Je connais mal le philosophe Paul Ricoeur, mais je l’aime tout de même. Ainsi va l’esprit. Un entretien avec lui, paru dans un journal en 1991, avait attiré mon regard. Je ne me souviens plus que de cet extrait : « Les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous ». Et si c’était vrai ?
Je ne souhaite me faire que de vrais amis, ce qui mène parfois, mais pas toujours, à la solitude. Et en abordant la très délicate question de l’expertise et de la spécialisation, je risque bien de fermer à jamais certaines portes. Mais j’ai promis ici, au début de ce blog en août 2007, de rester au plus près de la liberté que la vie me concède. Et donc, en avant.
Trois noms pour rendre concret mon propos. Trois noms d’experts dans le domaine fort vaste de l’écologie. Je le précise pour garder une chance de serrer quelques mains, j’estime sincèrement les deux derniers de la liste. Mais pas le premier, que voici. Je vous ai déjà parlé de Radanne. Cet expert « vert » de l’énergie a un passé irréprochable et un présent détestable. Après avoir dirigé l’Ademe grâce à Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement de Jospin, il continue sa route en conseillant notamment les grands patrons. Je doute que cela soit pour des prunes, mais passons. Oui, passons, car je m’en fous. La question est de savoir quels conseils il donne.
Eh bien, la question est réglée : il apprend comment poursuivre le plus longtemps possible la dévastation du monde. Il y a quelques jours à peine, j’ai lu les propos de Rajendra Pachauri, Nobel de la paix et patron du Giec, ce grand machin scientifique qui travaille sur la crise climatique. Eh bien, Pachauri, Indien de l’Inde, disait entre autres ceci à propos de la voiture Tata Nano : « Cette voiture tient du cauchemar, syndrome du fiasco des politiques de transport public. Les pays en développement ou émergents sont imprégnés par les images de prospérité des pays riches ».
On s’en souvient peut-être, la Nano devrait coûter 1700 euros à l’achat, et donc envahir les rues et les têtes du continent asiatique, Inde en tête. Pour commencer. Ce pauvre – mais non, pauvre, il ne l’est pas – Pierre Radanne s’est publiquement et plusieurs fois félicité de cette terrible innovation, qui rapproche un peu plus la planète de la vraie tragédie. Des experts comme lui, je le dis, le monde n’en a pas besoin.
Autre personne digne d’intérêt : Guy Kastler. Je l’ai croisé plus d’une fois, et je lui reconnais sans détour un savoir incomparable en matière d’OGM. Paysan, écologiste, gros travailleur, intelligent et minutieux, il est l’homme des dossiers, et a rendu de grands services à la cause, comme on n’ose plus écrire. Néanmoins, la place qu’il a prise me dérange, car elle échappe désormais à la critique. Membre de la Confédération paysanne, responsable du beau réseau Semences paysannes, il a représenté les Amis de la terre au funeste Grenelle de l’Environnement.
Et l’ennui, qui n’est pas encore un drame, c’est que Kastler pense savoir mieux que quiconque. Notamment sur le dossier des OGM. D’un côté, c’est probablement vrai, mais de l’autre – voir Ricoeur supra -, c’est certainement faux. Il y a environ deux mois, un bon ami m’a demandé de signer une pétition simplement et radicalement anti-OGM, ce que j’ai fait. Et il m’a raconté que Guy Kastler faisait son possible pour que la direction de Nature et progrès – grande association bio -, dont il est très proche, n’ajoute sa signature au bas du texte. Pourquoi ? Parce qu’il avait passé des semaines à travailler sur des amendements et des formulations à placer dans le projet de loi promis au Grenelle par Borloo and co. Pensait-il que l’UMP allair suivre ses conseils avisés ?
D’un côté, je comprends Kastler, qui a cru de bonne foi qu’on pouvait obtenir enfin quelque chose, en étant un meilleur lobby que celui d’en face. Mais je conteste radicalement sa façon de faire. Car sa légitimité vient du mouvement, non l’inverse. Et la bataille contre les OGM n’est pas technique, on s’en serait rendu compte. Elle est politique et morale. Kastler, parce que le mouvement, il est vrai, l’a laissé faire, occupe désormais un territoire qui ne devrait pas pouvoir être le sien. Mais qui l’est.
Troisième exemple : Patrick Sadones. J’espère qu’il me pardonnera, car j’apprécie au plus haut point sa rigueur et sa ténacité. Ingénieur agronome normand, conseil de la Condéfération paysanne, Sadones est devenu un véritable contre-expert dans le domaine des biocarburants, qui me tient à coeur. Il a dépiauté des milliers de pages, assisté à un nombre incalculable de réunions où je serais mort d’ennui. Chemin faisant, il a détruit avec brio l’argumentaire des promoteurs des biocarburants, à commencer par l’étude biaisée réalisée à la demande de l’Ademe – de Pierre Radanne, soit dit en passant – en 2002.
Formidable ? Presque. Au passage, Sadones a versé dans la « technicisation » de la question des biocarburants. Comme si, au fond, tout cela n’était qu’une question de débat entre pairs. Comme s’il s’agissait d’une joute où le meilleur des dossiers finirait fatalement par l’emporter. On sent – je sens – chez lui la fierté, justifiée, d’en savoir davantage que la plupart de ses interlocuteurs. Mais aussi, et cela me désole, l’idée que les biocarburants pourraient éventuellement trouver leur place si leur bilan énergétique était aussi fameux que le prétendent les marchands. Et là, je le dis franchement, je ne le suis plus. Du tout. Du tout.
Ai-je fini ? Eh bien non, finalement, car un quatrième personnage m’est venu en tête tandis que je vous écrivais. Il s’appelle Bernard Rousseau, et c’est une personnalité de la protection de la nature. Car ce chercheur au CNRS a longtemps présidé France Nature Environnement (FNE), qui regroupe environ 3 000 associations locales et des fédérations régionales comme Alsace Nature, Bretagne Vivante – dont je suis membre -, ou encore la Frapna.
J’ai connu Bernard Rousseau il y a vingt ans, quand commençait le grand combat contre les barages sur la Loire et certains de ses affluents. Nous avons été proches quelque temps, au point que nous avons campé ensemble dans les gorges de l’Allier sauvage. Bernard est un pêcheur à la mouche étonnant, et moi, je le regardais lancer sa soie comme on sème aux quatre vents. C’était magnifique.
Ensuite ? Bernard a toujours combattu pour des rivières vivantes, et il a mis son grand savoir technique et scientifique au service de la bagarre sur la Loire. Il y a fait un travail crucial de démontage de la logique des aménageurs fous, exprimant fort bien une autre rationalité. Et là-dessus, le temps a passé, et là-dessus nous nous sommes perdus de vue.
Il devenait un président. D’abord de l’association Nature-Centre, à Orléans, puis de la grande FNE, comme j’ai dit. Mais sans seulement s’en douter, il était aussi passé à côté de l’essentiel. Selon moi, cela va sans dire. Intégré, « institutionnalisé » sans qu’il y ait eu besoin de le forcer, Bernard Rousseau était devenu un interlocuteur convenable, apprécié de tous les services de l’État. Un alibi ? Il me faudrait y réfléchir, je ne veux pas régler la question ici.
En tout cas, un excellent invité permanent pour toutes discussions officielles. Parallèlement, il se séparait, plutôt mal, de certains des militants les plus en vue de la mobilisation contre les barrages. Il les critiquait durement, il moquait leur incapacité à défier les experts de l’autre camp sur leur terrain même. Car lui savait.
Et il avait raison, certes. Il en savait plus que quiconque. Mais il avait totalement perdu de vue le coeur de l’affaire : sans la mobilisation populaire lancée au Puy-en-Velay en 1988, rien ne serait jamais arrivé. Sans l’occupation des berges de la Loire pendant cinq ans, sans les folkloriques et merveilleux individus que j’ai déjà évoqués ici, le grand fleuve serait aujourd’hui barré, et tué. Voilà ce qu’on appelle la politique vivante et la pratique intelligente du rapport de forces. Toutes choses que n’a jamais comprises Bernard Rousseau. La surprenante victoire de la Loire aurait sans doute pu se passer de lui, malgré ses grandes et indiscutables qualités. Mais certainement pas de Martin Arnould, Régine Linossier, Roberto Epple ou Michel Soupet.
Voici l’heure de ma conclusion. Ouf, n’est-ce pas ? Les experts ont leur rôle et leur importance. Mais lorsqu’ils échappent au mouvement qui les a faits rois, il est temps de sonner le tocsin. Cette autonomisation de l’expertise, ces autoproclamations sans contrôle, cette absence de saine critique sont un signe de grave faiblesse. Ne nous y trompons pas, rien de cela ne pourrait se produire si le mouvement écologiste était fort, puissant, conquérant.
Je n’accablerai donc pas les experts dont je viens de parler, à la notable exception de Radanne, qui a choisi une voie indigne. Les autres sont le signe que la maturation n’est pas là. Que beaucoup d’efforts restent à accomplir pour bâtir un mouvement digne de ce nom, où le point de vue technique resterait à son rang. Et même si je ne veux vexer personne, je dois l’écrire : ce rang est subalterne. Subalterne et subordonné à une vision plus globale. Guidée donc par des impératifs qui s’imposeraient à tous les individus et à leurs rêves personnels. Encore un effort.