Une barque bel et bien coulée

Un jour, avec Erwan Balança, j’ai eu froid. Mais c’était dessus le lac de Grand-Lieu, et l’endroit est si beau que j’en frissonne encore, six ans plus tard. Non de froid, je crois que c’est évident, mais de beauté bien sûr.

Nous étions en décembre, très tôt le matin, et le lac était à nous seuls. Je veux dire que nous étions les seuls humains en vue. Car pour le reste, Grand-Lieu n’a jamais appartenu à quiconque. Je vous résume ce prodige, caché à 15 km de Nantes seulement. Il s’agit d’un lac, le plus vieux et le plus vaste – naturel – que nous ayons en France, en hiver du moins. L’été, il passe de 6300 hectares à 4 000, découvrant les prairies tourbeuses qu’il inonde dès que le froid arrive. C’est une sorte de lac tropical, qui se rétracte quand vient le printemps, et surtout l’été. Une mer intérieure qui se prend à l’occasion pour un marigot.

Attention les yeux, vous pourriez être éblouis : Grand-Lieu est né voici quelques dizaines de millions d’années. Je reste vague, car les spécialistes sont loin d’avoir réglé la question. Il a donc connu, ce veinard, les mers tropicales qui ont plusieurs fois recouvert la région. Mais ce qui fait du lac un territoire des merveilles, ce sont les oiseaux. Il y aurait environ 110 000 couples d’oiseaux nicheurs cachés dans le feuillage et les roselières. Avec, au coeur du tableau, la plus importante colonie de hérons cendrés au monde. Mais personne ne le sait, et la plupart des Nantais ne sont jamais allés à Grand-Lieu.

Moi si. Ce matin glacial de décembre, avec Erwan, c’était fête. Nous tirions dans notre dos, par une corde, une barque épuisée qui rebondissait sur l’herbe gelée. Mais gelée pour de vrai : les branches de saules étaient prises dans des cabochons, on se serait crus dans la galerie des glaces, à Versailles, en beaucoup plus beau.

La rive du lac, même, était emprisonnée. Je me souviens que nous avons dû donner des coups de talon dans la glace pour mettre l’esquif à l’eau. Je n’aurais donné ma place à personne, désolé pour vous. Et puis nous sommes partis à travers la Boire à Malet, une trouée entre deux marais, qui mène au lac et au grand large.

J’ai vu ce jour-là de troublants personnages. Un martin-pêcheur, pour commencer, qui jouait les torpilles bleues au ras d’une mangrove. J’ai vu des Grandes aigrettes prendre leur vol au-dessus de l’Ognon, une petite rivière. Elles changeaient de couleur quand elles passaient dans le rouge du soleil levant. J’ai vu des hérons, j’ai vu des spatules, je crois, jusqu’au moment où j’ai senti le froid sur mes fesses, un froid liquide qui courait sur ma peau, de plus en plus vite. Nous coulions.

Ces moments-là ont toujours une part burlesque. Erwan et moi tentions, comme dans un dessin animé, de nous en sortir en forçant sur nos rames. Je regardais sans bien comprendre la barque se remplir. Devant nous, il y avait bien une sorte d’îlot, mais aurions-nous le temps ? Non, nous n’aurions pas le temps : nous nous sommes retrouvés à l’eau, une eau mortellement froide, mais où nous avions pied. Et nous avons atteint l’île, trempés. Trempés et de bonne humeur.

C’était trop beau. J’étais non seulement mouillé, mais également couvert d’une boue noire. Est-ce que j’ai ri ? Je crois, mais il faut demander à Erwan, car il n’est pas exclu que j’enjolive un peu. En tout cas, et c’est sûr, nous étions sur un levis, c’est-à-dire une forêt flottante, posée sur la vase liquide, plantée de saules et d’aulnes. Le lac mène et transporte les levis au gré de ses mouvements, et les tempêtes peuvent en arracher des hectares qui partent ensuite à la dérive.

Je vous assure que je ne plaisante pas : lorque l’on saute à pieds joints sur le sol d’un levis, on sent la mollesse et l’élasticité, on sent le fluide qui se trouve au-dessous. Une sorte de tapis mouvant, presque volant. C’est splendide, cela ne s’oublie pas. Et d’ailleurs, comme vous voyez, je me souviens.

Le retour – nous traînions à nouveau la barque, que nous avions récupérée – a été passablement long. Nous ne savions pas bien si nous pourrions éviter de nouvelles baignades forcées. Et je crois que nous ne parvînmes pas à y échapper tout à fait. Et puis quoi ? Erwan imitait dans mon dos, à la perfection, le chant des canards souchets, les grèbes huppés entamaient leur première pêche de la journée, nous vivions encore une fois.

Chez Erwan, plus tard, tout près du lac, nous débouchâmes une bouteille. Il n’était pas encore un ami, il l’est devenu. Et, j’ai oublié de le dire, c’est un formidable photographe, capable de dormir sur l’eau, dans un charriot amphibie de sa fabrication, pour saisir la seconde où le héron s’empare d’une grenouille rousse. Oui, Erwan est devenu un ami ce jour-là, et il l’est resté.

5 réflexions sur « Une barque bel et bien coulée »

  1. Mêmes sensations sur le Causse du Larzac…un vent froid, des milliers d’anémones fleuries entre autres..; pas de forêts flottantes bien sûr (là c’est dans les « tremblants », pied nus en été dans une tourbière du Massif Central)

    Merci, Fabrice

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