Archives mensuelles : janvier 2008

Je n’ai pas vocation

Une petite mise au point est devenue nécessaire, car je sens poindre chez quelques uns d’entre vous une certaine impatience à mon endroit. Il faudrait, il me faudrait proposer des voies, des moyens d’action, des formes adaptées au temps que nous vivons.

Je le dis avec toute la sympathie – réelle – que j’éprouve pour vous, et l’empathie dont je suis capable : il y a maldonne. J’écris ici ce que je pense, et si les informations rassemblées et le point de vue exprimé peuvent aider à mieux se repérer dans le vaste pandémonium qu’est devenu le monde, tant mieux.

Mais ma formation, mais mon itinéraire me poussent depuis toujours à privilégier la liberté, à moquer les hiérarchies et les chefferies, à défier l’autorité sous tous ses déguisements. Je ne souhaite pas changer de carrière.

Bien au-delà, je pense – et je l’ai déjà formulé – que nous vivons le fracas de temps indissociables mais le plus souvent opposés. Pour m’en tenir à mon propos : le temps des idées, le temps écologique, notre temps propre d’individus. Il est parfaitement compréhensible que nous souhaitions vivre au mieux, et tenter de régler, sous notre règne éphémère, les questions si graves qui nous sont posées.

Mais l’individu n’est pas le centre de la réalité. Cette belle, troublante et confondante invention des Lumières se heurte à plus fort qu’elle. Les écosystèmes ont un autre rythme, ô combien. Le mouvement des idées lui-même obéit à des rythmes particuliers, sur lesquels on peut agir, mais qui s’imposent tout de même.

J’oserai un rapprochement, improbable tant les différences sont flagrantes : nous serions en 1750. Vivant dans un monde où tout s’effondre, sans que personne ne sache bien ce qui pourra se passer. Le roi est là encore, triomphal à bien des égards. L’éclat de la noblesse fait se damner l’époque, qui se vautre, qui se rengorge, qui exulte même de ne plus rien penser qui vaille.

Et puis, à Paris et dans toute la France des provinces, des personnes imaginent un ordre différent. Fondé sur des valeurs nouvelles, enthousiaste et destructeur, insolent et ricaneur, révolutionnaire en un mot. Rien n’indique, rien ne prouve en tout cas qu’ils réussiront quoi que ce soit. Ils sont simplement sortis du cadre.

J’ai la conviction inébranlable d’être sorti du cadre, et je n’y rentrerai jamais, quoi qu’il arrive. Cela me conduit, et m’oblige même à houspiller tel ou tel, y compris proche. Et j’accepte de payer le prix associé à cette recherche profonde et sincère d’une autre vision de l’avenir.

Je ne sais à peu près rien de ce que sera ce dernier, mais je redoute qu’il ne soit cruel pour les idées humaines. Je crois également nécessaire de rassembler patiemment ceux qui acceptent le principe d’une révolution de l’esprit. Chemin faisant, ce mouvement trouvera évidemment son territoire, sa façon de parler et d’agir, ses codes et références, son imaginaire. Quand ? Mystère. Et la solution de celui-ci ne dépend évidemment pas de moi.

En attendant, quoi faire ? Mais évidemment ce que nombre font déjà. Tenez, trois exemples à portée de la main, découverts ces deux derniers jours.

Un, de passage à Auxerre – salut à vous, Bernadette et André ! -, j’ai rencontré des adhérents de l’Amap de la ville. Vous connaissez peut-être le principe : un groupe de volontaires achète chaque semaine un panier de légumes et de fruits à un producteur local, qui les leur apporte directement. Les premiers sont ravis de consommer des produits de qualité. Le second peut travailler dans la sécurité tout en nouant des liens vivifiants avec une petite communauté humaine. Et le tout est au service d’une agriculture paysanne de proximité.

Deux, le magasin de produits bio Le Mantois – à Mantes-la-Jolie – organise le lundi 14 janvier à 20h30 (salle de l’amitié à Mantes-la-Ville, rue du Colonel Moll) une réunion qui s’annonce passionnante. J’ai eu le grand plaisir de rencontrer l’un des piliers de la biocoop, Benoit Delmotte, et puis vous assurer que c’est un type d’une grande qualité. Et cette réunion ? Eh bien, il sera question de réfléchir à la création d’un éco-quartier. Génial, non ? Je vous laisse l’adresse électronique (biocoopdumantois@wanadoo.fr).

Trois, le réseau breton Cohérence de l’ami Jean-Claude Pierre – 140 associations fédérées ! – lance un baromètre inédit. Il s’agit de permettre aux 1200 communes bretonnes de se situer par rapport aux objectifs d’un « développement durable et solidaire ». Ce baromètre s’inspire d’un exemple hollandais, « Duurzaamheidsmeter », opérationnel depuis 1999, qui signifie miroir de la durabilité. L’expression « développement durable » m’inspire davantage que des réserves, mais je m’en moque bien. Car je sais que Cohérence met en mouvement des pans entiers de la société bretonne. Et je suis sûr que le mouvement porte en germe la réponse à beaucoup de questions qui paraissent insolubles.

Voilà. Ne me demandez rien que je ne puisse donner. Or ce que je peux donner, publiquement en tout cas, je l’offre déjà sous la forme de mes textes. Et cela me paraît suffisant. Que chacun fasse, de son côté, son examen de conscience. Je ne serai le directeur de personne, en toute certitude.

Sur Bové encore

Je n’ajouterai pas grand chose à ce que j’ai déjà écrit. Je maintiens, bien entendu, et m’étonne tout de même un peu du ton de certaines réactions. Il ne faudrait donc pas s’en prendre à Bové ? Autrement dit, la planète et l’humanité seraient en danger, mais il ne faudrait pas toucher à l’icône anti-OGM ? Je préfère sincèrement sourire.

Ceux qui ont réellement lu ce que j’ai écrit se souviendront que je conserve mon estime à la personne de José Bové. Mais que je conteste ses choix, qui sont d’ailleurs mis en question par une partie croissante de ses soutiens d’antan. C’est la vie. Je ne suis pas – et ne souhaite pas davantage que vous le soyez – une boîte automatique. Je ne soutiens que ce que je crois juste. Et cette grève de la faim me paraît desservir une cause qui dépasse tout de même les dimensions de chacun d’entre nous, Bové compris.

Puis, je dois dire que je suis estomaqué par la mise en scène du soi-disant recul du gouvernement. Mon Dieu, quelle blague ! C’est une nouvelle fois le redoutable piège du Grenelle qui se referme. Les interlocuteurs, de part et d’autre, ont intérêt à légitimer l’adversaire. Bové, en l’occurrence, se doit de considérer que la bataille est décisive, et que Sarkozy ne recule que contraint et forcé (Acte 1). Borloo and co ont besoin d’un Bové – ou de tout autre – offensif, qui puisse donner chair et crédibilité à la pantomime autour des engagements « écologiques » de l’équipe au pouvoir (Acte 2). Et tous ont intérêt à montrer que le combat a été dur, mais qu’il produit des résultats (Acte 3 et rideau).

Eh bien, la pièce ne me plaît pas. Si même la clause de sauvegarde était appliquée, interdisant pour un temps la culture du fameux maïs Monsanto 810, il s’agirait d’une victoire en trompe-l’oeil. Car l’affaire – qui l’ignore encore ? – est européenne et mondiale. Et ce maïs restera légal, en toute hypothèse, sur le territoire français. Il est pénible de voir tant de valeureux confondre (éventuel) succès tactique et (certaine) défaite stratégique.

La polarisation sur cette affaire mineure, voulue tant par Bové que par l’État, permet de retarder les véritables débats de fond. Qui demeurent, et que j’ai déjà évoqués dans mes deux textes précédents.

Sur Bové (à nouveau), sur le loup (encore)

Attention, un deuxième message accompagne le premier. Vous lirez – ou non – deux explications. L’une concerne José Bové, l’autre le loup, auquel j’ai consacré l’une de mes premières interventions ici, le 30 août dernier (http://fabrice-nicolino.com). L’ensemble est long, et rien ne vous oblige, cela va de soi.

Si je reviens ce mardi sur José Bové, c’est que mon papier d’hier m’a valu de sérieuses critiques, directement sur ma boîte à lettres électronique, parfois aussi sur ce blog. J’ai peiné des lecteurs, j’en ai indigné d’autres, qui ne comprennent pas pourquoi je m’en prends à José.

Eh bien, j’assume. Mais d’abord, je rappellerai que j’ai pris soin de (re)dire mon estime pour l’homme. Je ne tente ni ne veux m’attaquer à cet être-là, mais je crois avec force qu’il est comptable des espoirs qu’il a fait naître. Et nul doute, selon moi du moins, qu’il fait fausse route, et que nous perdons pied tous ensemble.

La controverse fait peur. La polémique semble aujourd’hui de la seule colère, une survivance imbécile de temps anciens, donc barbares. J’estime, tout au contraire, qu’elle est plus indispensable qu’elle n’a jamais été. C’est en frottant les points de vue, écorchures comprises, qu’on peut espérer y voir un peu plus clair. C’est en secouant la boîte crânienne qui nous sert d’esprit que nous avancerons peu à peu, au risque de l’erreur.

Car bien entendu, je ne prétends aucunement avoir raison. Cette dimension de l’affaire m’indiffère. Je pense quelque chose, quelque chose d’assez sincère et argumenté pour être proposé ensuite. Le reste s’appelle la liberté. Et puis, j’ajouterai que la crise écologique planétaire pose des questions d’une gravité et d’une complexité telles qu’elle implique de changer jusqu’à notre regard le plus anodin. Quel que puisse être l’avenir, il aura bouleversé le paysage, tant physique que mental, au point que nul ne reconnaîtra les lieux.

Il ne suffit pas, je le crains, d’admettre que tout devra changer. Il faut s’y préparer. Il faut accepter l’évidence que nous devrons batailler, souvent contre nous-mêmes. Qu’y puis-je ? Un dernier point tout à fait provisoire : je ne suis pas un gourou. Je ne mènerai aucune armée à la bataille. Je ne suis qu’un parmi nous tous. Je ne vénère pas Sartre, il s’en faut de beaucoup, mais j’ai toujours eu une tendresse pour Les Mots. Ce livre contient une phrase qui est mienne à jamais : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».

Un deuxième papier, avec votre patience. Le 30 août donc, j’ai écrit ici une critique du livre de Jean-Marc Moriceau consacré au loup en France, et à ses facéties. Un naturaliste que je respecte de longue date, Roger Mathieu, en a pris ombrage, et m’a répliqué avec beaucoup d’intelligence et de savoir. Pour comble, le 11 septembre, j’ai donné une chronique au quotidien La Croix, dans laquelle je revenais sur le livre de Moriceau, en aggravant mon cas. Cette chronique commençait ainsi : « Je me suis trompé, j’ai eu tort. C’est loin d’être tragique, mais je crois que cela vaut la peine d’être rapporté. Pendant quelques années, j’ai collaboré bénévolement à une revue naturaliste appelée La voie du loup. Créé après le retour du loup en France – daté de 1992 -, ce bulletin défend sans détour la présence du grand prédateur dans nos montagnes.

Au cours de multiples discussions avec des « amis » du loup, j’ai toujours entendu dire que l’animal n’attaquait pas l’homme. Jamais. Ou bien dans des circonstances extrêmes, par exemple au cours de terribles conflits ou d’épidémies. Ou encore pour cause de rage. J’avoue avoir cru pleinement cela et l’avoir abondamment propagé, partout où je le pouvais ».

Une amie de longue date, Florence Englebert, rédactrice-en-chef de La Voie du loup, m’a envoyé une lettre violente, estimant que je faisais un amalgame insupportable entre ce bulletin et les « amis » du loup évoqués, fourvoyés selon moi dans l’aveuglement.

La vérité, ma vérité du moins, c’est que je mets pas dans le même sac le bulletin et les aveugles. Mais je dois aussi reconnaître que j’ai été très maladroit, et que j’aurais dû mieux distinguer ce qui devait l’être. Donc, coupable, si l’on veut. Mais pas seulement. Car en réalité, j’ai trouvé déplorable la réaction très vive – elle a écrit à La Croix pour un droit de réponse ! – de Florence.

Brusquement, et parce qu’elle se sentait visée, la critique devenait insupportable. Et moi, qui ai constamment défendu le bel animal, et de bien des manières, je devenais un malotru, pis peut-être. Eh non ! Une nouvelle fois, et je me répète, nous avons un besoin forcené de liberté de l’esprit. Certes, il faut absolument faire attention aux personnes. Oh oui ! Je dois avouer que je vais parfois un peu loin, et qu’il me faut donc mieux réfléchir à cet aspect de la critique publique. Mais enfin, qui croira jamais qu’on ne peut étriller jusqu’aux militants de la cause écologiste ?

Dernier point, Jean-Pierre Raffin. Je connais ce monument historique de la protection de la nature depuis 1991. J’ai un immense respect pour son parcours impeccable, son savoir, sa gentillesse. Ancien prof de fac, président honoraire de France Nature Environnement, ci-devant député européen, longtemps président du conseil scientifique du parc national des Écrins, Jean-Pierre est un homme formidable.

J’ai donc été marqué par la lettre qu’il m’a envoyée à la suite de ma chronique dans La Croix, dont il est un fidèle lecteur. Il était en colère, et insistait sur le fait que, contrairement à ce que je sous-entendais – selon lui, pas selon moi -, le bulletin La Voie du loup n’avait jamais caché la réalité d’attaques du grand carnivore sur l’homme.

En homme de bien qu’il est, Jean-Pierre m’annonçait au passage qu’il allait lire avec une grande attention le livre de Moriceau, et en novembre, il m’adressait un second message par lequel il me livrait ses commentaires. Son courrier était du plus haut intérêt, mais comme il m’arrive, je l’avais mis de côté, puis oublié.

Or ces jours-ci, à l’occasion des échanges de voeux, Jean-Pierre m’a fort justement rappelé cette lettre restée sans réponse. Et j’ai aussitôt pensé que je devais la rendre publique, ici en tout cas. Car la critique de Jean-Pierre est bien meilleure que la mienne. Son savoir sur la question est aussi, soit dit en passant, bien plus grand que le mien. Je m’étais contenté de la lumière apparente du livre de Moriceau. Jean-Pierre en scrute les ombres, bien réelles. Je suis donc ravi de vous livrer ci-dessous le texte que m’a adressé Jean-Pierre Raffin.

 

 

Cher Fabrice,

Après ton papier dans la Croix du 11 septembre et notre échange épistolaire, j’ai donc lu l’ouvrage de Moriceau sur le « méchant loup » et te livre quelques réflexions sur cet ouvrage.

Dans le même temps que je me plongeais dans Moriceau, je lisais le livre d’un historien américain, R.O. Paxton, « le fascisme en action » : aucun rapport sur le fond, bien sûr, mais une comparaison sur la méthode. À chaque fois que Paxton réfute ou soutient une thèse, il donne les références exactes : écrits ou propos publics et avance les arguments qui lui permettent de contrer ou d’approuver, c’est donc un travail sérieux.

Ce n’est pas le cas du livre de Moriceau sur certains points. L’axe de son livre est de vouloir apporter des éléments pour réfuter un « discours idéologique » notamment sur l’innocence du loup dans le cadre d’un débat opposant lycophiles et lycophobes (cf. les pages 14, 15, 19, 84, 403, etc. ). Mais, jamais, tout au long des 510 pages du corps de son livre, Moriceau ne cite un seul auteur ayant dénié des attaques de loups sur l’homme, ce qui laisse perplexe sur le sérieux d’une approche qui n’identifie pas la thèse combattue. Le « on » n’est pas une catégorie scientifique.

L’essentiel des données recueillies provient de la compilation de registres paroissiaux et Moriceau avance, à juste titre (p.55) que la plupart des curés de campagne étaient des témoins fiables, « savaient beaucoup mieux distinguer un loup qu’un certain nombre de nos contemporains laïcs et citadins » et de ce fait sont des « informateurs hors pair » même s’il convient de faire preuve de vigilance par rapport aux témoignages anciens comme l’auteur le signale lui-même (p..19).

Mais alors, pourquoi, ensuite, ne respecte-il plus ces informateurs ? En effet, on constate que Moriceau attribue, de son propre chef, sous la rubrique « attaques de loups anthropophages » des attaques imputées par ces informateurs « hors pair » non pas à des loups mais à des « bête inconnue », « bêtes féroces », « bêtes sauvages », « loups et autres bêtes sauvages », « loups et chiens » voire « ours » ? Si l’on comprend que cette rubrique rapporte les attaques identifiées par ces informateurs « hors pair » comme dues à des loups ou « à la (les) bête(s) féroce(s) », terminologie qui fait souvent allusion à un ou des loups connus dans le secteur, on comprend mal que lorsque l’informateur « hors pair » reste dans le doute et parle d « ’une bête », d « ’un animal inconnu ».

Moriceau ne fasse pas preuve de la même réserve. De deux choses l’une ou ces informateurs sont effectivement « hors pair » et alors il faut leur faire confiance y compris dans leurs doutes et incertitudes ou alors ils ne sont pas fiables et dans ce cas l’exploitation de leurs relations est pour le moins aléatoire. Cela ne change rien au problème de fond (hommes attaqués par des loups) mais cela conduit à une certaine suspicion sur le sérieux du chiffre de 3000 attaques annoncé dans le titre de l’ouvrage. Il aurait été plus rigoureux d’établir trois listes, l’une des attaques clairement attribuées au loup, une ou les attributions sont incertaines ou paraissent peu vraisemblables (hyène, once, ours, etc.) et une où les informateurs sont eux-mêmes restés dans le doute (une bête inconnue, une bête sauvage, un animal féroce).

Il est par ailleurs curieux que l’auteur dans la présentation de son travail fasse passer la question de l’identité des animaux ayant attaqué l’homme après celle du relevé des attaques, comme si l’affaire était entendue et que l’identité réelle de l’attaquant était une question secondaire. Il est gênant que l’on ne sache pas de manière claire sur quel matériel l’auteur a établi son analyse. En effet, il est, dans le texte, tantôt question de 3000 actes de décès répertoriés de 1580 à 1830, tantôt d’un échantillon (1855 cas) de l’ensemble des victimes recensées de loups prédateurs de 1571 à 1870 (fig. 8) alors que le corpus des attaques (je me limite aux loups anthropophages) va de 1421 à 1918. Si j’ai bien compris, Moriceau, n’a, en fait, analysé que l’échantillon ci-dessus mentionné, ce qui rend difficile la lecture de différents tableaux fournis en annexe qui ne s’inscrivent pas dans les mêmes pas de temps.

Les démonstrations sur l’identité réelle ou supposée du loup comme attaquant (chap. IX) par rapport à d’autres possibilités me semblent sujettes à caution.

Loups-lévriers (pp. 307-308) ?

Moriceau ignore manifestement qu’il existe une race de chien à poils rudes, l’ « Irish Wolfhound » sélectionnée en Irlande avant notre ère pour la chasse au loup et à l’élan , race très utilisée en Europe continentale à partir du XV° siècle justement pour courir le loup. C’est l’un des plus grands chiens qui soient (une soixantaine de kilos.), à allure de lévrier (il y a quelques années l’animal figurait sur une pièce de monnaie irlandaise) et il semble qu’il puisse être facilement confondu avec un loup Il n’y a donc pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heure avec des hybrides loups-lévriers !

Loups-cerviers (pp. 308-309) ?

Les arguments avancés pour écarter l’éventualité de l’attaque par lynx ne sont pas très convaincants. Le poids des proies humaines trop important pour le lynx ? Moriceau démontre que nos ancêtres, notamment les enfants étaient beaucoup plus chétifs qu’aujourd’hui (pp. 377-379 ) , or l’essentiel des attaques attribuées à des loups-cerviers telles que répertoriées dans les annexes (tableaux 47 A, B, C et D ) concerne justement des enfants de moins de 10 ans (contrairement d’ailleurs à ce qu’écrit Moriceau p. 308). Ainsi sur un échantillon de 14 relations d’attaques (dont certaines indiquent, sans plus de précisions, « plusieurs enfants ), 10 fournissant l’âge dont 8 concernent des enfants de 10 à 2 ans. Or le lynx peut s’attaquer à des proies d’une centaine de kilos. (renne) même si son ordinaire se situe entre 15 et 30 kilos (chevreuil).

On s’étonne que Moriceau qui cite Rollinat (1929) ne cite pas Lavauden (1930) écrivant « Dans la hiérarchie des animaux redoutables, le loup ordinaire doit céder le pas au loup-cervier. Un homme vigoureux, ayant courage et sang-froid, pourrait à la rigueur, sans armes, triompher de l’attaque d’un vieux loup. Dans un combat avec un lynx, il succomberait à coup sûr. Et si, parmi nos fauves, le lynx est le plus dangereux, il est aussi le plus féroce. Son goût du carnage est sans limites. ».

On s’étonne également que Moriceau qui invoque la polysémie pour écarter l’identité lynx –loup-cervier notamment aux XVII-XVIII ° ne cite pas Gaston Fébus qui écrit dans son Livre de chasse rédigé en 1387 à propos du lynx : « les uns les appellent lous-cerviers, les autres chatz-lous » ou Kempf, plus récent (1979), un spécialiste du lynx qui répertorie les divers noms donnés à l’animal (loup-cervier, loucerve, chat-loup, lonce, loup-cervin).

Bref si tout ceci n’atteste pas que toutes les attaques attribuées à des loups-cerviers doivent être imputées à des lynx, le moins que l’on puisse dire est qu’il peut y avoir doute et que le « incontestablement, la qualité de loup-cervier n’a donc rien à voir avec le lynx » de Moriceau (p. 310) est pour le moins péremptoire.

Écrivant (p. 348), « Quand bien même l’agresseur n’aurait pas été identifié nommément dans tous les actes, il est bien difficile, sous nos latitudes, d’imaginer- en dehors de quelques très rares exceptions, toujours possibles- d’autres prédateurs que le loup anthropophage », Moriceau élude la question car il n’explique pas à quel autre prédateur il fait allusion lorsqu’ il envisage « de très rares exceptions » et comment il en apprécie le caractère exceptionnel. C’est de l’ordre de l’affirmation et non de la démonstration. L’affirmation plutôt que la démonstration est d’ailleurs utilisée en d’autres passages du livre. Par exemple (p. 284), l’auteur avance que la raréfaction (sur quoi repose cette affirmation ?) du gibier « ardemment chassé depuis la révolution (…) conduisait bien des loups hors des forêts ».

Ce faisant, Moriceau semble relayer une opinion répandue selon laquelle la Révolution a largement ouvert la chasse au bon peuple français (c’est ce que prétend une partie du monde cynégétique et certains politiques brandissant à tout bout de champ 1789). Mais les choses ne se sont pas passées comme cela ! Effectivement en 1789, la chasse, alors réservée à la noblesse et à certains propriétaires, a été ouverte à tous notamment après intervention de Robespierre, mais devant les dégâts causés aux cultures et après de multiples plaintes en particulier, de maires, l’Assemblée nationale s’est empressée de voter le 30 avril 1790 une loi réservant la chasse aux seuls propriétaires ! Par ailleurs, il est amusant de constater que l’historien Robert Delort (Les animaux ont une histoire. 1984) attribue l’importance des effectifs de loup au début du XIX° à une « prolifération du gibier », c’est-à-dire , l’exact contraire de ce qu’invoque Moriceau …

Tuer et dévorer (chap.X)

Il manque manifestement une comparaison entre les conclusions de Moriceau sur la prédation du loup sur l’homme (modalités d’attaque, de capture, de consommation, etc.) tirées des descriptions recueillies pour l’essentiel dans les registres paroissiaux et ce que l’on sait de la prédation du loup aux travers des travaux menés sur la biologie de l’espèce, par exemple en Amérique du nord, dans les Balkans ou en Russie. Ce sont des travaux contemporains qui ne sont peut-être pas directement transposables à ce que pouvait être le loup jadis.

L’on peut certes imaginer que les différents aspects du comportement d’un loup anthropophage étaient différents de ceux d’un loup simplement prédateur de faune sauvage mais encore faudrait-il étayer cette éventualité. Une comparaison aurait permis un éclairage qui manque dans ce livre. Par exemple, la décapitation de victimes par des loups anthropophages intrigue (à signaler que la décapitation des proies est signalée pour le lynx…). De même manque-t-il une comparaison avec les attaques actuelles sur homme en Inde auxquelles il est fait allusion (p.499).
La référence à un traité de vénerie du XVI° siècle est quand même bien succincte !

On ne peut que s’étonner d’un certain anthropomorphisme dans le langage dont use Moriceau. Laisser entendre que le loup égorge sa victime, voire même lui arrache la langue (p.347) pour qu’elle n’alerte pas le voisinage ne peut que faire sourire ceux qui étudient les comportements animaux et donnerait à penser que ces loups-là pratiquent également la bipédie. On trouve ailleurs cette touche d’anthropomorphisme quand Moriceau (p.308) écrit , à propos du lynx : « comment un simple lynx aurait-il pu venir à bout de proies humaines souvent âgées de plus de 10 ans (ce qui ne ressort pas de l’inventaire des attaques attribuées au loup-cervier. cf. ante) et les traîner sur plusieurs dizaines de mètres dans un repaire pour les consommer à discrétion, sans risquer d’être dérangé ? ». On voit poindre l’image du repaire où vont se réfugient, après leur forfait, des brigands pour se partager un butin volé. Il y a quand même un petit problème, le lynx a plutôt tendance à consommer sa proie sur place et à rester plusieurs jours (voire semaines) à proximité de l’endroit où il l’a capturée…

En résumé, si Moriceau utilise de manière fort intéressante les témoignages recueillis (par exemple : saisonnalité et spatialisation des attaques, répartition par classes d’âges des attaqués, différence entre loups anthropophages et loups enragés, etc), d’autres aspects ne me semblent pas aussi pertinents (identité des prédateurs, validation des attaques répertoriées). Je ne suis pas aussi enthousiaste que toi à propos de ce livre. L’accumulation de données ne fait pas forcément un bon travail surtout si leur interprétation est hâtive.

Sur l’une des questions de fond : le loup a-t-il ou non attaqué l’homme en Europe et en France, Moriceau n’apporte rien de nouveau. Rollinat (1929), Hainard (1948), Ortalli (1973), Delort (1984) l’écrivaient déjà tout comme de Beaufort (1987-1988), Carbone (1991-2003), Linnell (2002), Baratay (2003) ou le dossier publié par la Voie du Loup en 2006. Sur l’importance numérique de ces attaques, le chiffre avancé de 3.000 attaques me semble relever plus du sensationnalisme que d’un tamisage sérieux des données recueillies.

On ne voit donc pas pourquoi « ceux qui plaident depuis quinze ans en faveur du loup » (dont je ne suis ni un porte-parole ni un contempteur) auraient dû entonner un péan comme tu regrettais qu’ils ne l’aient point fait dans ton papier du 11 septembre. Je ne vois pas non plus pourquoi il faudrait invoquer une « gêne évidente » pour expliquer un silence qui n’est peut-être dû, après tout, qu’au rythme de parution des bulletins des zélateurs du loup.

Enfin, je connais d’autres travaux de Moriceau, notamment ceux qui ont trait à l’élevage en France que j’ai approchés dans le cadre d’un colloque organisé chez moi, en Brionnais, en 2004. J’aurais aimé retrouvé dans son travail sur le loup la même rigueur. J’ai bien l’impression que, comme l’écrivait Delort (1984), le livre de Moriceau s’inscrit dans le cadre de cette réflexion « Il y a donc quelque chose qui bloque toute curiosité, toute objectivité humaine dans l’étude et la présentation du loup »…

Bien amicalement,

 

J-P. Raffin

Faut-il soutenir José Bové ?

Bové en grève de la faim contre les OGM. Je me demande à voix haute ce que j’en pense, et ce n’est pas du bien. Je connais José Bové depuis longtemps, peut-être pas très loin de vingt ans. Bien avant son opération contre le Mac Do de Millau, j’ai rencontré celui qui n’était encore qu’une figure locale du Larzac. J’ai mangé à sa table, dormi chez lui à Montredon, et je l’ai apprécié. C’est un homme sincère, c’est un combattant.

Jadis, dans les années 80 et 90, le Larzac était synonyme de ringardise. Avant que la roue ne tourne, ceux qui osaient rappeler ce que fut cette bagarre admirable se faisaient rabrouer, parfois ridiculiser. Je me rappelle être allé, en 1991, fêter les vingt ans de cette mobilisation, à Montredon justement. Nous étions une poignée, cent peut-être en comptant les chats et les chiens, à nous souvenir. José était là, bien entendu.

Quand il est devenu si célèbre, en 1999, j’en ai été heureux. Il incarnait alors une très haute figure du refus. De l’agriculture et de l’alimentation industrielles. D’un système tournant le dos aux paysans, pactisant avec leurs ennemis mortels, indifférent au sort du Sud. Je rappelle pour mémoire les liens puissants que José avait noués, au fil des décennies, avec les Kanaks ou les Polynésiens de Tahiti. Oui, en 1999, j’applaudissais à tout rompre.

Et aujourd’hui ? Non, c’est fini. José reste un homme pour qui j’éprouve de l’estime et même de l’affection. Mais je ne suis plus d’accord du tout. L’appareil des médias et de la représentation l’a visiblement détourné d’une partie de ses buts premiers. Et depuis des années déjà. Un sommet aura été atteint aux dernières élections présidentielles. S’enfermer comme il l’a fait dans une (mauvaise) candidature d’extrême-gauche, quelle régression ! Entouré par des conseillers très discutables, mais hélas peu discutés, il a prétendu, contre l’évidence, qu’on peut tout rassembler. La vieille culture productiviste – cette alliance avec les anciens staliniens, comme Jacques Perreux ! -, les mamours à Fabius – la patte de Denis Pingaud, pubeux socialiste -, les fonds de tiroir gauchistes, la décroissance, etc.

Comme je ne veux pas être méchant avec lui, je m’arrête là. Mais entre les deux tours, souvenez-vous, le rebelle acceptait brusquement une mission ridicule de la part de Ségolène Royal, sans donner la moindre explication sur le sens de cette reddition. Beaucoup de ses soutiens, dont je n’étais évidemment pas, en ont été écoeurés, mais sans seulement oser le lui dire, pour la plupart d’entre eux. Quelle tristesse !

Le voilà donc, depuis quelques jours, en grève de la faim contre les OGM, avec quelques amis. Je refuse pour ma part de soutenir ce mouvement, au risque évident de ne pas être compris. Mais je vais tenter de m’expliquer. Un, j’en ai marre de ces grèves de la faim qui ne servent plus qu’à attirer l’attention. Un tel mouvement est un acte grave, qui engage en vérité la vie. Je ne crois pas – et d’ailleurs je ne souhaite pas – que cela soit le cas. Cet engagement essentiel de la personne humaine perd peu à peu sa force et même sa signification.

Deux, José n’en fait plus qu’à sa tête. Fin octobre, alors que personne ne lui demandait rien, je l’ai entendu sur France-Inter, en direct, papoter aimablement avec Nathalie Kosciusko-Morizet, qu’il appelait par son prénom et tutoyait. Vous aimez peut-être cela. Je déteste. Mais le pire est qu’il profitait de l’occasion pour saluer et féliciter ce gouvernement à propos des OGM, sur fond de Grenelle de l’Environnement. Textuellement je crois : « Ce que j’ai entendu hier sur la question des OGM, j’ai trouvé que ça allait dans le bon sens. Je voulais quand même le dire publiquement parce que je n’ai pas l’habitude de faire des compliments et là, je pense qu’il y a eu des propos importants ». J’espère bien ne pas avoir été le seul à tempêter devant ma radio ce jour-là. Quel pouvait être l’intérêt d’un tel baragouin, sinon de parader ?

Trois, le combat des OGM est devenu d’arrière-garde. Je ne le dis pas par provocation. Au reste, l’arrière-garde est un point décisif de tout dispositif d’attaque, et je ne suggère pas de l’abandonner. Pas du tout ! Mais le fait est, très pénible, que les OGM sont partout dans le monde, sur des millions d’hectares. Notre mobilisation commune, en Europe et singulièrement en France, a été essentielle à bien des égards. Elle a permis de gagner du temps, un temps précieux pour convaincre, entraîner, résister. Et il faut évidemment poursuivre, et amplifier ce qui peut l’être.

Mais. Mais la machine a continué sa route. Et je suis convaincu qu’un grand débat national, hors toute gesticulation politicienne, est devenu nécessaire. Que faut-il faire aujourd’hui, compte tenu du rapport des forces réel, compte tenu des troupes disponibles, compte tenu d’éventuelles urgences écologiques et sociales ? Oui, que devons-nous faire ? Continuer de polariser l’attention sur les OGM, ou bien considérer aussi ce qui déferle ?

Je ne citerai qu’un exemple qui me touche de près. L’engouement en faveur des agrocarburants est une tragédie. Le développement de cette filière accroît la faim, détruit les forêts tropicales, aggrave la crise climatique. Pour la première fois depuis sa création dans l’après-guerre, l’agriculture industrielle ne parvient plus à masquer ses buts. Jusqu’ici, elle prétendait nourrir le monde. La voilà contrainte de reconnaître qu’elle n’a d’autre finalité que le business, quelles que soient les conséquences. C’est un tournant majeur.

Au moment où la FAO reconnaît pour la première fois que l’agriculture biologique peut nourrir tous les humains, j’y vois une ouverture sans précédent, une occasion historique de poser globablement la question de l’agriculture et de l’alimentation. S’il existe une priorité, elle est là, je le crois, et je l’écris donc.

La grève de la faim pour obtenir la clause de sauvegarde concernant le maïs Mon 810 me paraît dans ces conditions une diversion. Permettez-moi de dire que j’en suis désolé.

Une fin de dimanche avec les oiseaux

On ne sait jamais bien comment les choses viennent. Elles arrivent. À pied, à cheval, à tire d’ailes même. Je pensais à l’instant à un homme aujourd’hui oublié, Miguel Enríquez, dirigeant du Mir chilien abattu en octobre 1974. Et maintenant aux oiseaux de l’anse Saint-Martin, dans l’extrême nord du Cotentin. En janvier 1994 je crois bien, j’y ai croisé la route de trois personnages que je n’ai pas oubliés.

Le premier était alors un jeune homme – qui le connaît doit absolument le saluer de ma part ! – appelé Philippe Spiroux. Il avait failli rester barman, après une école d’hôtellerie, mais une rencontre inouïe avait changé le cours de sa vie. Le 19 avril 1987, Philippe n’avait que 21 ans quand il partit en balade pour la première fois avec Auguste Samson.

Auguste ! Je me rappelle pour ma part un petit homme, qui tenait encore, à 60 ans, un coin de terre et de ferme à Omonville-la-Petite, là où est mort Jacques Prévert. Je me souviens parfaitement de son regard, qui faisait penser au défunt cardinal Lustiger, des murs extérieurs couverts de nichoirs, des autocollants sur son tracteur, tous en défense des oiseaux et de la vie sauvage.

Mais revenons à 1987. Ce jour-là devait décider du destin de Philippe, qui racontait ainsi le grand jour : « Je suis tombé à la renverse ! Non seulement Auguste écoutait les oiseaux, mais il reconnaissait leur chant ! J’ai peu à peu tout redécouvert, mes sens, mon odorat, mes oreilles. Une oreille, mais c’est phénoménal, une oreille ! Prenez un ornithologue, masquez-lui la vue et jetez-le au fond d’une camionnette. Roulez et relâchez-le en pleine nuit quelque part. Immédiatement, à l’oreille, il vous dira où vous êtes : dans un marais, un faubourg, une friche, une lande, un bord de mer. Ah, Auguste ! ».

Eh oui, Auguste. Sept ans plus tard, lors de mon passage, il n’avait pas changé. Il me raconta comment il avait appris le nom de ses premiers oiseaux en lisant Le Chasseur français, dans les années 50 du siècle passé. Il existait alors, dans le journal des chasseurs – ne pas désespérer – une rubrique où le cri des oiseaux était reproduit phonétiquement. Et il ne fallait à aucun prix confondre le ou-roû-coû du pigeon biset avec le hou-rou-(ou) du colombin. Pensez.

Bref, Auguste devint un vertigineux ornithologue amateur, suivant ses chers oiseaux derrière les chevaux de ses labours, plus tard du haut de son tracteur. Traçait-il ses sillons comme il faut ? Mon histoire ne le dit pas. Mais il était devenu un maître, partageant volontiers son savoir unique avec les jeunes des environs.

Dont mon troisième personnage, Laurent Legrand, dont l’oreille fut éduquée en suivant pas à pas Augustin au long de ses champs. L’anse Saint-Martin, que j’évoquais au début, est un lieu d’une grande sérénité, et de repos, le soir venu, pour les oiseaux des rivages. Certain crépuscule, j’y surpris Laurent, qui observait à la longue-vue des mouettes mélanocéphales, un grèbe esclavon, quelque chevalier guignette de passage.

Ce n’était pas seulement beau, mais émouvant. Laurent m’avait réellement ému, car il était doté d’un sens des oiseaux et de la musique que j’ai rarement retrouvé depuis. Il savait par exemple reconnaître, à quelques dizaines de kilomètres de distance, des accents régionaux chez des rougequeues noirs. Et je trouvais splendide que ce jeune maçon, après une journée de rude labeur, trouve encore assez d’énergie pour regarder, écouter.

Le lendemain, je me suis perdu tout seul dans les dunes entre Hatainville et Carteret. Dans cette Mongolie approximative, les herbes folles formaient une chevelure vert-argent, face à la mer. Il y avait des oiseaux. Il y avait des milliers d’oiseaux dans les creux humides, semés de troènes, de sureaux et d’iris. Ma tête était pleine de leurs cris, pleine de tsîe, de tissip, de tsiului. Mais je n’ai jamais su ce qu’ils me disaient. Pour cela, il faut s’appeler Auguste. Il faut et il suffit d’être un magicien.