridicule achevé. Ou peut-être l’avez-vous oublié ? C’est sans grande importance. Madame Royal a publié une tribune dans le journal le Monde (lire ici) qui commence par ces mots fatidiques : « Je lis ce qui s’écrit, tous ces jours-ci, sur Bernard-Henri Lévy. J’observe l’incroyable chasse à l’homme déclenchée contre lui pour une obscure histoire d’auteur sous pseudonyme qui l’aurait prétendument piégé ».

Il est assez rare d’énoncer autant de choses fausses en aussi peu de mots, et je crois devoir saluer cet exploit. Chasse à l’homme ? L’essentiel de la presse se tait ou soutient le martyr. Obscure histoire ? Elle est limpide de bout en bout. Mais si gênante, qu’elle doit, par obligation supérieure, devenir incompréhensible. Auteur sous pseudonyme ? Mais non, madame. Auteur imaginaire, imaginé, fictif, inventé de toutes pièces sans même la volonté de nuire. Prétendument piégé ? Mais si, madame. Piégé. Votre bel ami a bel et bien été piégé, et par lui-même, et par lui seul. Il aura apporté une nouvelle fois la preuve, qui indiffère hélas, qu’il ne lit pas, et ne sait pas grand chose. Ajoutons que madame Royal utilise un argument jumeau de celui de Jean Daniel. Citation de la dame : « J’ai retrouvé la passion et la voix de l’un de ceux qui m’ont soutenue jusqu’au bout, et au-delà, sans jamais douter ni se lasser ». Ce qu’on pourrait décrire, ce me semble, comme une forme hypertrophiée d’égotisme.

Revenons-en au héros une seconde. Déjà confondu en 1979 par ces véritables intellectuels que furent Pierre Vidal-Naquet et Cornelius Castoriadis, ridiculisé comme il arrive rarement par le grand Simon Leys dans ses Essais sur la Chine Dans son aimable insignifiance, l’essai de M. Levy semble confirmer l’observation d’Henri Michaux : les philosophes d’une nation de garçons-coiffeurs sont plus profondément garçons-coiffeurs que philosophes »), Bernard-Henri reçoit en tout cas, et à juste titre, les excellents soutiens qu’il mérite.

Je sais et j’assume. J’ai été long, j’ai perdu en route les trois quarts des lecteurs du départ, et le pire est que je m’en moque, car c’était inévitable. Le Net est cet instrument qui, sous nos yeux, bouleverse le rapport qu’une partie de la population entretenait avec l’acte majeur de lire, relire, et réfléchir tranquillement. Sur le Net, cette pesante activité est sur le point de disparaître totalement. Il faut, il faudrait, il faudra peut-être – mais alors, je n’en serai pas -, faire court, résumer, ne pas dépasser quelques centaines de signes. Twitter, si je ne m’abuse, en est à 140, record à battre. Ce monde-là m’intéresse si peu que je ne parviens même pas à souhaiter sa mort. Si, tout de même. Comme dans le roman Ravage, de Barjavel, j’aimerais bien voir s’effondrer ce château de cartes biseautées. Et qui sait ?

J’ai voulu montrer ici, et cela n’a pas été trop difficile, qu’il n’y a strictement rien à attendre de la politique en place. J’ai parlé des socialistes parce qu’ils sont candidats à tout. Mais j’ai plus d’une fois abusé de votre patience à propos des staliniens, du NPA ou des Verts. Du point de vue qui est le mien, tous se valent. Aucun courant n’incarne si peu que ce soit l’avenir, en tout cas un avenir humain possible, qui passerait par la restauration des écosystèmes de la planète et la proclamation universelle des devoirs de l’homme envers le vivant et les autres que lui-même. Au sein d’une humanité d’où la faim aurait disparu, ce qui est tout de même le point de départ moral de tout renouveau. Nous en sommes loin ? Oui, si loin que l’illusion est notre pire adversaire. Pour commencer, pour commencer vraiment, pour commencer seulement, il faut rompre. Mais qui le veut ? À demain, pour une autre explication concernant Planète sans visa.